Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 127-140).


CHAPITRE XIV

L’ÎLOT


Avec mon arrivée à terre commença la période la plus malheureuse de mes aventures.

Il était plus de minuit et demi, et quoique le vent fût brisé par la terre, la nuit fut très froide.

Je n’osai pas m’asseoir, par crainte d’être gelé, mais j’ôtai mes souliers et marchai de côté et d’autre sur le sable, les pieds nus, me battant la poitrine, et je me fatiguai extrêmement.

Je n’entendais rien qui révélât la présence d’homme ou d’animaux, pas un chant de coq, bien que ce fût l’heure où ils commencent à se réveiller, rien que le grondement de la houle au loin sur la mer, bruit qui me rappela à la pensée de mes dangers et de ceux que courait mon ami.

Cette marche au bord de la mer, à une heure aussi matinale, dans un endroit si désert, si solitaire, me frappa d’une sorte de frayeur.

Dès que le jour vint à poindre, je remis mes souliers et gravis une colline.

Ce fut la plus rude escalade que j’aie jamais faite.

À chaque instant je tombais entre de gros blocs de granit, ou je sautais de l’un à l’autre. Quand j’arrivai au sommet, l’aurore se montra.

Je n’aperçus aucun indice du brick, qui avait dû couler après avoir été détaché du récif.

Le canot, lui aussi, était invisible.

Il n’y avait aucune voile sur l’Océan, et sur terre, aussi loin que s’étendait ma vue, ne se montrait ni une maison, ni un homme.

J’étais effrayé en songeant à ce qui était advenu de mes compagnons de navigation ; je prenais peur à contempler plus longtemps une scène aussi vide. Et sans parler de mes vêtements trempés et de ma fatigue, mon estomac commença à me faire souffrir douloureusement de la faim, et j’avais assez de tourments sans ce surcroît.

Alors je suivis, dans la direction de l’est, la côte du sud.

J’espérais rencontrer une maison où je pourrais me réchauffer et peut-être aussi avoir des nouvelles de ceux que j’avais perdus.

En mettant les choses au pire, je me disais que le soleil ne tarderait pas à se lever et à sécher mes habits.

Bientôt ma marche fut arrêtée par une crique, ou échancrure, où pénétrait la mer, qui me semblait s’avancer assez profondément dans l’intérieur des terres ; comme je n’avais aucun moyen de la traverser, je dus nécessairement changer de direction jusqu’à ce que j’arrivasse à l’extrémité.

C’était bien encore la marche la plus fatigante.

En somme, non seulement toute l’île d’Earraid, mais encore le pays adjacent de Mull, qu’on nomme Ross, n’est pas autre chose qu’une succession de blocs granitiques, entre lesquels pousse un peu de bruyère.

Tout d’abord, la crique continuait à se rétrécir, comme je m’y étais attendu, mais bientôt, je fus surpris de m’apercevoir qu’elle s’élargissait de nouveau.

Je me grattai la tête, ne soupçonnant encore rien de la réalité, enfin j’arrivai à un endroit d’un niveau plus élevé, et il me vint soudain à l’esprit que j’avais été jeté sur un îlot stérile, et séparé de tout le reste de la terre par de l’eau de mer.

Au lieu du soleil qui devait se lever pour me sécher, ce fut la pluie, qui arriva avec un épais brouillard, de sorte que ma situation devint lamentable.

J’étais debout sous la pluie, je frissonnais, je me demandais avec embarras ce que je devais faire, jusqu’à ce qu’il me vînt à l’esprit que peut-être la crique pouvait être franchie à gué.

Je revins donc en arrière, jusqu’à l’endroit où elle était le plus étroite, et je m’y avançai.

Mais j’étais à peine éloigné à trois ou quatre pas du rivage que je fis un plongeon jusqu’aux oreilles, et si jamais on me revit plus tard, ce fut plutôt grâce à Dieu qu’à ma propre prudence que je le dus.

Cette mésaventure ne me mouilla pas plus que je ne l’étais, mais elle me glaça davantage, et après avoir renoncé à une nouvelle espérance, je me sentis plus malheureux qu’auparavant.

À ce moment même, je pensai soudain à la vergue. Puisqu’elle m’avait porté à travers la marée, elle me servirait bien pour franchir sans danger cette petite crique d’eau tranquille.

Là-dessus je repris, prêt à une nouvelle lutte, ma route, vers le sommet de l’île, pour la retrouver et la rapporter.

