Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 68-76).


CHAPITRE VIII

LA DUNETTE


Un soir, vers neuf heures, un homme, de garde sur le pont avec M. Riach, descendit pour prendre sa jaquette.

Et aussitôt on commença à se chuchoter les uns les autres dans le gaillard d’avant que Shuan avait fini par lui faire son affaire.

Il n’était pas nécessaire de compléter cette phrase par un nom, nous savions tous de qui il s’agissait, mais nous avions eu à peine le temps de nous former une idée précise à ce sujet, et moins encore le temps d’en parler, que l’écoutille se leva bruyamment, et que le capitaine Hoseason descendit l’échelle.

Il jeta un coup d’œil, d’un air dur, sur les cadres, à la lueur mobile de la lanterne, et alors marchant droit vers moi, il m’adressa la parole, avec bienveillance, ce qui me surprit fort.

— Mon garçon, me dit-il, nous avons besoin de vous pour faire le service de la dunette. Vous changerez de poste avec Rançon. Et dépêchez-vous, que ça ne traîne pas !

Comme il parlait encore, deux marins entrèrent par l’écoutille, portant Rançon entre leurs bras, et comme le vaisseau reçut à ce moment même un choc de vagues qui le coucha brusquement et fit osciller la lanterne, la lumière tomba droit sur la figure du gamin.

Elle était d’une pâleur de cire, et on y voyait je ne sais quel effrayant sourire.

Mon sang se glaça dans son cours et je retins ma respiration comme si j’avais reçu un coup.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous, que ça finisse ! cria Hoseason.

À ces mots je m’élançai en frôlant les matelots et l’enfant qui ne parlait ni ne remuait.

Je montai l’échelle et courus sur le pont.

Le brick s’alarguait, avec rapidité et comme pris de vertige, sur une longue bande de vagues à la cime dentelée.

Il était incliné à tribord, et vers la gauche, sous l’arc de cercle que formait le bord inférieur de la grande voile, je pus voir un beau coucher de soleil.

Ce spectacle, à pareille heure de la nuit, me surprit grandement, mais j’étais trop ignorant pour arriver à la vraie explication, c’est-à-dire pour comprendre que nous contournions le nord de l’Écosse, et que nous étions ce jour-là en pleine mer, entre les îles Orcades et les Shetland, après avoir évité les dangereux courants du golfe de Pentland.

Pour moi qui avais été si longtemps enfermé dans l’obscurité, et qui ne savais rien des vents contraires, je m’imaginais que nous devions avoir traversé la moitié de l’Atlantique et même plus.

Et vraiment, à part l’étonnement que me causait un coucher de soleil aussi tardif, je n’y fis nulle attention, et je traversai le pont en toute hâte, courant entre deux inclinaisons de vaisseau, me heurtant aux cordages ; je faillis même passer par-dessus bord, et je ne dus mon salut qu’aux matelots qui se trouvaient sur le pont, et qui avaient toujours été bons pour moi.

La dunette, dont le service m’était imposé et où je vais désormais coucher et travailler, se trouvait à environ six pieds au-dessus du pont, et si l’on tient compte de la dimension du brick, elle était assez vaste.

À l’intérieur étaient fixés une table et un banc, il y avait aussi deux postes, un pour le capitaine et un pour le second et le maître d’équipage à tour de rôle.

La dunette était entièrement garnie de tiroirs à serrures, du haut en bas, et permettant de ranger les effets appartenant aux officiers et une partie des approvisionnements du navire.

Il y avait au-dessous une seconde chambre aux provisions, à laquelle on avait accès par une écoutille placée au milieu du pont. En somme, ce qu’il y avait de meilleur comme aliments et boissons, et de plus toute la provision de poudre se trouvaient dans cet endroit ; toutes les armes à feu, excepté les deux pièces d’artillerie en bronze, étaient rangées dans un râtelier contre la cloison qui formait le fond de la dunette.

Quant aux coutelas, la plupart se trouvaient ailleurs.

Une petite fenêtre, avec deux volets, et un hublot dans le haut l’éclairaient pendant le jour ; la nuit venue, une lampe y brûlait sans interruption.

Elle était allumée quand j’entrai.

