Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 306-316).


CHAPITRE XXIX

JE RENTRE DANS MON ROYAUME


Alan passa quelques instants à battre la porte à coups redoublés, sans que ses chocs réveillassent autre chose que les échos de la maison et du voisinage.

À la fin pourtant, je pus entendre le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait lentement, et je devinai que mon oncle s’était mis à son observatoire.

Avec le peu de lumière qui régnait, il pouvait apercevoir Alan debout comme une ombre noire sur les marches.

Les trois témoins étaient cachés de sorte qu’il ne pouvait les voir, et il n’y avait rien qui pût inquiéter un honnête homme chez lui.

Néanmoins, il resta quelques instants à examiner silencieusement son visiteur, et quand il parla, sa voix était agitée par la crainte d’une imprudence.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, ce n’est pas une heure convenable pour de braves gens, et je n’ai rien à voir avec les faucons de nuit. Qui est-ce qui vous amène ? J’ai une espingole.

— Est-ce vous M. Balfour ? répliqua Alan, en reculant de quelques pas et fouillant les ténèbres du regard. Méfiez-vous de votre espingole, ce sont des armes dangereuses qui vous éclatent dans les mains.

— Qui est-ce qui vous amène ? Qui êtes-vous, demanda mon oncle d’un ton colère.

— Je ne suis pas du tout disposé à crier mon nom dans l’espace, dit Alan.

Quant à ce qui m’amène, c’est une autre affaire, qui vous intéresse plus que moi, et si vous êtes sûr que vous la trouverez à votre goût, je vais la mettre en musique et vous la chanter.

— Et qu’est-ce ? interrogea mon oncle.

— David, répondit Alan.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda mon oncle dont la voix se modifia étrangement.

— Faut-il que je vous dise le nom tout au long, alors ? dit Alan.

Il y eut un silence, puis :

— Je crois que je ferai mieux de vous introduire, fit mon oncle avec hésitation.

— Je le crois aussi, répondit Alan ; mais il y a une autre question : voudrai-je entrer ?

Je préfère vous dire ce que je pense.

Eh bien, je pense que c’est sur le seuil de cette maison que nous devons causer de cette affaire, là ou nulle part, vous entendez.

D’ailleurs, je vous apprendrai que je suis aussi entêté que vous, et que je suis un gentilhomme d’une meilleure famille.

Ce changement de ton déconcerta Ebenezer.

Il lui fallut quelques instants pour le digérer.

Puis il reprit :

— Bon, bon, s’il le faut, nous en passerons par là.

Et il ferma la fenêtre.

Mais il lui fallut longtemps pour descendre l’escalier et plus longtemps encore pour enlever les barres qui consolidaient la porte.

Je crois bien qu’il ne se décidait qu’à regret, et qu’il était saisi d’un nouveau sursaut de frayeur à chaque marche, et ensuite à chaque verrou, à chaque barre.

À la fin, pourtant, nous entendîmes grincer les gonds.

Il me sembla que mon oncle se glissait tout doucement au dehors, et qu’en voyant Alan reculer d’un pas ou deux, il s’était assis sur le dernier degré du perron, l’espingole toute prête, entre ses mains.

— Maintenant, dit-il, faites attention que j’ai mon espingole, et que si vous faites un pas de plus, vous êtes un homme mort.

— Voilà un accueil charmant, certes, fit Alan.

— Non, répliqua mon oncle, mais c’est une bien dangereuse manière de traiter les affaires, et je dois être en mesure d’y répondre. Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir, vous pouvez me dire ce qui vous amène.

— Eh bien, dit Alan, vous qui êtes un homme aussi intelligent, vous aurez sans aucun doute compris que je suis un gentilhomme des Hautes-Terres.

Mon nom n’importe nullement à l’affaire, mais le comté qu’habitent mes amis n’est pas loin de l’île de Mull, dont vous avez entendu parler.

Il paraît qu’un vaisseau s’est perdu dans ces parages.

Le lendemain même, un gentilhomme de mes amis, qui cherchait sur la côte du bois d’épaves pour faire son feu, rencontra un jeune garçon qui était à moitié noyé.

