Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 206-217).


CHAPITRE XXI

LA FUITE À TRAVERS LA LANDE : LA BRÈCHE
DE CORRYNAKIEGH


Si tôt que paraisse le jour, au commencement de juillet, il faisait encore sombre quand nous arrivâmes à notre destination, qui était une brèche au flanc d’une grande montagne, brèche parcourue par un filet d’eau courante, et qui, sur un de ses côtés, se creusait en caverne dans un rocher.

Il y croissait des bouleaux qui formaient un joli petit bois, auquel succédait plus loin une forêt de pins.

Le ruisseau abondait en truites, le bois en pigeons ramiers. Sur la pente découverte de la montagne, les courlis ne cessaient de siffler, et les coucous étaient innombrables.

De l’entrée de la brèche, nous avions vue sur une partie de Mamore, et sur le bras de mer qui sépare ce pays d’avec Appin, et nous dominions tout d’une si grande hauteur, que je ne cessais d’admirer et que je restais assis pour contempler à loisir ce spectacle.

Cette brèche était connue sous le nom de Corrynakiegh.

Bien qu’à raison de son altitude et du voisinage de la mer, elle fût souvent masquée par des nuages, c’était en somme un séjour agréable, et nous y passâmes cinq charmantes journées.

Nous couchions dans la caverne, où nous nous étions fait une couchette avec un tas de bruyères coupées exprès ; nous employions comme couverture le grand manteau d’Alan.

Il y avait un endroit plus bas et caché, à un contour de la brèche, où nous eûmes la hardiesse de faire du feu, afin de nous réchauffer quand le temps était au brouillard, de faire cuire notre bouillie et de griller les petites truites que nous prenions à la main sous les pierres et les rochers qui surplombaient le ruisseau.

C’était notre principale occupation, notre principale distraction.

Cela ne servait pas seulement à ménager nos provisions pour des moments plus difficiles. Nous y mettions une sorte de rivalité qui nous amusait beaucoup.

Nous passions une grande partie de la journée au bord de l’eau, le corps nu jusqu’à la ceinture, et cherchant à tâtons avec les mains pour attraper le poisson.

Le plus gros que nous ayons pris pouvait peser un quart de livre, mais ils étaient bien en chair, de bon goût, et, grillés sur des charbons, il ne leur manquait qu’une pincée de sel pour être délicieux.

Tout le temps qui nous restait, Alan l’employait à m’apprendre le maniement de l’épée, car mon ignorance à cet égard le peinait grandement ; et en outre, comme il m’arrivait parfois de le vaincre à la pêche, il n’était pas fâché de recourir à un exercice où il avait la supériorité sur moi.

Il me faisait plus de mal qu’il ne fallait, car pendant toute la durée des leçons, il m’assaillait d’un tel torrent de reproches, et me poussait si vivement que j’ai pu croire qu’il voulait me traverser le corps.

Je fus plus d’une fois tenté de prendre la fuite, mais je tins bon malgré tout, et je tirai quelque profit de ces leçons, ne fût-ce qu’en apprenant à me tenir en garde avec un air assuré, ce qui suffit le plus souvent.

Aussi, bien que je n’aie jamais réussi à contenter mon maître, j’arrivai néanmoins à n’être pas trop mécontent de moi.

Pendant ce temps, vous pensez bien que nous ne perdions nullement de vue notre affaire principale, qui était de nous sauver.

— Il se passera bien de longues journées, me dit Alan dès le premier matin, avant que les habits rouges n’aient l’idée de fouiller Corrynakiegh, de sorte que nous devons faire prévenir James. Il faut qu’il nous trouve l’argent.

— Mais comment le faire avertir ? demandai-je. Nous sommes dans un désert, et nous n’osons pas en sortir ; à moins que nous ne chargions les oiseaux de porter ce message à travers les airs, je ne vois pas comment nous nous y prendrons.

— Ah ! dit Alan, vous êtes un garçon qui s’embarrasse pour bien peu.

Sur ces mots il se mit à rêver en regardant les cendres du feu, mais bientôt, prenant un morceau de bois, il en fit une croix, dont il noircit les quatre bouts dans le feu.

Puis il me regarda d’un air malin.

— Pourriez-vous me prêter votre bouton ? me dit-il. Cela peut vous sembler étrange que je vous redemande une chose déjà donnée, mais je vous avoue que cela me fait peine d’en couper un autre.

