Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 316-322).


CHAPITRE XXX

ADIEU


Pour moi, j’étais arrivé au port, mais j’avais toujours sur les bras Alan auquel je devais tant.

De plus, je sentais comme un poids très lourd peser sur moi l’affaire du meurtre et celle de James des Vaux.

Le lendemain, je me soulageai de tout cela par un aveu à M. Rankeillor. Je lui dis tout, en nous promenant vers six heures du matin, devant la maison des Shaws, d’où je n’avais vue que sur des champs et des bois appartenant à mes ancêtres et devenus ma propriété.

Même en m’entretenant de ces graves sujets, je promenais mes yeux satisfaits sur ce panorama, et mon cœur bondissait d’orgueil.

Quant à mes obligations si claires envers mon ami, le légiste n’y faisait aucune objection. Je devais l’aider à n’importe quel prix à quitter le pays.

En ce qui concerne James, il fut d’un autre avis.

— M. Thomson, dit-il, c’est une affaire, et le parent de M. Thomson, c’est une tout autre affaire. Je connais mal les faits, mais de ce peu que je sais, je conclus qu’un grand personnage, que j’appellerai, si vous le voulez, le duc d’A.[1], y est quelque peu intéressé et l’on suppose même, disposé à montrer quelque animosité dans cette affaire.

Le duc d’A. est sans nul doute un excellent gentilhomme, mais M. David, timeo qui nocuere deos[2].

Si vous vous mettez en avant pour tromper sa vengeance, rappelez-vous qu’il y a un moyen d’exclure votre témoignage, et ce moyen consiste à vous mettre aux fers.

Alors vous vous trouveriez dans le même local que le parent de M. Thomson.

Vous ferez valoir votre innocence, mais lui aussi est innocent.

Et passer en jugement pour une accusation capitale, devant un jury des Hautes-Terres, au sujet d’une mauvaise affaire de Highlanders, avec un juge des Hautes-Terres comme président, cela vous mènerait à la potence par le plus court chemin.

Or, j’avais fait déjà tous ces raisonnements, et je n’avais pas trouvé de bonnes réponses à y faire.

Je feignis donc toute la naïveté possible, et je dis :

— En ce cas, monsieur, je devrais m’attendre à être pendu ? Pendu, n’est-ce pas ?

— Mon cher enfant, s’écria-t-il, au nom du ciel, faites ce que vous croirez juste.

C’est bien malheureux qu’à cette période de ma vie, je vous conseille d’opter pour le parti sûr et honteux, et je reprends mes paroles en m’excusant.

Allez, faites votre devoir, et soyez pendu s’il le faut, comme un gentilhomme.

Il y a pire chose au monde que d’être pendu.

— Il n’y en a pas beaucoup, monsieur, dis-je en souriant.

— Si, si, monsieur, s’écria-t-il, il y en a beaucoup.

Et il serait dix fois préférable pour votre oncle (pour ne pas chercher plus loin) qu’il se balançât au bout d’une corde, d’un air décent.

Sur ces mots, il retourna dans la maison (l’air toujours très enthousiaste, si bien que je vis qu’il était enchanté de moi) et alors il écrivit pour moi deux lettres, qu’il commentait à mesure qu’il écrivait.

— Celle-ci, dit-il, est pour ma banque, la Compagnie britannique des Toiles, qui vous ouvrira un crédit à votre nom.

Consultez M. Thomson, il saura comment s’y prendre, et vous, avec ce crédit, vous lui fournirez les moyens.

Je suis certain que vous ferez bon usage de votre argent, mais quand il s’agit d’un ami comme M. Thomson, j’irais même jusqu’à la prodigalité.

Quant à son parent, il n’y a rien de mieux à faire que d’aller vous-même trouver l’avocat, de lui conter votre histoire et d’offrir votre témoignage.

L’acceptera-t-il ? Le refusera-t-il ?

C’est une tout autre question, qui dépendra du D. d’A.

Mais pour que vous puissiez arriver muni de bonnes recommandations jusqu’au Lord avocat, je vous donne ici une lettre pour un homme qui porte le même nom que vous, le savant M. Balfour, de Pilrig, pour lequel j’ai de l’estime.

Il est préférable que vous soyez présenté par quelqu’un qui porte votre nom ; le laird de Pilrig est très considéré dans la Faculté, et il est en très bons termes avec le Lord avocat Grant.

À votre place, je ne l’accablerais pas de détails, et puis, savez-vous ? je crois qu’il serait inutile de mentionner M. Thomson.

Guidez-vous d’après le Laird, c’est un bon modèle.

Quand vous aurez affaire au Lord avocat, soyez discret ; et que dans toutes ces choses, le Seigneur vous conduise, monsieur David.

Sur ces mots, il prit congé et partit avec Torrance pour retourner à Queen’s ferry, pendant qu’Alan et moi, nous nous mettions en route pour la cité d’Édimbourg.