C’était un trajet fatigant à tous les points de vue, et si l’espoir ne m’avait pas soutenu, je me serais jeté à terre, renonçant à la partie.

Soit par l’effet de l’eau de mer, soit parce que j’avais un peu de fièvre, j’étais tourmenté par la soif, et il me fallut m’arrêter dans ma marche et boire de l’eau bourbeuse qui remplissait les creux.

Enfin j’arrivai à la baie, plus mort que vif.

Au premier coup d’œil, je m’aperçus que la vergue était plus loin que l’endroit où je l’avais laissée.

Et, pour la troisième fois, je m’avançai dans la mer.

Le sable était lisse, ferme et descendait en pente douce, de sorte que je pus marcher jusqu’à ce que l’eau arrivât à la hauteur de mon cou, et que les petites vagues clapotèrent sur ma figure, mais à cette profondeur j’allais perdre pied, et je n’osai pas aller plus loin.

Quant à la vergue, je la voyais se balancer doucement à une vingtaine de pieds de moi.

J’avais tenu bon jusqu’à ce dernier désappointement.

Aussitôt de retour à terre, je me jetai sur le sable et je pleurai.

Le temps que je passai sur l’île éveille encore en moi de si horribles souvenirs, que je ne dois pas m’y attarder.

Dans tous les livres que j’avais lus et où il était question de gens jetés à la côte, tantôt ils avaient les poches pleines d’outils, tantôt la mer jetait sur le rivage, comme si elle le faisait exprès, une caisse remplie d’objets.

Mon cas était tout autre.

Je n’avais dans mes poches que de l’or et le bouton d’argent donné par Alan, et comme j’avais été élevé en terrien, j’étais aussi à court de connaissance que d’outils.

Sans doute je savais que les coquillages passaient pour une bonne nourriture ; parmi les rochers de l’île je trouvai une grande quantité de patelles que d’abord j’eus grande peine à arracher de leur place, ne sachant pas qu’il fallait brusquer pour y parvenir.

Il y avait, en outre, quelques-uns de ces petits coquillages que nous appelons des buckies ; je crois que leur nom anglais est périwinkle (bigorneau).

Je fis mon repas de ces deux espèces, les dévorant tout froids et tout crus : j’avais si grand’faim que tout d’abord ils me parurent délicieux.

Peut-être n’était-ce pas le moment où ils sont mangeables, peut-être y avait-il je ne sais quoi de malsain dans la mer qui entourait mon île.

En tout cas, dès que j’eus fait mon premier repas, j’éprouvai du vertige et des nausées, et je restai longtemps étendu immobile, entre la vie et la mort.

Un second essai de la même nourriture, — et à dire vrai, je n’en avais pas d’autre, — produisit un meilleur résultat et me rendit des forces.

Mais pendant tout le temps que je passai sur l’île, je ne savais jamais à quoi m’attendre après avoir mangé.

Parfois tout allait bien, parfois je tombais dans un état pitoyable de faiblesse, et je n’arrivais jamais à reconnaître lequel de ces coquillages me faisait du mal.

Pendant tout ce jour, il plut à torrent. L’île était trempée comme une éponge. Impossible d’y trouver le moindre endroit sec, et lorsque je me couchai cette nuit-là entre deux éboulis qui formaient une sorte de toit, j’avais les pieds dans une flaque de boue.

Le second jour, je parcourus l’île dans tous les sens.

Il n’y avait pas d’endroit plus favorable l’un que l’autre : c’était partout la désolation, partout des rochers. Il n’y avait pas d’autres êtres vivants que des oiseaux sauvages que je n’avais pas les moyens de tuer, et les mouettes, qui, en nombre prodigieux, hantaient les rochers de la côte.

Mais la crique ou le détroit qui séparait l’île d’avec la terre ferme de Ross, s’élargissait au nord en une baie, qui s’ouvrait en face du détroit d’Iona.

Ce fut aux environs de cet endroit que j’établis mon séjour.

Et, pourtant, à la seule pensée d’un séjour à faire dans un tel lieu, j’aurais éclaté en larmes.

J’avais de bons motifs pour ce choix.

Il y avait dans cette partie de l’île une espèce de petite hutte semblable à une écurie à porcs, où les pêcheurs dormaient, la nuit, quand ils venaient exercer leur métier ; mais son toit de tourbe était tombé tout entier, de sorte que cette hutte ne m’était d’aucune utilité et ne m’abritait pas mieux que mes rochers.