Je lui donnai le bouton, qu’il enfila à une bande prise sur le grand manteau, et qui lui avait déjà servi à attacher les deux morceaux de la croix ; il y attacha aussi une branchette de bouleau et une autre de pin, et cela fait, il contempla son œuvre avec satisfaction.

— Maintenant, dit-il, il se trouve, pas loin de Corrynakiegh, un petit clachan[1] qui se nomme Koalisnacoan.

Beaucoup de ses habitants sont de mes amis, auxquels je n’hésiterais pas à confier ma vie, et il y en a d’autres dont je ne suis pas très sûr.

Vous savez, Davie, notre tête est mise à prix. James lui-même est dans la nécessité de promettre de l’argent pour cela. Quant aux Campbells, ils ne reculeraient devant aucune dépense pour faire du mal à un Stewart.

Sans cela j’irais moi-même, coûte que coûte à Koalisnacoan, et je confierais ma vie aux mains de ces gens-là aussi aisément que je donnerais mon gant à garder au premier venu.

— Mais puisqu’il en est ainsi… dis-je.

— Puisqu’il en est ainsi, reprit-il, j’aime autant qu’on ne me voie pas.

Il y a des coquins partout, et ce qui est pire encore, des gens faibles.

Donc, quand il fera nuit, je me glisserai dans le clachan, et je placerai cet objet que vous m’avez vu fabriquer, à la fenêtre d’un bon ami à moi, John Breck Marcoll, un tenancier d’Appin.

— Je le souhaite de tout mon cœur, dis-je. Et s’il le trouve, que pensera-t-il ?

— Eh bien, répondit Alan, je souhaiterais qu’il ait plus de pénétration, car, ma foi, je crains bien qu’il n’y comprenne pas grand’chose.

Cette croix est un objet assez analogue à la cross-tarrie, ou croix de feu, qui sert de signal pour le rassemblement de nos clans ; néanmoins il comprendra bien que ce n’est pas le clan qui doit se rassembler, car l’objet est planté dans sa fenêtre, et aucun mot n’y est joint.

Alors il se dira à part lui : « Le clan ne doit pas se lever, mais il y a quelque chose. »

Puis il verra mon bouton, et reconnaîtra le bouton de Duncan Stewart.

Et il se dira à lui-même : « le fils de Duncan Stewart est dans la lande et il a besoin de moi ».

— Bien, dis-je, c’est possible, mais en supposant qu’il en soit ainsi, il n’y a pas mal de landes entre cet endroit-ci et le Forth.

— Cela est bien vrai, dit Alan, mais alors John Breck verra la branche de bouleau et la branche de pin, et il se dira, pour peu qu’il soit doué de quelque pénétration, ce dont je ne doute :

« Alan se trouve dans un bois où il y a à la fois des bouleaux et des sapins. »

Et il pensera aussi :

« Cela ne doit pas se trouver bien loin d’ici. »

Alors il viendra voir si nous ne sommes pas à Corrynakiegh.

Et s’il ne le fait pas, David, que le diable l’emporte ! Cela, je ne m’en soucie guère, car il n’y gagnera pas de quoi saler sa soupe.

— Eh ! mon cher, fis-je en plaisantant un peu avec lui, vous êtes tout à fait ingénieux, mais ne serait-ce pas plus simple de l’avertir en mettant un peu de noir sur du blanc ?

— Ah ! cela est une très bonne idée, monsieur Balfour de Shaws, répondit Alan sur le même ton narquois, et il eût été, en effet, bien plus simple pour moi de lui écrire, mais ce serait une rude besogne pour John Breck, que de lire. Il lui faudrait aller à l’école pendant deux ou trois ans, et peut-être n’aurions-nous pas la patience d’attendre tout ce temps-là.

Alan porta donc, cette nuit-là, sa croix de feu et la planta à la fenêtre du fermier.

Il était inquiet quand il revint.

Les chiens avaient aboyé, et les gens s’étaient précipités hors des maisons. Il avait cru entendre un froissement d’armes et voir un habit rouge sortir d’une porte.

Aussi pour parer à tout, nous passâmes la journée sur la lisière du bois en observations attentives, de manière que si c’était John Breck qui venait, nous fussions là pour le guider, et si c’étaient les habits rouges, nous eussions le temps de décamper.

