Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 16-27).


CHAPITRE III

JE FAIS CONNAISSANCE AVEC MON ONCLE


Aussitôt il se produisit un grand bruit de chaînes et de verrous, la porte fut ouverte avec précaution, et de nouveau fermée derrière moi dès que j’eus franchi le seuil.

— Entrez dans la cuisine, et ne touchez à rien, me dit la voix.

Pendant que l’habitant de la maison remettait en place tout ce qui défendait la porte, je me dirigeai à tâtons devant moi et je pénétrai dans la cuisine.

Le feu brillait avec un grand éclat, ce qui me permit de voir la chambre la plus nue sur laquelle se soit porté mon regard.

Une demi-douzaine d’assiettes étaient rangées sur des étagères ; le souper placé sur la table consistait en un bol de soupe, une cuiller en corne et un pot de petite bière.

À part les objets que je viens de nommer, il n’y avait absolument rien dans cette chambre, à la voûte de pierre, vaste et spacieuse, si ce n’est des coffres fermés par de fortes serrures, rangés le long du mur, et une commode d’encoignure munie d’un cadenas.

Dès que la dernière chaîne eût été replacée, l’homme me rejoignit.

C’était un être laid, courbé, aux épaules étroites, à la face terreuse, on lui eût donné n’importe quel âge entre cinquante et soixante-dix ans.

Il avait un bonnet de nuit en flanelle, comme la robe de chambre qu’il portait au lieu de gilet et d’habit sur sa chemise déchirée.

Il ne s’était pas rasé de longtemps, mais ce qui m’inquiétait le plus, ce qui même me terrifiait, c’était que, tout en ne détachant jamais ses yeux de ma figure, il ne me regardait jamais franchement en face.

Qu’était-il par profession ou de naissance ?

C’était plus que je ne pouvais en deviner, mais il avait toute l’apparence d’un vieux domestique tout à fait au rancart, auquel on aurait confié la garde de cette vaste maison, sans autre salaire que sa nourriture.

— Avez-vous les dents longues ? me demanda-t-il en regardant au niveau de mon genoux. Vous pouvez manger ce bol de soupe.

Je lui répondis que je craignais que ce ne fût là son propre souper.

— Oh ! fit-il, je puis parfaitement m’en passer. Je me contenterai de l’ale, car elle adoucit ma toux.

Il vida à moitié la cruche, toujours en ayant un œil sur moi pendant qu’il buvait.

— Voyons la lettre, dit-il.

Je lui répondis que la lettre était pour M. Balfour, et non pour lui.

— Et qui donc croyez-vous que je sois ? dit-il. Donnez-moi la lettre d’Alexandre.

— Vous connaissez le nom de mon père ?

— Il serait bien étrange que je l’ignore, répliqua-t-il, puisqu’il était mon propre frère. Et si peu satisfait que vous paraissiez de ma maison ou de moi-même, ou de ma bonne soupe, je suis votre propre oncle, David, mon garçon, et vous êtes bel et bien mon neveu. Ainsi donnez-moi la lettre, asseyez-vous et remplissez votre assiette.

Si j’avais été de quelques années plus jeune, une telle confusion, un pareil désappointement, un tel ennui m’auraient fait fondre en larmes.

Dans ma situation actuelle, je ne pus trouver de mots d’aucun genre.

Je lui tendis la lettre et m’assis devant la soupe avec aussi peu d’appétit pour manger que n’en eut jamais un jeune homme.

Pendant ce temps, mon oncle, se penchant sur le feu, tournait et retournait la lettre entre ses mains.

— Savez-vous ce qu’elle contient ? me demanda-t-il soudain.

— Vous pouvez voir vous-même, monsieur, lui dis-je, que le cachet n’en a point été brisé.

— Oui, dit-il, mais qu’est-ce qui vous a amené ici ?

— J’avais à remettre cette lettre.

— Non, fit-il malicieusement, vous avez dû compter sur autre chose, sans aucun doute.

— Je l’avoue, monsieur, quand on m’a appris que j’avais des parents dans l’aisance, je me suis laissé aller à l’espoir qu’ils pourraient m’être de quelque aide dans la vie. Mais je ne suis point un mendiant ; je ne m’attends de votre part à aucune faveur et je n’en accepterais aucune qui ne serait pas absolument spontanée car, si pauvre que je paraisse, j’ai des amis, qui seront heureux de me venir en aide.

