Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 119-127).


CHAPITRE XIII

LA PERTE DU BRICK


La nuit était déjà avancée, et aussi sombre qu’elle pouvait l’être en cette saison-là, c’est-à-dire qu’elle était fort brillante, quand Hoseason passa sa tête par la porte de la dunette et dit :

— Allons, sortez, et voyez si vous pouvez nous piloter.

— Est-ce une de vos ruses ? demanda Alan.

— Ai-je l’air d’un homme qui songe à ruser ? s’écria le capitaine. J’ai bien d’autres soucis… Mon brick est en danger.

L’expression inquiète de sa physionomie, et par-dessus tout, le ton âpre de sa voix quand il parla de son brick, nous montrèrent clairement à tous deux qu’il parlait sérieusement, très sérieusement, si bien qu’Alan et moi, sans grande crainte, nous nous avançâmes sur le pont.

Le ciel était pur, le vent fort, le froid vif. Il restait encore quelques lueurs attardées du jour, et la lune, qui était presque pleine, brillait de tout son éclat.

Le brick était orienté au plus près de manière à doubler l’angle sud-ouest de l’île de Mull ; ses hauteurs, et parmi elles le Ben-More, coiffé d’un léger brouillard, se voyaient nettement à bâbord.

Quoique ce ne fût pas une bonne direction pour orienter la voilure du Covenant, il avançait sur les flots à grande vitesse, toujours poursuivi par la houle de l’ouest.

En somme, ce n’était pas un mauvais temps pour tenir la mer au large pendant la nuit, et je commençais à me demander pourquoi le capitaine se montrait aussi soucieux, quand le brick, se dressant soudain sur le sommet d’une haute vague, il nous montra une direction en nous criant de regarder.

À quelque distance sous le vent, on eût cru voir une source qui jaillissait dans la mer éclairée par la lune ; aussitôt après nous entendîmes un grondement sourd.

— Comment appelez-vous cela ? demanda le capitaine d’un air sombre.

— C’est la mer qui se brise sur un récif, dit Alan. Maintenant vous savez où il est. Et que vous faut-il de plus ?

— Ah ! oui, dit Hoseason, s’il n’y avait que celui-là ?

Et au moment même où il parlait, une seconde source apparut vers le sud.

— Vous voyez, dit Hoseason, vous vous en rendez compte vous-même. Si j’avais entendu parler de ces récifs, si j’avais une carte, ou s’il me restait Shuan, ce n’est pas pour soixante guinées, non, ni même pour six cents que vous m’auriez décidé à risquer mon brick sur un pareil pavé. Mais vous, monsieur, vous qui deviez nous piloter, n’avez-vous pas un mot à dire ?

— Je crois bien, dit Alan, que c’est là ce qu’on appelle les rochers de Torran.

— Y en a-t-il beaucoup ? demanda le capitaine.

— À vrai dire, monsieur, répondit Alan, je ne suis point pilote, mais je crois me rappeler qu’il y en a comme cela pendant dix milles.

M. Riach et le capitaine échangèrent un regard.

— Il y a un passage quelque part, je suppose ? demanda le capitaine.

— Sans aucun doute, dit Alan, mais où ? Cependant j’ai dans l’esprit quelque idée vague qu’il y a plus d’espace libre vers la terre.

— Vrai ! dit Hoseason, nous aurons alors à repiquer dans le vent. Monsieur Riach, il faudra que nous portions aussi près de la pointe de Mull que nous pourrons en approcher, monsieur, et même alors nous aurons la terre qui nous empêchera de profiter de la brise, et cela à un jet de pierre sous le vent… Bref, nous y sommes, et nous pourrons aussi bien nous y briser.

Aussitôt il donna un ordre à l’homme de barre et envoya M. Riach à la hune de misaine.

Il n’y avait sur le pont que cinq hommes, y compris les officiers. C’étaient les seuls qui fussent en état de manœuvrer, je veux dire les seuls à le pouvoir et à le vouloir, et sur ces cinq, il y en avait deux de blessés.

Par suite, comme je l’ai dit, M. Riach reçut l’ordre de grimper dans la mâture où il s’installa pour surveiller les environs, et crier à ceux du pont des indications sur ce qu’il pouvait voir de nouveau.

— Au sud, la mer est forte, cria-t-il.

Puis, il cria de nouveau, après un silence.

— Elle paraît un peu plus apaisée vers la terre.

— Eh bien, monsieur, nous allons essayer de la route que vous nous indiquez. Mais je crois que je pourrais tout aussi bien m’en rapporter à un violoneux aveugle. Plaise à Dieu que vous ayez raison !