Ce qui importait davantage, c’était que les coquillages, qui me servaient de nourriture, y étaient bien plus abondants.

Lorsque la marée était basse, je pouvais en ramasser une quantité à la fois, et c’était certainement un avantage.

Mais j’avais un autre motif plus sérieux.

Je ne pouvais en aucune manière m’accoutumer à l’horrible solitude de l’île ; je ne faisais que me retourner de tous côtés, comme un homme poursuivi et partagé entre la crainte et l’espoir de voir apparaître quelque créature humaine.

Or, d’un endroit situé un peu au-dessous du point culminant, du côté de la baie, je découvrais la grande et antique église, et les toits des maisons d’Iona dans une autre direction. Par-dessus les terres basses de Ross, je voyais la fumée monter le matin et le soir, indiquant la présence d’une habitation dans une partie du sol située en bas.

J’avais pris l’habitude de contempler cette fumée, quand j’étais mouillé et transi de froid, quand la solitude me troublait à moitié l’esprit. Alors je pensais au foyer flambant et à la société, jusqu’à ce que mon cœur s’échauffât.

Les toits d’Iona me faisaient la même impression.

D’ailleurs, cette vue que j’avais sur des créatures humaines, sur des séjours confortables, bien qu’elle ajoutât un aiguillon à mes souffrances, entretenait du moins l’espérance et m’encourageait à avaler mes coquillages, qui n’avaient pas tardé à me dégoûter. Elle me délivrait du sentiment d’horreur qui m’envahissait dès que je me retrouvais face à face avec les rochers morts, les oiseaux, la pluie et la mer glacée.

Je dis qu’elle entretenait l’espérance. En vérité, il me semblait impossible que je fusse condamné à mourir abandonné sur les rivages de mon propre pays, dans un endroit d’où on apercevait un clocher d’église et la fumée des habitations humaines.

Mais le second jour se passa.

Tant qu’il avait fait clair, j’avais surveillé d’un regard attentif pour apercevoir des bateaux dans le détroit ou les hommes passant sur le Ross. Aucun secours n’apparut dans ma direction.

Il pleuvait encore. Je me rendormis, aussi mouillé, souffrant cruellement de la gorge, mais peut-être un peu réconforté après avoir souhaité bonne nuit à mes plus proches voisins, les habitants de Iona.

Charles II déclarait qu’un homme pouvait passer plus de jours de l’année en plein air dans le climat de l’Angleterre que dans tout autre.

C’est fort beau pour un Roi qui habite un palais, et qui peut mettre des habits secs. Mais il dut avoir plus de chance après sa fuite de Worcester que je n’en eus dans cette île misérable.

On était en plein été, et pourtant il plut durant plus de vingt-quatre heures, et le temps ne s’éclaircit que dans l’après-midi du troisième jour.

Ce jour-là fut celui des incidents.

Dès le matin, j’avais vu un daim rouge, un mâle, avec de beaux andouillers, debout dans la pluie, au point culminant de l’île, mais à peine m’eut-il vu surgir de dessous mon rocher, qu’il détala au trot sur l’autre pente.

Je supposai qu’il avait traversé le goulet à la nage, tout en me demandant quel motif pouvait faire venir à Earraid une créature quelconque.

Un peu ensuite, comme je courais après mes patelles, je m’arrêtai au bruit que fit, en tombant, une pièce d’une guinée, qui tinta en touchant le roc et rebondit de là dans la mer.

Quand les marins m’avaient rendu mon argent, ils avaient gardé pour eux un tiers de la somme et aussi la bourse de cuir de mon père, et, depuis ce jour-là, j’avais gardé le reste dans une poche qui se fermait avec un bouton.

Je m’aperçus alors que cette poche devait être percée, et je me hâtai d’y porter la main.

Mais c’était fermer la porte de l’écurie après que le cheval s’est échappé !

J’avais quitté le rivage de Queen’s ferry avec cinquante livres environ ; je ne retrouvai plus que deux guinées et un shelling d’argent.

Il est vrai que plus tard je ramassai une troisième guinée, qui brillait sur du gazon.

Cela faisait une fortune de trois livres et quatre shelling, en monnaie anglaise, pour un jeune garçon qui était l’héritier légitime d’un domaine, et qui alors mourait de faim sur une île, à l’extrémité la plus lointaine des sauvages Highlands.

Cet état de mes affaires me rendit quelque entrain.

À vrai dire, ma situation en cette troisième matinée était vraiment pitoyable.

