Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 57-68).


CHAPITRE VII

JE PRENDS LA MER SUR LE BRICK LE « COVENANT » DE
DYSART


Quand je revins à moi, je me trouvai dans les ténèbres, souffrant beaucoup, les mains et les pieds liés ; mille bruits inconnus m’assourdissaient.

Un grondement d’eau arrivait à mes oreilles, semblable à celui qu’eût produit une gigantesque écluse de moulin.

Puis c’étaient des coups sonores de lourdes vagues, le bruit de tonnerre que faisaient les voiles, et les cris perçants des matelots.

Tout l’univers me semblait animé d’un mouvement vertigineux qui le portait tantôt en haut, tantôt en bas.

J’avais le corps si las et si meurtri, l’esprit si bouleversé qu’il me fallut bien longtemps pour rassembler mes idées qui fuyaient à la débandade.

J’étais toujours assommé par un nouvel élan douloureux, et je parvins à grand’peine à me rendre compte que j’étais étendu et lié dans la cale de ce vaisseau de malheur, et que le vent était devenu une forte brise.

Dès que j’eus une idée nette de ma situation, je tombai aussitôt dans un sombre désespoir, dans un affreux remords de ma folie, dans un accès de fureur contre mon oncle, et sous cette influence je m’évanouis de nouveau.

Quand je revins à la vie, le même grondement, les mêmes mouvements confus et violents m’agitèrent et m’assourdirent, et bientôt à tout ce que je souffrais déjà de corps et d’esprit, s’ajouta le malaise que la mer inflige à un habitant des terres, qui n’en a pas l’endurance.

Pendant cette période de mon aventureuse jeunesse, je souffris bien des privations, mais jamais je n’éprouvai de souffrance aussi accablante pour mon esprit et mon corps, et je ne vis jamais une aussi faible lueur d’espoir que dans ces premières heures passées sur le brick.

J’entendis un coup de canon.

Je supposai que l’orage était devenu trop violent pour nous et que nous faisions feu en signe de détresse.

Cette pensée d’être délivré, fût-ce même par la mort dans les profondeurs de la mer, me causa de la joie.

Mais il ne s’agissait de rien de pareil.

C’était, ainsi que je l’appris par la suite, une habitude fréquente chez le capitaine, — et j’en parle ici pour montrer que même le pire des hommes peut avoir ses bons côtés.

Nous passions alors, à ce qu’il paraît, à quelques milles de Dysart, où le brick avait été construit, et où la vieille mistress Hoseason, la mère du capitaine, était venue habiter plusieurs années auparavant, et soit à son départ, soit à son retour de chaque voyage, le Covenant ne passait jamais de jour au large de ce port sans le saluer d’un coup de canon et du déploiement de ses couleurs.

Rien ne me permettait de me rendre compte du temps.

Le jour et la nuit ne présentaient aucune différence dans cet antre fétide à fond de cale, et les souffrances de ma situation doublaient la durée des heures. Aussi je ne suis pas en état de dire combien de temps je restai à attendre que le vaisseau fût éventré contre un écueil et qu’il piquât une tête dans les abîmes.

Mais à la fin, le sommeil vint furtivement m’ôter la conscience de mon chagrin.

Je fus réveillé par la clarté d’une lanterne dont la lumière tombait sur ma figure.

Un petit homme, ayant la trentaine, avec des yeux verts et une tignasse blonde, était penché sur moi et me regardait.

— Eh, bien ! me dit-il, comment cela va-t-il.

Je répondis par un sanglot.

Mon visiteur me tâta le pouls et les tempes, et se mit à laver et panser la déchirure que je portais dans le cuir chevelu.

— Oh ! me dit-il, une vilaine écorchure ! Eh bien, mon garçon, du courage, voyons ! Le monde n’est pas près de finir ; vous y avez mal débuté, mais vous continuerez avec plus de succès. Avez-vous eu à manger ?

Je répondis que je n’y pensais guère.

Alors il me fit boire un peu d’eau-de-vie et d’eau dans un gobelet d’étain, et me laissa de nouveau dans ma solitude.

Quand il revint me voir, j’étais étendu, dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, mes yeux ouverts, contemplant les ténèbres, le mal de mer avait entièrement disparu, mais il avait fait place à une horrible sensation de vertige et de flottement qui était encore plus insupportable.

De plus j’éprouvais des douleurs dans tous les membres, et les cordes qui me liaient me paraissaient être de feu.

Il me semblait que l’odeur de l’antre où je gisais s’était incorporée à moi, et pendant le long intervalle qui s’était écoulé depuis sa dernière visite, j’avais souffert mille terreurs, soit à cause des ébats des rats du vaisseau que je sentais parfois trottiner jusque sur ma figure, soit à cause des fantômes effrayants qu’engendre l’imagination pendant la fièvre.