— Plaise à Dieu que j’aie raison, me dit Alan, mais où donc ai-je entendu dire cela ? Bah ! ce qui doit être sera.

À mesure que nous nous rapprochions du contour de la terre, les récifs apparurent de plus en plus nombreux, comme s’ils avaient été semés sur notre route même, et M. Riach nous criait de temps à autre de changer de direction.

Parfois il nous avertissait quand il n’était que bien juste temps de le faire.

Un certain brisant se montra si près du bord du côté du vent, que quand une vague y tomba, une frange d’écume très légère tomba sur le pont, et nous mouilla comme une pluie.

La clarté de la nuit nous montrait ces dangers aussi nettement que le grand jour, ce qui était peut-être plus alarmant.

Grâce à elle aussi, je pus voir la figure du capitaine, debout près de l’homme de barre, se balançant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, parfois soufflant dans ses mains, mais toujours aux écoutes, l’air aussi ferme que s’il eût été d’acier.

Ni lui, ni M. Riach ne s’étaient montrés bien brillants dans la bataille, mais je vis qu’ils étaient courageux dans leur profession, et je les admirai d’autant plus, que je trouvais Alan fort pâle.

— Oh ! Oh ! David, me dit-il. Ce n’est pas le genre de mort qui m’irait.

— Comment ? Alan ? lui criai-je. Est-ce que vous auriez peur.

— Non, me dit-il en se mouillant les lèvres, mais vous conviendrez que c’est une mort bien froide.

À ce moment, comme nous prenions des embardées tantôt d’un côté tantôt d’un autre pour éviter un brisant, toujours en serrant de près le vent et la terre, nous avions doublé Iona et déjà nous longions les côtes de Mull.

La marée montait très forte vers l’extrémité de la terre et secouait le navire.

On mit deux hommes à la barre. De temps à autre, Hoseason lui-même donnait un coup de main. C’était un étrange spectacle que de voir ces trois hommes vigoureux portant de tout leur poids sur la barre, et celle-ci, comme si elle avait été douée de vie, luttant contre eux et les forçant à reculer.

Cela aurait été des plus dangereux si la mer n’avait été sans obstacle sur une certaine étendue.

En outre, du haut de la hune, M. Riach annonça qu’il voyait la mer libre assez loin à l’avant.

— Vous aviez raison, monsieur, dit Hoseason à Alan. Vous avez sauvé le brick, et je m’en souviendrai quand nous réglerons nos comptes.

Je crois bien qu’il était de bonne foi, et qu’il eût agi comme il le disait, tant le Covenant tenait de place dans ses affections. Mais je dois m’en tenir à de simples suppositions, car les choses tournèrent autrement qu’il ne s’y attendait.

— Faites virer d’un degré, cria M. Riach. Écueil à tribord.

À ce moment même, la marée saisit le navire et le jeta hors du vent qu’il avait dans ses voiles.

Il tourna dans le vent comme une toupie, et la minute d’après, donna contre l’écueil si subitement que nous fûmes tous jetés à plat ventre sur le pont, et que M. Riach faillit dégringoler de son poste sur le mât.

En une minute, je fus debout.

Le récif, sur lequel nous avions donné, était tout près de l’extrémité sud-ouest de Mull, un peu vers une petite île qu’on nomme Earraid, et qu’on voyait comme un contour bas et noir à bâbord.

Parfois la houle venait droit au-dessus de nous, parfois elle se bornait à secouer le pauvre brick sur le rocher, au point que nous pouvions l’entendre se disloquer.

Les voiles faisaient grand bruit, le vent chantait, l’écume voltigeait au clair de lune, et la sensation du danger était telle que, je crois, la tête m’avait tourné, car je me rendais à peine compte de ce que je voyais.

Bientôt j’aperçus M. Riach et les matelots occupés autour de l’esquif. Toujours inconscient, je courus à leur aide, et dès que j’eus mis la main à la besogne, mes idées retrouvèrent leur netteté.

Ce n’était pas une tâche aisée, car l’esquif se trouvait à la partie centrale du navire ; il était encombré de mille objets, et la force de la mer nous obligeait à lâcher prise, pour revenir ensuite, car dès que nous le pouvions, nous tirions comme des chevaux.

Pendant ce temps, ceux des blessés qui étaient en état de se mouvoir, arrivèrent sur le pont en clopinant par l’écoutille d’avant, tandis que les autres, qui gisaient immobiles dans leurs cadres, m’étourdissaient de leurs cris et suppliaient qu’on les sauvât.

Le capitaine restait inactif.