Mes habits commençaient à s’en aller par lambeaux ; mes bas surtout étaient absolument usés, de sorte que mes jambes étaient à nu. Mes mains étaient tout à fait ramollies par l’humidité continuelle, et mon cœur se soulevait si violemment contre l’horrible subsistance que j’étais condamné à manger, que j’avais des nausées rien qu’en la regardant.

Et cependant je devais souffrir pis que tout cela.

Il y avait dans le nord-ouest d’Earraid, un rocher d’une assez grande élévation.

Comme son sommet était plat et que de là on dominait le détroit, j’y passais la plus grande partie de mon temps, bien que je fusse incapable de rester longtemps au même endroit, excepté pendant mon sommeil, car ma misère ne me laissait aucun repos.

En réalité, je m’épuisais en continuelles allées et venues sous la pluie.

Mais, dès le lever du soleil, je m’étendis sur le sommet de ce rocher, pour me sécher.

Le plaisir, que donne le grand soleil, est un de ceux que je ne saurais décrire.

Il dirigea mes idées vers l’espoir d’une délivrance, sur laquelle j’avais cessé de compter, et j’explorai, avec un nouvel intérêt, la mer et le Ross.

Au sud de mon rocher, une partie de l’île faisait une sorte de saillie qui me dérobait la vue de la haute mer, de sorte que, de ce côté, un bateau eût pu venir très près de moi, sans que j’en fusse plus avancé.

Or, tout à coup, un bateau ayant une voile brune, et monté par deux pêcheurs, parut, doublant cet angle de l’île et se dirigeant sur Iona.

J’appelai à grands cris, je m’agenouillai sur le rocher, je levai les mains, pour les implorer.

Ils étaient assez près pour m’entendre, car je pouvais même distinguer la couleur de leurs cheveux, et ils me remarquèrent, cela était évident, car ils me lancèrent quelques mots en langue gaélique, et se mirent à rire.

Mais le bateau ne se détourna pas de sa route et continua, sous mes yeux, son trajet dans la direction d’Iona.

Je ne pouvais croire à une telle méchanceté. Je courus de rocher en rocher le long de la côte, leur jetant des appels plaintifs, même quand ils ne furent plus à portée de ma voix.

Je restai longtemps à crier après eux, à leur faire des signaux, et quand ils eurent entièrement disparu, je crus que mon cœur allait éclater.

Pendant tout le temps que durèrent mes peines, je ne pleurai que deux fois, la première, ce fut quand je ne pus atteindre la vergue, la seconde, quand ces pêcheurs restèrent sourds à mes cris.

Mais cette fois, je pleurai, je hurlai comme un enfant indocile, j’arrachai le gazon avec mes ongles, je frottai ma figure contre terre.

Si on pouvait, d’un simple désir, tuer un homme, ces deux pêcheurs n’auraient pas vécu jusqu’au matin suivant, et selon toute probabilité je serais mort sur mon île.

Quand ma colère me laissa un peu de repos, il me fallut manger encore, mais le menu m’inspira un dégoût si profond que je ne pus qu’à grand’peine le surmonter.

Et assurément j’eusse mieux fait de ne pas manger, car ces coquillages m’empoisonnèrent de nouveau.

Je ressentis les mêmes douleurs que la première fois.

Ma gorge était si enflammée que je pouvais à peine avaler.

J’eus un accès de frissons subits qui fit claquer mes dents, et auquel succéda cette terrible sensation de malaise que nous ne pouvons exprimer ni en écossais, ni en anglais.

Je croyais que j’allais mourir. Je me réconciliai avec Dieu. Je pardonnai aux hommes, même à mon oncle et aux pêcheurs, et aussitôt que j’eus ainsi fait et que je me fus résigné au pire, la clarté revint dans mon esprit.

Je remarquai que la nuit ne serait pas pluvieuse. Mes habits étaient bien prêts d’être secs, et vraiment je me sentais dans de meilleures dispositions qu’auparavant, quand j’avais atterri sur l’île, si bien que je finis par m’endormir avec une pensée de reconnaissance.

Le lendemain, qui était le quatrième jour de mon horrible existence, je trouvai que ma force physique avait bien diminué, mais le soleil brillait, l’air était doux, et les coquillages, que je parvins à avaler, ne me firent aucun mal et ranimèrent mon courage.

J’étais à peine revenu à mon rocher (c’était la première chose que je faisais après avoir mangé) que je remarquai un bateau se dirigeant vers le détroit, la proue dans ma direction, à ce qu’il me semblait.