La lueur de la lanterne, descendant de l’ouverture d’une trappe, me fit l’effet de la lumière du soleil dans le ciel, et bien qu’elle ne me montrât rien autre chose que les épaisses et noires parois du navire qui me servait de prison, je faillis pousser un vrai cri de joie.

L’homme aux yeux verts descendit le premier par l’échelle, et je remarquai que sa démarche n’était pas des plus fermes.

Il était suivi du capitaine.

Aucun d’eux ne parla, mais le premier s’approcha et examina ma blessure, comme il l’avait déjà fait pendant qu’Hoseason jetait sur moi un regard oblique et sombre.

— Maintenant vous pouvez en juger par vous-même, monsieur, dit le premier, forte fièvre, pas d’appétit, pas de lumière, pas de nourriture, vous pouvez vous rendre compte par vous-même de ce que cela veut dire.

— Je ne suis pas sorcier, monsieur Riach, dit le capitaine.

— Permettez-moi de vous le dire, monsieur, fit M. Riach, vous avez une bonne tête sur les épaules, et une bonne langue écossaise pour faire des questions, je ne vous laisserai pas d’excuse, pas d’échappatoire : je demande qu’on tire ce garçon de ce trou, et qu’on le mette dans le gaillard d’avant.

— Ce que vous demandez, monsieur, ne dépend de personne que de vous, répondit le capitaine, mais je vais vous dire ce qui doit se passer. Il est ici, et ici il doit rester.

— J’admets que vous avez été payé à proportion, dit l’autre, mais je vous demande humblement la permission de dire que je ne l’ai pas été. Je suis payé, et pas trop payé, pour être le second sur cette vieille carcasse, et vous savez parfaitement que je fais de mon mieux pour gagner mon argent. Mais je n’ai pas été payé pour autre chose.

— Si vous pouviez tenir votre main à bonne distance du gobelet, monsieur Riach, je n’aurais rien à dire sur votre compte, répondit le capitaine, mais au lieu de me proposer des devinettes, j’aurai la hardiesse de vous dire que vous feriez mieux de garder votre haleine pour souffler votre soupe.

On va avoir besoin de nous sur le pont, ajouta-t-il d’un ton plus tranchant, en mettant un pied sur l’échelle.

Mais M. Riach le prit par la manche.

— En admettant que vous ayez été payé pour commettre un assassinat, commença-t-il.

Hoseason se retourna vers lui, avec un éclair dans les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il. Que signifie ce langage ?

— C’est un langage que vous devez comprendre, il me semble, répliqua M. Riach, en le regardant en face avec fermeté.

— Monsieur Riach, répondit le capitaine, j’ai fait trois croisières avec vous. C’est un temps assez long pour que vous ayez appris à me connaître, je suis un homme dur et entêté, mais pour ce que vous venez de me dire à l’instant même ! Ah ! malheur ! cela trahit un mauvais cœur, une conscience coupable. Si vous voulez dire que ce garçon peut mourir…

— Oui, il mourra, dit M. Riach.

— Eh bien, monsieur, cela ne suffit-il pas ? dit Hoseason. Fourrez-le où il vous plaira.

Sur ces mots, le capitaine monta l’échelle.

Quant à moi qui n’avais pas dit un mot pendant cette étrange conversation, je vis M. Riach se tourner du côté du capitaine et s’incliner derrière lui jusqu’à ses genoux, ce qu’il faisait évidemment par dérision.

Même dans l’état de malaise où je me trouvais à ce moment, je m’aperçus de deux choses : d’abord que le marin était un peu gris, comme le capitaine l’avait donné à entendre, et ensuite que, soit ivre, soit à jeun, il serait probablement un ami précieux.

Cinq minutes après, mes liens étaient coupés, j’étais hissé sur le dos d’un homme, transporté dans le gaillard d’avant et étendu dans un cadre, sous quelques couvertures, et la première chose que je fis alors fut de perdre connaissance.

Ce fut ensuite un vrai bonheur que d’ouvrir les yeux en pleine lumière du grand jour, et de me trouver dans la société d’hommes.

Le gaillard d’avant était un endroit assez spacieux, dont tous les côtés étaient garnis de postes, où les hommes descendant de leur quart fumaient ou dormaient étendus de tout leur long.

Le temps étant calme et le vent bon, l’écoutille était ouverte, et il arrivait par là non seulement cette belle lumière du jour, mais encore, grâce au roulis du navire, de temps à autre un rayon de soleil, où se mouvaient les atomes de poussière, ce qui m’éblouissait délicieusement.