— Ta ! ta ! fit l’oncle Ebenezer, ne me jetez pas de la poudre aux yeux. Nous nous entendrons parfaitement ensemble. Et David, mon garçon, si vous avez fini votre assiette de soupe, je serais assez disposé à en prendre un peu.

Oui, reprit-il, dès qu’il se fut emparé de ma chaise et de ma cuiller, c’est une bonne et saine nourriture, une nourriture substantielle que la soupe.

Il se marmotta à lui-même une sorte de grâces et reprit.

— Votre père était très porté sur la nourriture, je crois, il mangeait volontiers, sans être un gros mangeur ; quant à moi, je n’ai jamais pu aller plus loin que les deux ou trois premières bouchées.

Il prit une gorgée de sa petite bière, ce qui sans doute le rappela aux devoirs de l’hospitalité, car ce qu’il me dit ensuite revient à ceci :

— Si vous vous sentez altéré, vous trouverez de l’eau derrière la porte.

À cela je ne répondis rien.

Je restai debout, raide sur mes deux jambes, et laissant tomber mon regard sur mon oncle, le cœur gonflé de colère.

Quant à lui, il continuait à manger, en homme que le temps presse, tout en jetant des coups d’œil furtifs tantôt sur mes souliers, tantôt sur mes bas faits à la maison.

Une fois seulement, comme il se hasardait à lever les yeux plus haut, nos regards se rencontrèrent.

Jamais voleur pris la main dans la poche ne se montra aussi visiblement décontenancé.

Cela me donna de quoi rêver, en me demandant si sa timidité tenait à ce qu’il avait depuis trop longtemps perdu l’habitude de la société des hommes, si elle se dissiperait après une courte épreuve, et si mon oncle pourrait devenir un homme tout différent.

De cette rêverie je fus tiré par sa voix tranchante.

— Il y a longtemps que votre père est mort ? demanda-t-il.

— Trois semaines, monsieur, répondis-je.

— C’était un homme cachottier qu’Alexandre, un homme secret, silencieux. Quand il était jeune, il ne parlait jamais beaucoup. Il n’a jamais dû parler beaucoup de moi.

— Je n’ai jamais su, jusqu’au moment où vous me l’avez appris vous-même, qu’il eût un frère.

— Vraiment ! Vraiment ! dit Ebenezer, il n’a pas même parlé des Shaws ?

— Il n’a pas même prononcé ce nom-là, monsieur, dis-je.

— Voyez un peu ! Quelle étrange nature d’homme ! dit-il.

Malgré tout, il avait l’air singulièrement content ; mais était-il content de lui-même ou de moi ? ou de la conduite de mon père ?

C’était plus que je ne pouvais en deviner.

Pourtant il paraissait certain qu’il n’éprouvait plus cette antipathie ou ce mauvais vouloir qu’il avait ressenti au premier coup d’œil jeté sur ma personne, car bientôt il se redressa comme d’un bond derrière moi, et me donna une tape sur l’épaule en s’écriant :

— Nous nous entendrons parfaitement. Je suis très content de vous avoir fait entrer, et maintenant venez voir votre lit.

À ma surprise, il n’alluma ni lampe ni chandelle, enfila le corridor noir, en tâtonnant, et gravit en soufflant avec effort un escalier. Puis il s’arrêta devant une porte où il tourna une clef.

J’étais sur ses talons, car je l’avais suivi de mon mieux, non sans trébucher.

Il m’invita à entrer.

J’étais dans ma chambre.

Je lui obéis, mais au bout de quelques pas, je m’arrêtai et lui demandai de la lumière pour me mettre au lit.

— Ta ! ta ! fit l’oncle Ebenezer, il fait un superbe clair de lune.

— Il n’y a ni lune ni étoile, monsieur ; il fait aussi noir que dans un four, lui dis-je, je ne vois pas même le lit.

— Ta ! ta ! ta ! dit-il, des lumières dans une maison, c’est une chose que je n’admets pas. J’ai une frayeur extrême des incendies. Bonne nuit, David, mon garçon.

Et avant que j’eusse le temps de renouveler mes protestations, il tira la porte, et je l’entendis de l’autre côté fermer à clef.

Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer.

La pièce était aussi glacée qu’un puits, et le lit, que j’avais fini par trouver, aussi humide qu’un panier à tourbe.

Mais heureusement j’avais monté mon paquet et mon plaid, je me roulai dans celui-ci, et m’étendis sur le sol à côté du grand bois de lit, et je ne tardai pas à m’endormir.