J’éprouvai aussitôt une violente commotion où se mêlaient l’espoir et la crainte.

Je pensai que ces hommes avaient réfléchi à leur cruauté, et qu’ils revenaient pour me secourir.

Mais un autre désappointement comme celui que j’avais éprouvé la veille, c’était plus que je ne pouvais en supporter.

Je tournai donc le dos à la mer, et je ne la regardai pas avant d’avoir compté plusieurs centaines.

Le bateau était toujours en marche vers l’île.

Une autre fois, je comptai jusqu’au mille complet, aussi lentement que je pus, mon cœur battant au point de me faire souffrir.

Mais cette fois, il n’y avait pas à en douter, il venait droit sur Earraid.

Je ne pus me retenir davantage, je courus au bord de la mer, d’un rocher à l’autre, de toute ma vitesse.

C’est un miracle que je ne me sois pas noyé, car lorsque je dus enfin m’arrêter, mes jambes fléchirent sous moi.

J’avais la bouche si sèche qu’il me fallut la mouiller avec de l’eau de la mer avant que je pusse les appeler.

Pendant tout ce temps, le bateau avançait.

Je pus alors reconnaître que c’était le même bateau et les deux mêmes hommes que la veille.

Je savais cela par la couleur de leurs cheveux, qui chez l’un étaient d’un blond clair, et noirs pour l’autre.

Mais il y avait avec eux un troisième homme qui semblait appartenir à une classe plus élevée.

Dès qu’ils furent arrivés assez près pour que l’on pût se parler sans effort, ils serrèrent la voile et restèrent immobiles.

Malgré mes supplications, ils refusèrent de venir plus près et ce qui m’effraya le plus, ce fut de voir le nouveau venu se tordre de rire tout en me parlant et me regardant.

Alors il se tint debout dans le bateau, et me parla longuement d’une voix hâtive, et en faisant de grands gestes de la main.

Je lui dis que je ne savais pas un mot de gaélique. Sur quoi il se mit fort en colère, et je fus sur le point de soupçonner qu’il se figurait parler anglais.

À force de tendre l’oreille, je saisis le mot Whateffer, prononcé plusieurs fois, mais tout le reste était du gaélique et eût tout aussi bien pu être du grec ou de l’hébreu pour moi.

Whatever, lui dis-je, pour lui montrer que j’avais compris un mot.

— Oui, oui, oui, oui, fit-il.

Et alors il regarda les autres hommes, comme pour leur dire :

— Vous le voyez bien, que je parle anglais.

— Puis il se remit de toutes ses forces à parler gaélique.

Cette fois je saisis au passage le mot de marée ; alors j’eus un rayon d’espoir.

Je me rappelle qu’il ne cessait d’agiter la main vers la terre ferme de Ross.

— Voulez-vous dire, à marée basse ! m’écriai-je.

Et je ne pus achever.

— Oui, oui, dit-il, marée.

Sur ces mots, je tournai le dos à leur bateau, où mon interlocuteur avait recommencé à se tordre de rire, je refis le chemin que je venais de parcourir, en bondissant d’une pierre à l’autre, et je traversai l’île en courant avec une agilité que je n’avais jamais montrée jusqu’alors.

En une demi-heure, j’arrivai sur les bords de la crique, et en effet, elle s’était réduite à un mince filet où je m’élançai, n’ayant d’eau que jusqu’aux genoux.

J’avais assisté à la montée et à la descente de la marée dans la baie. J’avais même attendu le reflux pour récolter plus commodément mes coquillages. Et même, si je m’étais arrêté à réfléchir, au lieu de maudire mon sort, j’aurais dû deviner le mystère et retrouver ma liberté.

Ce qui devait plutôt étonner, c’était que ces gens-là eussent compris mon erreur et pris la peine de revenir.

J’avais failli mourir de froid et de faim sur cette île, en y séjournant bien près de cent heures.

Sans les pêcheurs, j’aurais pu y laisser mes os, et par pure folie.

Et ce dénoûment même je l’avais payé bien cher, non seulement par les souffrances passées, mais par ma situation présente, car j’étais fait comme un mendiant, à peine en état de marcher, et je souffrais beaucoup de la gorge.

J’ai vu un assez grand nombre de sots et de gredins, j’en ai vu des uns et des autres, et je crois que tous ont subi leurs châtiments, mais que les sots l’ont subi les premiers.