Il le remit sur pied. Lui et quelques autres gentilshommes le prirent et l’enfermèrent dans un vieux château en ruines, et depuis ce jour, il a occasionné de grandes dépenses à mes amis.

Ces amis-là sont un brin sauvages, et ils ne sont pas aussi forts sur le chapitre de la légalité que certaine personne que je pourrais nommer.

Ils ont découvert que le jeune garçon appartenait à une bonne famille, qu’il était votre propre neveu, monsieur Balfour, et ils m’ont prié de vous faire une petite visite, pour m’entendre avec vous à ce sujet.

Et je puis vous le dire tout d’abord, si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur certaines conditions, il est extrêmement probable que vous ne le verrez plus. Car mes amis, ajouta Alan d’un air naïf, mes amis ne sont pas très à leur aise.

Mon oncle toussa pour s’éclaircir la voix.

— Je ne m’en soucie pas beaucoup, dit-il. Après tout, il s’en fallait que ce fût un brave garçon, et je n’ai aucune raison pour intervenir.

— Oui, oui, fit Alan, je vois bien où vous voulez en venir, vous prétendez que vous ne vous souciez guère de lui, pour diminuer le chiffre de la rançon.

— Non, dit mon oncle, c’est la pure vérité. Je ne m’intéresse nullement à lui ; je ne paierai pas un penny pour sa rançon et vous pouvez en faire une église et un moulin. Pour ce que je m’en soucie…

— Ho ! monsieur, dit Alan, le sang est plus épais que l’eau, de par le diable ! N’auriez-vous pas honte d’abandonner le propre fils de votre frère !

C’est impossible, et si vous le faisiez et que cela vînt à se savoir, vous ne seriez pas très bien vu dans votre pays, ou je me tromperais beaucoup.

— Je ne suis pas déjà si bien vu, après tout, répliqua Ebenezer, et je ne sais pas comment la chose serait connue. Ce ne serait pas grâce à moi, oh ! non, ni grâce à vous et à vos amis. Donc, mon garçon, tout cela, ce sont des propos en l’air.

— Alors vous préférez que ce soit David lui-même qui vous le dise ? répondit Alan.

— Comment cela, demanda mon oncle d’un ton sec.

— Oh ! vous allez le voir, fit Alan. Mes amis ne demanderaient certes pas mieux que de garder votre neveu tant qu’il y aura quelque chance d’en tirer de l’argent, mais s’il n’y en a point, je suis convaincu qu’ils le laisseraient aller où il voudrait, fût-ce au diable.

— Oui, mais quant à cela, je ne m’en soucie guère plus, dit mon oncle, cela ne m’avancerait pas beaucoup.

— C’est ce que je pensais, dit Alan.

— Et pourquoi ? demanda Ebenezer.

— Pourquoi ? fit Alan. D’après ce que j’ai pu savoir, il peut arriver deux choses : ou vous aviez de l’affection pour David, et vous auriez payé pour le ravoir ; ou bien vous pouviez avoir les meilleures raisons du monde pour ne point le retrouver, et vous nous auriez payé pour le garder.

Il paraît que ce n’est point la première supposition qui est vraie ; soit ! Alors c’est la seconde, et cela, je suis enchanté de le savoir, voilà qui mettra plus d’une belle pièce d’argent dans ma poche et dans celle de mes amis.

— Je ne vous suis pas jusque-là, dit mon oncle.

— Non ? fit Alan. Eh bien, voyons, vous ne vouliez pas que le jeune garçon reparaisse. Eh bien, que voulez-vous qu’on en fasse, et combien paierez-vous pour cela ?

Mon oncle ne répondit pas et se retourna avec embarras sur son siège.

— Eh bien, monsieur, s’écria Alan, je désire vous faire savoir que je suis un gentilhomme ; je porte un nom de roi, et je n’entends pas passer mon temps à faire le pied de grue à votre porte. Vous allez me répondre, civilement, et cela tout de suite, ou je vous enfonce trois pieds de fer dans les entrailles.

— Ah ! monsieur, s’écria mon oncle en se redressant avec effort, donnez-moi une minute ! Pourquoi vous fâchez-vous ?