Vers midi nous aperçûmes un homme qui descendait avec peine la partie découverte de la montagne, en plein soleil, et tout en s’avançant, regardait autour de lui en s’abritant les yeux avec sa main.

Dès qu’Alan l’eût aperçu, il lança un coup de sifflet. L’homme se retourna et se dirigea un peu de notre côté.

Alors Alan siffla de nouveau ; l’homme se rapprocha davantage, et d’autres coups de sifflet le guidèrent enfin vers l’endroit où nous étions.

C’était un homme en haillons, sauvage, barbu, d’environ quarante ans, les traits hideusement ravagés par la petite vérole, et qui avait l’air à la fois farouche et borné.

Bien qu’il ne parlât qu’un peu de mauvais anglais, Alan, selon son habitude, plein de délicatesse, ne voulut pas le laisser parler gaélique en ma présence.

Peut-être cette langue étrangère le faisait-elle paraître plus rétif qu’il ne l’était en réalité, mais il me sembla qu’il ne montrait guère d’empressement à nous rendre service, et que le peu qu’il en montrait était ce que la terreur lui en laissait.

Alan eût désiré qu’il se chargeât d’un message pour James, mais le fermier ne voulut pas entendre parler d’un message.

Il l’oublierait, disait-il de sa voix criarde.

— Il lui fallait une lettre, ou il nous laisserait là.

Je crus qu’Alan serait à bout de ressources, car dans ce désert nous n’avions rien de ce qu’il fallait pour écrire.

Mais il était homme de ressources à un point que j’ignorais.

Il fouilla le bois jusqu’à ce qu’il eût trouvé une plume de pigeon ramier, dont il tailla le bout, il se fit une sorte d’encre avec de la poudre tirée de sa corne et de l’eau du ruisseau, et déchirant un angle de sa nomination d’officier français, qu’il portait dans sa poche comme un talisman contre la potence, il s’assit et écrivit ce qui suit.


« Cher parent,

« Veuillez envoyer l’argent par le porteur, à l’endroit connu de lui.

« Votre affectionné cousin. A. S. »


Il confia cet écrit au fermier, qui promit de faire toute la diligence possible et l’emportant gravit de nouveau la montagne.

Il fut absent pendant trois jours entiers.

Le troisième jour, vers cinq heures du soir, nous entendîmes siffler dans le bois.

Alan répondit de même à cet appel, et aussitôt le fermier parut au bord du ruisseau, en nous cherchant du regard à droite et à gauche.

Il avait l’air moins bourru que la première fois. Évidemment il était charmé d’en avoir fini avec une commission aussi dangereuse.

Il nous donna des nouvelles du pays.

Les habits rouges y fourmillaient. Chaque jour on découvrait des armes et de pauvres gens étaient mis en peine. James et plusieurs de ses domestiques étaient déjà enfermés en prison au fort William, fortement soupçonnés de complicité.

On était convaincu, d’après les bruits qui couraient, que le coup de feu avait été tiré par Alan Breck.

Une affiche avait été mise en circulation, promettant cent livres de récompense à celui qui le livrerait ainsi que moi.

Les nouvelles étaient aussi mauvaises que possible, et le petit billet, que le fermier nous avait apporté de la part de mistress James, était d’une désolante tristesse.

Dans ce billet, elle suppliait Alan de ne pas se laisser prendre, l’assurant que s’il tombait aux mains des soldats, lui et son mari ne valaient guère mieux que s’ils étaient morts.

L’argent, qu’elle envoyait, était tout ce qu’elle avait pu réunir par des demandes ou des emprunts ; elle priait le ciel que nous puissions le mettre à profit.

Enfin elle ajoutait qu’elle joignait à sa lettre une des affiches qui donnaient notre signalement.

Nous lûmes cette affiche avec une vive curiosité, mêlée d’une certaine frayeur, un peu comme un homme se regarde dans un miroir, un peu comme on regarderait dans le canon du fusil d’un ennemi, pour voir s’il vous vise bien.

Alan était dépeint comme un homme de petite taille, marqué de petite vérole, agile, âgé de trente-cinq ans ou environ, coiffé d’un chapeau à plumes, vêtu d’un habit à basque bleu, à la française, avec des boutons d’argent et des dentelles très fripées, un gilet rouge et des culottes de peau noires.