Elle n’éclairait guère, assez cependant pour que je puisse voir M. Shuan assis à la table, ayant devant lui une bouteille d’eau-de-vie et le gobelet de fer-blanc.

C’était un homme de haute stature, aux formes athlétiques, au teint très brun.

Le regard fixe et l’air hébété, il contemplait la table.

Il ne remarqua pas mon arrivée. Il ne bougea pas davantage quand le capitaine entra après moi et s’adossa à la cabine qui se trouvait à côté de moi, regardant le premier maître d’un air sombre.

J’avais grand’peur d’Hoseason, et j’avais mes raisons pour cela ; mais quelque chose me disait que je n’avais rien à craindre de lui en ce moment, et je murmurai à son oreille :

— Comment va-t-il ?

Il secoua la tête de l’air d’un homme qui ne sait à quoi s’en tenir, et ne veut pas aller au fond des choses, et sa physionomie prit une expression dure.

Aussitôt M. Riach entra.

Il jeta au capitaine un regard qui annonçait la mort de l’enfant aussi nettement que s’il l’eût dit en propres termes, et il se plaça près de nous.

De sorte que nous étions là tous trois silencieux, regardant fixement M. Shuan.

De son côté, M. Shuan ne disait mot et continuait à contempler la table.

Tout à coup il étendit la main pour prendre la bouteille. À cette vue, M. Riach se leva brusquement et s’en empara, plutôt par surprise que par force en criant, avec un juron, que c’était assez de ce qu’il avait fait et qu’une malédiction s’abattrait sur le navire.

Tout en parlant ainsi, comme les portes à glissière de la fenêtre étaient ouvertes, il lança la bouteille à la mer.

En un clin d’œil, M. Shuan fut debout.

Il avait toujours l’air abruti, mais sa figure annonçait un meurtrier, cela était certain, et il eût commis un second crime, cette nuit-là, si le capitaine ne s’était avancé entre lui et sa victime.

— Asseyez-vous, hurla le capitaine. Imbécile, pourceau, savez-vous ce que vous avez fait ? Vous avez tué le mousse.

M. Shuan parut comprendre, car il se rassit et porta la main à son front.

— Eh bien, quoi ! dit M. Shuan, il m’avait apporté un gobelet sale.

À ces mots le capitaine, moi et M. Riach, nous nous regardâmes les uns les autres pendant une seconde, avec une sorte d’effarement épouvanté.

Ensuite, Hoseason s’avança vers son premier maître, le prit par l’épaule, le poussa vers sa couchette, lui commanda de se coucher et de s’endormir du même ton dont on parle à un enfant qui n’est pas sage.

Le meurtrier pleurnicha un peu, ôta ses bottes de marin, et obéit.

— Ah ! s’écria d’une voix terrible M. Riach, il y a longtemps que vous auriez dû intervenir. Il est trop tard maintenant.

— M. Riach, dit le capitaine, il faut que l’affaire de cette nuit ne soit jamais connue à Dysart. Le mousse sera tombé à la mer, voilà toute l’histoire, et je donnerais bien cinq livres de ma poche pour qu’elle fût vraie.

Il se retourna vers la table.

— Qu’est-ce qui vous a donc pris, pour que vous ayez jeté à la mer une bonne bouteille ? ajouta-t-il, cela n’avait pas le sens commun, monsieur… Eh ! David, allez m’en prendre une autre. Elles sont dans le placard du fond… Il vous en faudra bien un verre à vous aussi, monsieur Riach, reprit-il. Vous avez eu là-bas une vilaine chose à voir.

Alors les deux hommes s’assirent et burent en bons amis.

Pendant qu’ils buvaient, le meurtrier, qui jusqu’alors était resté couché à geindre dans son poste, se releva sur son coude et regarda vers eux et vers moi.

Tel fut le premier soir de ma nouvelle fonction.

La journée du lendemain me suffit pour me mettre tout à fait au courant.

Je devais servir pendant les repas, que le capitaine prenait à des heures régulières avec l’officier qui n’était pas de quart.

Pendant tout le jour, j’avais à courir pour porter un verre à l’un ou à l’autre de mes trois maîtres.

La nuit, je couchais sur une couverture jetée sur les planches du pont, tout au fond de la dunette, en plein dans le courant d’air établi entre les deux portes.