Comme nous suivions le sentier, et que nous passions près des montants de la grande porte et de la loge inachevée, nous ne cessions de nous retourner pour voir la maison de mes pères.

Elle s’élevait nue, immense.

Nulle fumée n’en sortait.

On eût dit un lieu inhabité, à cela près qu’à une des fenêtres de l’étage le plus élevé, on voyait la pointe d’un bonnet de coton qui allait et venait, avançait et reculait comme la tête d’un lapin à l’entrée de son terrier.

J’avais été bien mal venu à mon arrivée, encore moins bien traité pendant mon séjour, mais au moins on épia mon départ avec attention.

Alan et moi, nous fîmes lentement la route. Nous n’avions ni l’un ni l’autre le cœur à marcher ou à causer.

Une même pensée dominait en nous toutes les autres : c’était celle que l’heure de notre séparation se rapprochait, et le souvenir de tous les jours passés pesait tristement sur nous.

À la vérité, nous parlâmes de ce qu’il y avait à faire.

Il fut décidé qu’Alan resterait dans le comté, habiterait tantôt à un endroit, tantôt à l’autre, mais qu’une fois par jour il se rendrait à un certain endroit, où je serais en mesure de communiquer avec lui, soit en personne, soit par l’intermédiaire d’un messager.

En attendant, je devrais m’enquérir d’un certain légiste, qui, étant un Appin Stewart, méritait toute confiance.

Son rôle à lui consisterait à trouver un vaisseau et à assurer à Alan un passage sûr par mer.

La chose à peine conclue, il nous sembla que la parole nous manquait.

J’avais beau essayer de plaisanter avec Alan sous le nom de M. Thomson, et lui de me railler sur mes habits neufs et mon domaine. On eût très bien vu alors que nous étions plus disposés à pleurer qu’à rire.

Nous prîmes le sentier qui passe par-dessus la colline de Corstorphine, et quand nous arrivâmes à l’endroit appelé « Repose-toi et remercie », que nous vîmes au-dessous de nous les marais de Corstorphine, et devant nous la Cité et le château sur sa hauteur, nous nous arrêtâmes tous deux car nous savions, sans avoir besoin d’échanger un mot, que nous étions arrivés à l’endroit où nos routes se séparaient.

Alors, Alan me répéta ce qui avait été convenu entre nous, l’adresse du légiste, l’heure de la journée où je retrouverais mon compagnon et les signaux qui devaient être faits par la personne qui le chercherait.

Je lui donnai tout l’argent que j’avais sur moi (une ou deux guinées, remises par M. Rankeillor) pour qu’il ne mourût pas de faim en attendant.

Nous restâmes là un instant, et nous contemplâmes silencieusement Édimbourg.

Eh bien, adieu, dit Alan, en me tendant la main gauche.

— Adieu, dis-je, en lui serrant faiblement la main.

Et nous descendîmes la colline.

Aucun de nous ne regarda l’autre en face, et aussi longtemps qu’il fut en vue, je ne me retournai pas pour regarder l’ami que je quittais.

Mais, en me dirigeant vers la ville, je me sentis si isolé, que je fus sur le point de m’asseoir sur la digue, de pleurer et de gémir comme un petit enfant.

Il était près de midi quand je passai près de la West Kirk (église de l’Ouest) et du Marché au foin, et que je pénétrai dans les rues de la capitale.

La hauteur immense des édifices, qui avaient jusqu’à dix et quinze étages, les entrées étroites et voûtées qui ne cessaient de déverser un flot de passants, les marchandises étalées aux fenêtres des marchands, le vacarme, le mouvement continuel, les odeurs désagréables, les beaux habits et une foule de détails trop minces pour être cités, me plongèrent dans une sorte d’ébahissement, de stupeur, si bien que je me laissais dériver de côté et d’autre au gré de la foule.

Et cependant, je ne cessais de penser à Alan, à l’endroit nommé Repose-toi et remercie.

Pendant tout ce temps, malgré ma résolution de me laisser distraire par ces tableaux et ces nouveautés, je ressentais au dedans de moi une sorte de morsure glaciale comme un remords, de quelque chose qui n’était pas juste.

La main de la Providence me conduisit, dans le hasard de ma marche, à la porte même de la compagnie Britannique des marchands de toile.

Comment Alan parvint à s’échapper, ce qui advint du meurtre et quantité d’autres sujets intéressants, c’est ce que nous dirons peut-être un jour.

Mais pour ne pas être accusés de tourner court, nous nous hâtons de déclarer que tout alla au mieux pour l’un et l’autre, dans le sens humain et limité du mot bien et que ce qui leur arriva n’eut rien de déshonorant, et que quoi qu’il leur advînt, ils ne manquèrent jamais à eux-mêmes.



FIN



L’épisode qui suit Enlevé a pour titre Catriona.



  1. Le duc d’Argyle.
  2. Je redoute les Dieux qui ont prouvé leur malveillance.