De plus, au premier mouvement que je fis, un des hommes m’apporta une boisson réconfortante, qu’avait préparée M. Riach, et me dit de me tenir tranquillement et que je ne tarderais pas à aller bien.

Il n’y avait pas de fracture, m’expliqua-t-il, ce n’était qu’une bosse, un coup sur la tête, ça ne comptait pas.

— Mon garçon, conclut-il, c’est moi qui vous l’ai donné !

Il me fallut rester là bien des jours sous bonne garde.

Non seulement j’y retrouvai la santé, mais encore j’y fis connaissance avec mes compagnons.

Ils étaient sans doute un peu rudes, comme la plupart des marins le sont, comme doivent l’être des hommes arrachés à tout ce qu’il y a de bon dans l’existence, et condamnés à être secoués ensemble par la fureur des mers, avec des maîtres qui l’égalent en cruauté.

Il y en avait parmi eux, qui avaient navigué avec des pirates, et avaient assisté à des scènes qu’il serait honteux de redire ; d’autres avaient déserté la marine royale et ils avaient, en quelque sorte, la corde au cou, ce dont ils ne se cachaient nullement ; tous étaient comme on dit bons pour un mot, bons pour un coup, avec leurs meilleurs amis.

Cependant, il n’y avait que peu de jours que j’étais enfermé avec eux que j’étais déjà confus du premier jugement que j’avais porté sur eux à Queen’s ferry où je les avais regardés comme d’ignobles brutes.

Il n’y a pas de classe d’hommes qui soit absolument mauvaise ; chacune d’elles a ses défauts particuliers, ses qualités propres, et mes camarades de navigation n’étaient point une exception à la règle. Grossiers, ils l’étaient, sans aucun doute ; mauvais, ils l’étaient, je le suppose ; mais ils avaient bien des côtés excellents.

Ils étaient bons quand cela leur passait par la tête ; ils étaient d’une simplicité à laisser bien loin même celle d’un jeune campagnard comme moi ; ils avaient des éclairs d’honnêteté.

Il se trouvait parmi eux un homme d’une quarantaine d’années qui restait assis des heures entières au bord de ma couchette et me parlait de sa femme et de son enfant.

Il avait été pêcheur et avait perdu son bateau.

Il avait dû, en conséquence, se résigner aux voyages d’outre-mer.

Eh bien, quoiqu’il y ait de cela des années et des années, je ne l’ai jamais oublié.

Sa femme, qu’il « avait eue toute jeune » selon son expression, attendit vainement le retour de son mari ; désormais il n’allumerait point le feu pour elle chaque matin, il ne soignerait plus le marmot quand elle serait malade.

Et en réalité, beaucoup de ces pauvres gens, comme l’événement le prouva, faisaient leur dernière traversée ; les abîmes des mers et les poissons carnassiers les engloutirent, et c’est une laide besogne que de mal parler des morts.

Entre autres actes d’honnêteté qu’ils firent, ils me rendirent mon argent, qu’ils s’étaient partagé.

Et quoiqu’il en manquât environ le tiers, je fus très content de le ravoir, et j’espérais en tirer bon parti dans le pays où j’allais.

Le vaisseau faisait voiles pour les Carolines, et vous n’allez pas supposer que j’irais dans ce pays-là comme un simple exilé.

Le commerce allait alors fort mal. Depuis cette époque, et grâce à la révolte des colonies et la formation des États-Unis, il a été peu à peu réduit à rien, mais dans ces temps de ma jeunesse, on vendait encore des blancs comme esclaves aux plantations ; telle était la destinée à laquelle m’avait condamné la scélératesse de mon oncle.

Le mousse de cabine, Rançon, qui m’avait, le premier, appris ces atrocités, venait de temps en temps de la dunette, où il logeait et faisait son service, tantôt pansant quelque affreuse contusion et étouffant ses cris de douleur, tantôt braillant sur la cruauté de M. Shuan.

Cela me faisait saigner le cœur, mais les matelots avaient un grand respect pour le premier maître, qui, disaient-ils, était le seul vrai marin de toute cette carcasse, et qui n’était pas si mauvais que cela quand il n’avait pas bu.

Et, d’ailleurs, je découvris une singulière particularité au sujet de nos deux lieutenants, savoir que M. Riach, quand il n’avait pas bu, était maussade, bourru et dur, tandis que dans ce même état, M. Shuan n’eût pas fait du mal à une mouche.

Je fis des questions au sujet du capitaine, mais on me dit que la boisson ne produisait pas le moindre effet sur cet homme de fer.