Ce lit-là était dur et froid, et on ne me laissait pas dormir sans interruption, car à chaque instant quelqu’un arrivait du pont pour demander à boire, et quand un quart succédait à un autre, deux des chefs et quelquefois tous les trois s’asseyaient pour se préparer un grog ensemble.

Comment demeuraient-ils bien portants ?

Je ne le sais pas plus que je ne sais comment je conservai aussi ma santé.

C’était, cependant, un service facile pour tout le reste.

Il n’y avait pas de vêtements à étendre ; les repas se composaient de bouillie ou de viande salée, excepté une fois par semaine où il y avait du pudding.

Bien que je fusse assez maladroit, n’ayant pas encore le pied marin, et qu’il m’arrivât de tomber avec ce que je portais, M. Riach et le capitaine se montraient d’une patience étonnante.

Je ne pouvais m’empêcher de croire qu’ils composaient avec leur conscience et qu’ils n’auraient pas été aussi bons pour moi, s’ils n’eussent été bien pires pour Rançon.

Quant à M. Shuan, la boisson ou son crime, si ce n’est ces deux causes réunies, lui avaient certainement troublé l’esprit.

Je ne puis dire que je l’aie jamais vu dans un état normal.

Il ne put jamais s’habituer à me voir là.

Il me regardait sans cesse d’un œil fixe, et parfois d’un air terrifié, à ce que j’aurais pu croire.

Plus d’une fois il s’écarta brusquement de ma main quand je le servais.

Je suis parfaitement convaincu que, depuis le premier moment, il n’eut aucune idée claire de ce qu’il avait fait, et dès le second jour que je fus à la dunette, j’en eus la preuve.

Nous étions seuls, et depuis un certain temps, il avait commencé à me regarder fixement, quand soudain il se leva, pâle comme un mort, et s’avança très près de moi à ma grande terreur.

Mais cette terreur n’était pas fondée.

— Vous n’étiez pas ici auparavant ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, lui répondis-je.

— Il y avait un autre mousse ? demanda-t-il encore.

Et quand je lui eus répondu :

— Ah ! fit-il, je le pensais.

Il s’éloigna et alla s’asseoir.

Mais avec toute l’horreur qu’il m’inspirait, je ne pouvais m’empêcher de le plaindre.

Il était marié, et avait une femme à Leith ; avait-il des enfants ? Je l’ai oublié aujourd’hui.

J’espère qu’il n’en avait pas.

Du reste, la vie que je menais n’eut rien de pénible, tant qu’elle dura, et elle ne dura pas longtemps, ainsi que vous allez l’apprendre.

J’étais aussi bien nourri que les hommes. J’avais la même ration de conserves, bien que ce fût un mets de choix, et si cela avait été dans mes goûts, j’eusse pu être ivre du matin au soir, comme M. Shuan.

J’avais de la société, aussi, et de la bonne société, en son genre. M. Riach, qui avait été au collège, me parlait amicalement quand il ne boudait pas, et il m’apprit bien des choses curieuses ; il m’en conta même d’instructives.

Le capitaine lui-même, tout en me tenant à distance respectueuse le plus souvent, se déboutonnait parfois un peu, et me parlait des beaux pays qu’il avait parcourus.

Cependant l’ombre du pauvre Rançon pesait sur nous quatre, et d’un poids particulièrement lourd sur M. Shuan et sur moi.

En outre, j’avais un autre ennui qui m’était tout personnel.

Je faisais une pénible besogne pour trois hommes que je méprisais, et parmi lesquels il y en avait au moins un dont la place était à une potence.

Voilà quel était le présent pour moi.

Quant à l’avenir, la seule perspective qu’il me présentât, c’était le travail d’un esclave, côte à côte avec des nègres, dans les champs de tabac.

M. Riach, peut-être par prudence, ne me permettait pas de lui raconter plus en détail mon histoire.

Le capitaine, dont j’avais tenté de me rapprocher, m’écarta comme un chien et ne voulut pas en entendre un mot.

Les jours s’écoulaient l’un après l’autre.

Le cœur me manquait de plus en plus, si bien que j’en vins à être heureux de ma besogne, qui m’empêchait de penser.