Dès que pointa l’aube, je me réveillai, et me trouvai dans une vaste pièce tendue de cuir frappé, garnie de meubles ornés de belles dentelles, et éclairée par trois grandes fenêtres.

Dix ans, peut-être même vingt auparavant, cette chambre avait dû être fort agréable au coucher ou au réveil, mais l’humidité, la saleté, l’abandon, les rats et les araignées y avaient fait de leur mieux depuis.

En outre, un grand nombre de vitres étaient brisées.

À vrai dire, ce détail se retrouvait un peu partout dans la maison, si bien que, je crois, mon oncle avait dû être assiégé à je ne sais quelle époque par les gens du pays ameutés, et conduits peut-être par Jennet Clouston.

Cependant, comme le soleil brillait au dehors et qu’il régnait un très grand froid dans cette misérable chambre, je frappai et j’appelai à grands cris, jusqu’à ce que mon geôlier vînt et me mît en liberté.

Il m’amena à l’arrière de la maison, où se trouvait un puits, et me dit de m’y laver la figure, si j’en éprouvais le besoin.

Cela fait, je tâchai de retrouver mon chemin vers la cuisine, où il avait allumé le feu et faisait la soupe.

Le couvert était mis : deux écuelles et deux cuillers de corne, mais une seule cruche de petite bière.

Sans doute mon œil s’arrêta avec quelque surprise sur ce dernier détail, et mon oncle s’en aperçut car, parlant comme s’il répondait à ma pensée, il me demanda si j’aimais l’ale, c’est ainsi qu’il appelait sa bière.

Je lui dis que j’en buvais habituellement mais qu’il ne devait pas se mettre en peine pour cela.

— Non, non, répondit-il, je ne vous refuserai rien de raisonnable.

Il prit sur l’étagère un autre gobelet, et alors, à ma grande surprise, au lieu de tirer un peu plus de bière, il y versa exactement la moitié de ce que contenait le premier.

Il y avait dans cet acte une sorte de noblesse qui m’ôta la respiration ; si mon oncle était avare, comme la chose était évidente, il avait du moins cette haute éducation qui rend un vice presque respectable.

Quand nous eûmes terminé notre repas, mon oncle ouvrit un tiroir qui fermait à clef, et en tira une pipe en terre et une poignée de tabac, sur laquelle il préleva de quoi la bourrer, puis il remit le reste dans le tiroir et le referma.

Alors il s’assit au soleil près d’une des fenêtres, et se mit à fumer en silence.

De temps à autre il lançait de mon côté des regards explorateurs ou me faisait brusquement une de ses questions.

Tantôt c’était :

— Et votre mère ?

Et quand je lui eus répondu qu’elle aussi était morte, il disait :

— Ah ! c’était une brave fille !

Et après un autre long silence :

— Quels étaient ces amis dont vous parliez ?

Je lui dis que c’étaient quelques gentlemen qui portaient le nom de Campbell.

À la vérité il n’y en avait qu’un, — et c’était le ministre, — qui eût jamais fait quelque attention à moi, mais je commençais à croire que mon oncle en prenait trop à son aise avec ma situation, et comme je me trouvais seul avec lui, je ne voulais pas lui laisser supposer que je n’avais à compter sur personne.

Il paraissait tourner et retourner cela dans son esprit, et alors :

— David, mon garçon, vous êtes bien tombé, en venant trouver l’oncle Ebenezer. J’ai le sentiment de la famille au plus haut point, et j’entends faire mon devoir à votre égard, mais pendant que je vais réfléchir et chercher si je dois vous pousser dans le barreau ou vers l’église, peut-être même dans l’armée : c’est encore ce que préfèrent les jeunes garçons. Je ne voudrais pas que les Balfour soient humiliés devant des pas grand’choses, les Campbell des Highlands, et je vous prierai de garder votre langue entre vos dents.

Pas de lettres, pas de messages ; jamais un mot à qui que ce soit, ou sans cela : voici ma porte.

— Oncle Ebenezer, dis-je, je n’ai aucun motif de croire que vous puissiez me vouloir autre chose que du bien. Néanmoins, il faut que vous sachiez que j’ai mon orgueil. Ce n’est pas du tout de mon propre gré que je suis venu vous trouver, et si vous me montrez la porte une seconde fois, je vous prendrai au mot.

Il me parut tout à fait décontenancé.