Je suis un homme sans façon et non pas un professeur de maintien, et je fais tout mon possible, moralement parlant, pour être poli.

Quant à vos propos menaçants, ils ne sont guère honorables pour vous. Mes entrailles, dites-vous. Et ne suis-je pas là, avec mon espingole, dit-il avec un ricanement.

— La poudre et vos vieilles mains ne sont pas plus promptes que des escargots en comparaison de la lame d’acier qui brille aux mains d’Alan, dit celui-ci. Avant que votre doigt tremblant ne se pose sur la détente, mon arme vous sera entrée dans le corps jusqu’à la garde.

— Eh ! mon garçon, qui vous dit le contraire ? fit mon oncle, faites comme vous voudrez.

On ne vous contrariera pas, je ne ferai rien pour vous déplaire. Dites-moi au juste ce que vous voulez, et vous verrez que nous arriverons parfaitement à nous entendre.

— Par ma foi, monsieur, dit Alan, je ne demande qu’à m’expliquer simplement. En deux mots, voulez-vous qu’on garde le jeune garçon ou qu’on le tue.

— Oh ! Seigneur ! s’écria Ebenezer. Seigneur, quel langage ?

— Qu’on le tue ou qu’on le garde ? répéta Alan.

— Qu’on le garde ! qu’on le garde ! gémit mon oncle. Pas d’effusion de sang, je vous prie.

— Bon, dit Alan, comme il vous plaira ; cela coûtera plus cher.

— Plus cher, s’écria Ebenezer. Souillerez-vous vos mains d’un crime ?

— Peuh ! fit Alan, c’est un crime dans les deux cas, n’est-ce pas ? Le tuer est plus facile, plus prompt, plus sûr.

Garder le garçon, c’est une ennuyeuse corvée ; une méchante affaire.

— Je veux pourtant qu’on le garde, répondit mon oncle. Je n’ai jamais voulu rien faire qui soit moralement coupable, et je ne veux pas commencer, pour faire plaisir à un sauvage Highlander.

— Vous avez de singuliers scrupules ! railla Alan.

— Je suis un homme de principes, dit simplement Ebenezer, et s’il faut payer pour cela, je paierai. En outre, ajouta-t-il, vous oubliez que c’est le fils de mon frère.

— C’est bon ! c’est bon ! dit Alan, maintenant parlons du prix. Ce n’est pas chose aisée pour moi de fixer un chiffre ; je voudrais d’abord savoir à quoi m’en tenir sur certains points ; je serais content, par exemple, d’apprendre combien vous avez donné la première fois à Hoseason.

— Hoseason ! s’écria mon oncle, pris au dépourvu, pourquoi ?

— Pour l’enlèvement de David, dit Alan.

— C’est un mensonge ! un noir mensonge, cria mon oncle ; il n’a jamais été enlevé.

Celui qui vous a dit cela vous a menti impudemment. Enlevé ! il ne l’a jamais été.

— Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas davantage la vôtre, fit Alan, et moins encore celle d’Hoseason, car c’est un homme à qui on peut se fier.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Ebenezer. Est-ce que Hoseason vous a dit.....

— Mais oui, vieil imbécile. Sans cela, est-ce que je le saurais ?

Hoseason et moi, nous sommes associés, nous faisons part à deux.

Alors vous voyez que cela ne vous sert à rien de mentir. Et je puis vous dire franchement que vous vous êtes conduit d’une façon stupide en mettant un vieux loup de mer, comme celui-là, de moitié dans vos affaires privées.

Mais ce qui est fait est fait ; comme on fait son lit, on se couche. Le point essentiel est celui-ci : quelle somme lui avez-vous payée ?

— Est-ce qu’il vous l’a dit lui-même ? demanda mon oncle.

— Cela, c’est mon affaire, répliqua Alan.

— Eh bien, dit mon oncle, peu m’importe ce qu’il vous a dit.

Il a menti. Et je le jure devant Dieu, la vérité est que je lui ai donné vingt livres.

Mais je veux être parfaitement honnête avec vous.

En outre de cela, il devait avoir le prix de la vente du jeune garçon dans la Caroline, ce qui devait lui rapporter tout autant, sans sortir de ma poche, comme vous voyez.