Je fis de mon mieux, à l’égard de Rançon, dans le peu de temps dont je disposai, pour, de cette pauvre créature, faire sinon un homme du moins un être semblable à un jeune garçon. Mais son intelligence avait à peine quelque chose d’humain.

Il lui était impossible de se rappeler quoi que ce fût d’antérieur à son embarquement.

Tous ses souvenirs se résumaient à ceci, que son père fabriquait des pendules, qu’il y avait au salon un merle qui savait chanter :

Les régions du Nord.

Tout, excepté cela, s’était effacé durant des années de privations et de cruels traitements.

Il avait sur la terre ferme de bizarres idées, ramassées dans les récits des matelots.

C’était un pays où les jeunes garçons étaient réduits en une sorte d’esclavage appelé un métier, et où les apprentis étaient continuellement fustigés et enfermés dans d’horribles cachots.

Il croyait que, dans toute ville, un habitant sur deux était un filou, qu’une maison sur trois était un endroit où les marins étaient empoisonnés et assassinés.

Sans doute je pouvais lui dire avec quelle bonté j’avais été traité sur cette terre ferme qui l’épouvantait à ce point, lui dire que j’avais été bien nourri et instruit avec soin tant par mes amis que par mes parents.

Lorsqu’il venait de recevoir un mauvais coup, il pleurait amèrement et jurait de s’échapper, mais s’il se trouvait dans ses dispositions ordinaires d’écervelé, ou plus encore s’il avait pu attraper un verre d’eau-de-vie dans la dunette, il se moquait de cette idée.

C’était M. Riach (que le ciel lui pardonne) qui faisait boire le gamin, et cela avec les meilleures intentions, mais outre qu’il lui détruisait la santé, c’était la chose la plus pitoyable du monde que de voir cette malheureuse créature sans amis chancelant, dansant et bavardant sans comprendre ce qu’elle disait.

Quelques-uns des hommes riaient, mais pas tous ; il y en avait qui entraient dans des colères sombres ou tonnantes, sans doute à la pensée de leur enfance ou de leurs propres enfants, et ils lui commandaient de mettre un terme à ces absurdités, et de songer à ce qu’il faisait.

Quant à moi, j’avais honte de le regarder, et le pauvre enfant tient encore une place dans mes rêves.

Vous saurez que, pendant toute cette période, le Covenant ne cessa de naviguer contre le vent et de tanguer par l’effet des vagues qui venaient à sa rencontre, de sorte que l’écoutille était presque continuellement fermée et le gaillard d’avant éclairé seulement par une lanterne suspendue à une des poutres.

Il y avait assez de besogne pour occuper sans cesse tout l’équipage.

Il fallait serrer et déployer les voiles une fois par heure. Ce surmenage produisait ses effets sur plusieurs des hommes.

D’une cabine à l’autre, il s’échangeait bien dans tout ce jour des grognements précurseurs de querelles, et comme on ne me permettait jamais de mettre les pieds sur le pont, vous pouvez vous imaginer combien j’en arrivai à être las de mon existence et avec quelle impatience je désirais un changement.

Et ce changement ne devait pas tarder, comme vous allez l’apprendre.

Mais il faut d’abord que je vous rapporte un entretien que j’eus avec M. Riach, entretien qui me donna un peu de courage pour supporter mes ennuis.

Le trouvant bien à point, grâce à la boisson, car jamais il ne faisait attention à moi quand il était sobre, je lui demandai de me promettre le secret, et je lui contai mon histoire.

Il me déclara qu’elle ressemblait à une ballade, qu’il ferait de son mieux pour me venir en aide, que j’aurais du papier, une plume et de l’encre afin de pouvoir écrire un mot à M. Campbell, et un autre à M. Rankeillor, et que si je lui avais dit la vérité, il y avait dix contre un à parier qu’il viendrait à bout (avec leur aide) de me tirer d’affaire et de me rétablir dans mes droits.

— Eh bien, jusqu’à ce moment-là, me dit-il, ayez du cœur. Vous n’êtes pas le seul, je vous en réponds. Il y a plus d’un homme occupé à cette heure à sarcler le tabac au delà des mers, qui devrait monter son cheval à la porte de sa maison ! Il y en a ! il y en a ! La vie n’est qu’heur et malheur.

Tenez, vous me voyez, je suis le fils d’un laird, et plus qu’à moitié docteur, et me voici devenu le maître Jacques d’Hoseason.

Je crus lui faire une politesse en lui demandant son histoire.

Il siffla bruyamment.

— Je n’en ai point d’histoire, répondit-il. J’aimais à rire et c’est tout.

Et sur ces mots, il quitta le gaillard d’avant.