— Ah ! Ah ! fit-il, il est raide, le bonhomme ! Attendez un jour ou deux. Je ne suis pas un sorcier pour vous trouver une fortune au fond d’un bol de soupe ! mais enfin donnez-moi un jour ou deux, et ne dites rien à personne : et aussi vrai que je suis là, je ferai tout mon devoir envers vous.

— Très bien, très bien, dis-je, cela suffit. Si vous avez le désir de me venir en aide, j’en serai certainement très content, et n’en serai pas moins reconnaissant.

Il me parut (trop tôt je l’avoue) que je prenais quelque empire sur mon oncle ; je ne tardai pas à lui dire que j’entendais que le lit et les draps fussent aérés et séchés au soleil, que pour rien au monde je ne consentirais à coucher dans un tel taudis.

— Cette maison est-elle à vous ou à moi ? dit-il de sa voix mordante.

Et tout à coup il éclata :

— Non, non, dit-il, ce n’est pas ainsi que je l’entends ; ce qui est à moi est à vous, David, mon garçon, et ce qui est à vous est à moi. Le sang est plus épais que l’eau, et il n’y a plus que vous et moi pour porter le nom.

Là-dessus il se mit à divaguer sur la famille et son ancienne grandeur, à raconter que son père avait commencé la maison, que lui avait arrêté les constructions, les regardant comme des prodigalités coupables.

Cela me fit songer à lui apprendre le message dont m’avait chargé Jennet Clouston.

— La gueuse ! s’écria-t-il, c’est la douze cent quinzième fois depuis que je l’ai fait vendre. David, il me faudra la voir rôtir sur un feu de tourbe avant que nous soyons au pair. Une sorcière, une vraie sorcière ! je vais sortir et parler au clerc de la Session.

En parlant ainsi, il ouvrit un coffre, dont il tira un gilet et un habit bleus très anciens et très bien conservés, un chapeau de castor assez bon, l’un et l’autre sans dentelle.

Il s’en revêtit à la hâte, et prenant une canne à côté de la commode, il se disposait à partir, quand une pensée l’arrêta.

— Je ne peux pas vous laisser tout seul chez moi, dit-il ; il faut que je vous laisse dehors après avoir fermé à clef.

Le sang me monta à la figure.

— Si vous me fermez la porte, dis-je, c’est la dernière fois que vous m’aurez vu sur un pied d’amitié.

Il devint très pâle et pinça les lèvres.

— Ce n’est pas, dit-il en regardant le plancher d’un air malicieux, ce n’est pas le moyen de gagner ma faveur, David.

— Monsieur, lui dis-je, j’ai tout le respect qui est dû à votre âge et au sang qui nous est commun, mais je n’apprécie pas votre faveur au point de la payer d’un tel prix.

J’ai été élevé dans une assez haute opinion de moi-même, et quand vous seriez pour moi non seulement un oncle, mais toute une famille, et dix fois plus nombreux que je n’en eus jamais, je ne donnerais point un tel prix pour votre sympathie.

L’oncle Ebenezer s’arrêta et regarda quelque temps par la fenêtre.

Je pouvais le voir trembler et osciller comme un homme atteint de paralysie.

— Mais quand il se retourna, il avait un sourire sur la physionomie.

— Bien ! bien, nous devons obéir, souffrir. Je n’irai pas ; et nous ne dirons pas un mot de plus.

— Oncle Ebenezer, dis-je, je ne comprends absolument rien à cela. Vous me traitez comme un voleur, vous ne pouvez vous résigner à l’idée de m’avoir dans cette maison, vous me le laissez voir à chaque minute, il n’est pas possible que vous éprouviez quelque sympathie pour moi. Quant à moi, je vous ai parlé comme je ne me serais jamais cru capable de parler à qui que ce soit. Pourquoi, dès lors, vouloir me retenir ici ? Laissez-moi partir, retourner auprès des amis que j’ai, et qui ont de l’affection pour moi.

— Non ! non ! non ! non ! répondit-il d’un ton très sérieux, je vous aime beaucoup. Nous nous entendrons fort bien et pour l’honneur de la maison, je ne puis vous laisser partir comme vous êtes venu.

Restez tranquillement ici comme un brave garçon, bien sage ; restez tranquillement ici quelque peu de temps. Vous verrez, nous nous entendrons.

— Bien, monsieur, dis-je, après avoir répété la chose en silence. Je resterai quelque temps. Il est plus juste que je sois aidé par des personnes de mon propre sang plutôt que par des étrangers, et si nous ne nous accordons pas, je ferai mon possible pour que cela n’arrive point par ma faute.