— Je vous remercie, monsieur Thompson. Cela fera parfaitement l’affaire, dit le légiste en s’avançant.

Et alors il s’adressa à mon oncle.

— Bonsoir, monsieur Balfour, lui dit-il avec force politesse.

— Bonsoir, oncle Ebenezer, dis-je à mon tour.

— Voilà une bien belle nuit, monsieur Balfour, ajouta Torrance.

Mon oncle n’articula pas un mot, pas un seul. Il resta assis, comme pétrifié sur le seuil en nous regardant d’un air stupéfait.

Alan lui escamota son espingole.

Le légiste, le prenant sous le bras, le fit lever de son seuil, le conduisit dans la cuisine, où nous le suivîmes tous, et l’assit sur une chaise près du foyer, où le feu était éteint.

À la lumière d’une mèche de roseau, nous le contemplâmes quelques instants, triomphant de notre succès et néanmoins apitoyés en quelque sorte par la honte de cet homme.

— Allons, allons, monsieur Ebenezer, dit le légiste, ne vous laissez pas abattre. Je vous promets que nous vous ferons des conditions très acceptables.

En attendant, donnez-nous la clef de la cave, Torrance ira nous y chercher une bouteille de vin de votre père, pour fêter l’événement.

Puis s’adressant à moi, et me prenant par la main :

— Monsieur David, dit-il, je vous souhaite de jouir de votre fortune, car vous l’avez méritée, à ce que je crois.

Enfin, il se tourna vers Alan, et lui dit d’un air plaisant et même narquois :

— Monsieur Thompson, agréez tous mes compliments.

L’affaire a été menée de main de maître. Mais il y a un point que je ne puis fixer dans mon intelligence.

Vous vous nommez James ou Charles ? Vous vous appelez George, peut-être.

— Pourquoi voulez-vous que ce soit un de ces trois noms-là ? dit Alan en se reculant un peu, en homme qui flaire une offense.

— Oh ! simplement parce que vous avez fait allusion à un nom royal, repartit Rankeillor, et comme il n’y a pas eu de roi Thomson, ou du moins comme sa gloire n’est point encore arrivée à mes oreilles, j’ai pensé que vous aviez voulu parler de votre nom de baptême.

Un coup de poignard comme celui-là, c’était bien ce qu’Alan devait ressentir le plus vivement, et j’avouerai volontiers qu’il le prit de très mal.

Il ne répondit pas un mot ; mais il alla jusqu’au fond de la cuisine, s’assit et se mit à bouder.

Il me fallut aller le chercher, lui prendre la main, le remercier en lui attribuant le principal rôle dans le succès de mon affaire.

Il eut d’abord un faible sourire, et finit par se décider à reprendre sa place au milieu de nous.

Pendant ce temps-là, on avait rallumé le feu, et débouché une bouteille.

On tira du panier tout ce qu’il fallait pour un bon souper, auquel Torrance, Alan et moi nous fîmes honneur.

Le légiste et mon oncle s’étaient retirés dans la pièce voisine pour traiter de l’arrangement.

Ils y restèrent enfermés pendant une heure.

Au bout de ce temps, ils s’étaient mis d’accord.

Mon oncle et moi, nous signâmes en bonne et due forme une convention.

D’après sa teneur, mon oncle exprimait sa reconnaissance à M. Rankeillor pour son intervention et promettait de me payer les deux tiers du revenu des Shaws.

Ainsi le mendiant de la ballade avait retrouvé son foyer, et cette nuit-là, quand je me couchai sur les coffres de la cuisine, j’étais un homme riche, et j’avais un nom à moi dans le pays.

Alan, Torrance et M. Rankeillor dormirent sur leurs dures couchettes, et même ils ronflèrent.

Mais moi qui avais couché à la belle étoile, dans la boue et sur des pierres, tant de jours et tant de nuits, si souvent le ventre vide, cette amélioration si grande dans mon sort me rendait plus faible qu’aucune des aventures fâcheuses d’autrefois n’avait pu le faire, et je restai éveillé jusqu’à l’aurore, contemplant le feu et faisant des projets d’avenir.