Pour moi, j’étais représenté comme « un grand garçon bien bâti, d’environ seize ans, vêtu d’une vieille veste bleue, en très mauvais état, coiffé d’un vieux bonnet des Hautes-Terres, avec un long gilet en gros drap du pays, des culottes bleues, les jambes nues, chaussé des souliers des Basses-Terres avec les orteils à découvert ; parlant comme dans les Basses-Terres et imberbe ».

Alan fut assez content de voir son beau costume ainsi mentionné et détaillé, mais quand il en vint au mot « fripées », il regarda ses dentelles d’un air quelque peu mortifié.

Quant à moi, je trouvai que dans l’affiche, je faisais piteuse mine, mais j’en fus assez content, car depuis que j’avais quitté ces guenilles, le signalement avait cessé d’être un danger, il me servirait plutôt de passe-port.

— Alan, dis-je, vous devriez changer d’habits.

— Non, par ma foi, dit-il, je n’en ai pas d’autres. Et il ferait beau voir que je retourne en France, coiffé d’un bonnet.

Cela me fit songer à une chose : si je pouvais me séparer d’Alan avec ses habits si compromettants, je n’aurais point à craindre d’être arrêté, et je pourrais aller sans crainte à mes affaires.

Ce n’était pas tout : S’il m’arrivait d’être arrêté étant seul, il y avait peu de danger pour moi, mais si je l’étais en compagnie du prétendu meurtrier, mon cas prendrait plus de gravité.

Un mouvement de générosité m’empêcha de dire tout haut ce que je pensais, mais j’y songeais malgré tout.

J’y réfléchis encore davantage, quand le fermier présenta une grande bourse verte, contenant quatre guinées en or, et de la petite monnaie formant plus d’une demi-guinée en tout.

Sans doute c’était plus qu’il ne me restait.

Mais Alan était obligé d’aller en France avec moins de cinq guinées, tandis que n’en ayant pas tout à fait deux, je ne devais pas dépasser Queen’s ferry ; de sorte que tout bien pesé, la société d’Alan n’était pas seulement un danger pour ma vie, mais encore une charge pour ma bourse.

Aucune pensée de cette nature ne s’agitait dans la tête de mon honnête compagnon.

Il était convaincu qu’il me servait, m’aidait, me protégeait.

Que me restait-il donc à faire que de me taire, de ronger mon frein et de me résigner ?

— C’est bien peu, dit Alan en empochant la bourse, mais cela fera mon affaire. Et maintenant, John Breck, si vous voulez bien me rendre mon bouton, ce gentleman et moi, nous allons nous remettre en route.

Mais le fermier, après avoir fouillé dans un sac de peau velue, suspendu devant lui, à la façon des Hautes-Terres, bien que tout le reste de son costume fût celui des Basses-Terres avec des culottes de marin, le fermier donc se mit à rouler les yeux d’étrange façon, et bafouilla quelques mots qui devaient signifier : « Je crois bien que je l’ai perdu. »

— Hein ! s’écria Alan, vous auriez perdu mon bouton, qui était à mon père avant de m’appartenir ? Mais je vais vous dire ce que je pense, John Breck, je pense que c’est la plus laide besogne que vous ayez jamais faite depuis que vous êtes au monde.

Alan, en parlant ainsi, avait mis ses mains sur ses genoux. Il fixait le fermier, en souriant. Il avait dans les yeux cette lueur mobile de si mauvais augure pour ses ennemis.

Le fermier n’était peut-être pas un malhonnête homme. Peut-être aussi avait-il espéré nous tromper, se trouvant seul avec nous dans ce désert.

Il prit le parti de l’honnêteté comme étant le plus sûr. Du moins, il parut aussitôt avoir retrouvé le bouton, qu’il tendait à Alan.

— Bon, dit celui-ci, c’est très bien pour l’honneur des Maccolls.

Puis il me dit :

— Voici votre bouton que je vous rends, et je vous remercie de vous en être privé. C’était une preuve d’amitié qui s’ajoutait à tant d’autres.

Puis il fit ses adieux au fermier dans les termes les plus chaleureux.

— Car, dit-il, vous avez très bien agi à mon égard, vous avez mis votre cou en danger, et je vous donnerai toujours le nom de brave homme.

Enfin le fermier s’éloigna dans une direction, tandis qu’Alan et moi, nous en prenions une autre, après avoir réuni notre fortune pour continuer notre fuite.



  1. Un hameau.