On eût dit qu’il était frappé de stupidité debout, il se cramponnait aux haubans et poussait un gémissement à chaque martèlement du navire contre le rocher.

Son brick lui tenait lieu de femme et d’enfant.

Il avait assisté sans s’émouvoir aux brutalités que subissait le pauvre Rançon, mais maintenant qu’il s’agissait du brick, il souffrait tout ce que celui-ci souffrait.

Pendant tout le temps que nous travaillâmes à dégager l’esquif, je me souviens seulement d’un autre détail. Je demandai à Alan, qui regardait du côté de la terre, quel était ce pays et il me répondit que c’était pour lui le plus dangereux de tous, car il appartenait aux Campbell.

Nous avions chargé un des blessés d’avoir l’œil sur la mer et de nous servir de vigie.

Or, nous étions sur le point de mettre l’esquif à la mer, quand cet homme cria de sa voix la plus perçante :

— Au nom de Dieu, retenez !

Le ton de sa voix nous apprit qu’il se produisait quelque chose de plus qu’à l’ordinaire, et en effet, il arriva aussitôt sur nous un si violent coup de mer, que le brick se dressa et chavira sur sa quille.

L’avertissement avait-il été lancé trop tard, ou n’avais-je pas le poignet assez ferme, je ne sais, mais ce redressement brusque du vaisseau me lança par-dessus bord dans la mer.

Je m’enfonçai et bus un fort coup. Puis je remontai, j’entrevis la lune et plongeai de nouveau. On dit qu’au troisième plongeon, l’homme a son compte. Sans nul doute, je ne suis pas fait comme les autres, car je n’ose écrire en toutes lettres le nombre de fois que je plongeai et remontai à la surface.

Entre temps, j’étais ballotté de côté et d’autre, heurté, étranglé, puis englouti tout entier, et ce jeu agissait si fortement sur mes esprits que je n’avais ni inquiétude, ni frayeur.

À la fin, je m’aperçus que je me tenais à un espar, qui me fut de quelque secours.

Soudain je me trouvai en eau tranquille et je commençai à reprendre possession de moi-même.

C’était une vergue de rechange que j’avais saisie ; je fus stupéfait en voyant combien je m’étais éloigné du brick.

Il était toujours resté accroché au récif, mais avait-on réussi à mettre l’esquif à la mer ?

Le niveau de l’eau et la distance où je me trouvais m’empêchèrent de le voir.

Pendant que je hélais le brick, j’aperçus entre lui et moi une certaine étendue de mer où il ne venait pas de fortes vagues, mais qui néanmoins était blanche de bulles, et semblait se couvrir de cercles, se hérisser de pointes brillantes, au clair de lune.

Parfois toute cette surface se déplaçait latéralement, comme la queue d’un serpent vivant, parfois tout cela disparaissait pendant un clin d’œil et le bouillonnement reprenait.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Je n’en avais aucune idée, ce qui pendant quelque temps ajouta à mes craintes, mais maintenant je sais que c’était le ressac qui m’avait porté aussi loin et roulé si cruellement, et qu’enfin, comme las de se jouer de moi, m’avait jeté avec la vergue de rechange vers la terre.

J’étais maintenant tout à fait calmé, et je commençais à sentir qu’on peut mourir aussi bien par le froid que par la noyade.

Les rivages d’Earraid étaient tout près. Le clair de lune me permettait de distinguer les taches de bruyère et les scintillements du mica dans les rochers.

— Eh bien, me dis-je, si je ne pouvais arriver jusque-là, ce serait étrange.

Je n’étais point un habile nageur ; l’eau n’abondait pas chez nous, à Essen, mais lorsque j’eus saisi la vergue des deux bras, et que j’eus lancé quelques ruades, je m’aperçus que j’avançais.

C’était un travail fatigant, et d’une lenteur mortelle, mais après une heure employée à ruer et à barboter, j’étais arrivé entre les rives d’une baie sablonneuse entourée de collines basses.

En cet endroit, la mer était parfaitement tranquille. On n’entendait aucun bruit de ressac. Je crus sincèrement que de ma vie je n’avais vu un endroit aussi désert, aussi désolé. Mais enfin c’était la terre ferme ; et lorsqu’enfin l’eau fut assez basse pour que je pusse lâcher la vergue et aller à gué jusqu’au rivage, je ne saurais dire quel sentiment l’emportait, de la fatigue ou de la reconnaissance.

En tout cas, je les éprouvais en même temps. J’étais las comme je ne l’avais jamais été cette nuit-là, et reconnaissant envers Dieu, comme je crois l’avoir été souvent, bien que je n’aie jamais eu tant de motifs pour l’être.