Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 8-16).


CHAPITRE II

J’ARRIVE AU BUT DE MON VOYAGE


Le matin du jour suivant, parvenu au sommet d’une colline, je vis tout le pays se déployer sous mes yeux en pente, jusqu’à la mer ; à mi-chemin sur cette pente, sur une longue arête, la cité d’Édimbourg fumait comme un four à briques.

Il y avait un étendard déployé sur le château, et dans le golfe, des vaisseaux, les uns en marche, les autres à l’ancre.

Si loin que furent les uns et les autres, je pouvais les distinguer nettement, et les uns et les autres donnaient le mal de mer à mon cœur de terrien.

Bientôt après j’atteignis une maison qu’habitait un berger et j’obtins des indications sommaires sur la situation de Cramond. Ainsi de proche en proche, je trouvai mon chemin en me dirigeant par Colinton à l’ouest de la capitale, jusqu’à ce que je me trouvasse sur la route de Glasgow.

Là, je fus aussi enchanté qu’émerveillé à la vue d’un régiment qui marchait à la musique de ses fifres, marquant la mesure comme un seul homme.

Cela commençait par un vieux général à face rougeaude et cela finissait par la compagnie de Grenadiers coiffés de leurs bonnets de pape.

Il me semblait que l’orgueil de vivre me montait au cerveau en voyant ces habits rouges et en écoutant cette musique pleine d’entrain.

Encore quelque temps de marche et je me trouverais, à ce qu’on me dit, sur la paroisse de Cramond ; et ce fut le nom de la maison des Shaws qui prit sa place dans mes questions.

Ce nom-là paraissait étonner les gens à qui je demandais mon chemin.

Tout d’abord je l’attribuai à mon costume plus que simple, à l’air campagnard qu’il me donnait, à la poussière dont je m’étais couvert pendant mon voyage, toutes choses qui n’étaient guère en rapport avec l’importance de l’endroit où je devais me rendre.

Mais quand deux personnes, peut-être même trois, m’eurent regardé de cette façon et en me faisant la même réponse, je commençai à me mettre dans la tête que c’étaient les Shaws eux-mêmes qui avaient je ne sais quoi d’étrange.

Afin de me tranquilliser sur ce point, je donnais à mes interrogations une forme différente.

Avisant un brave garçon qui avançait par une sente campé au haut de son char, je lui demandai s’il avait jamais entendu parler d’une maison qu’on appelait la maison des Shaws.

Il arrêta son char et me regarda de la même façon qu’avaient fait les autres.

— Oui, me dit-il, et pourquoi ?

— Est-ce une grande maison ? demandai-je.

— Assurément, répondit-il, pour sûr qu’elle est vaste et grande, la maison !

— Bon, dis-je, mais les gens qui l’habitent ?

— Les gens ? s’écria-t-il, êtes-vous fou ?

Il n’y a pas de gens là, pas ce qu’on peut appeler des gens.

— Comment ? dis-je, pas même M. Ebenezer ?

— Oh, oui ! fait l’homme, il y a le laird, pour sûr, si c’est lui que vous demandez. Quelle affaire avez-vous avec lui, mon petit homme.

— On m’a donné à entendre que je trouverais de l’emploi près de lui, dis-je en prenant un air aussi modeste que possible.

— Hein ! fit le voiturier, d’un ton de voix si aigu que son cheval lui-même eut une secousse de surprise.

Eh bien, mon petit homme, ajouta-t-il, c’est une chose qui ne me regarde pas, mais vous avez l’air d’un jeune garçon bien élevé. Eh bien, si vous voulez accepter de moi un conseil, tenez-vous le plus au large que vous pourrez des Shaws.

La première personne que je rencontrai ensuite était un petit homme tiré à quatre épingles, avec une superbe perruque blanche ; je vis que c’était un barbier qui allait chez ses clients, et sachant que les barbiers sont enclins à bavarder, je lui demandai tout simplement quelle sorte d’homme était donc M. Balfour des Shaws.

— Peuh ! Peuh ! Peuh, dit le barbier, ce n’est point une sorte d’homme, ce n’est point un homme du tout.

Et sur ces mots il se mit à me faire des questions très adroites sur mes motifs, mais il avait affaire à plus forte partie que lui, et il dut entrer chez son plus prochain client, sans en savoir davantage.

Je ne saurais dire quel choc reçurent mes illusions.

Plus les accusations étaient vagues, moins elles me convenaient, car elles laissaient plus libre espace à l’imagination.

Quelle sorte de grande maison était-ce donc pour que tous les gens de la paroisse eussent ce sursaut, cet air effaré quand on leur demandait le chemin pour s’y rendre :

Que pouvait être ce gentleman, pour que sa mauvaise réputation courût ainsi la grande route ?

S’il m’avait suffi d’une heure de marche, pour retourner à Essendean, j’aurais, à l’instant et à cet endroit même, renoncé à mon projet aventureux et je serais revenu chez M. Campbell, mais après être allé déjà si loin, la honte suffisait pour m’empêcher de renoncer tant que je ne me serais pas rendu compte par moi-même de la réalité.

J’étais tenu, par simple amour-propre, d’aller jusqu’au bout, et bien que je n’eusse rien entendu de fort agréable, pour mes oreilles, bien que j’eusse notablement ralenti mon pas de voyageur, je n’en continuai pas moins à demander mon chemin, en allant toujours de l’avant.

Le coucher du soleil s’approchait quand je rencontrai une femme corpulente, brune, à l’air acariâtre, qui descendait la pente d’une colline d’un pas lourd. Quand elle eut entendu ma question, elle se retourna brusquement, m’accompagna jusqu’au sommet de la colline, qu’elle venait de quitter, et me montra une grande masse de constructions entièrement isolées au milieu d’une pelouse au fond de la première vallée.

Les environs étaient d’un aspect agréable. C’étaient de petites collines arrosées, boisées d’une manière charmante. Les récoltes avaient, à mes yeux, l’air magnifique, mais quant à la maison elle-même, on eût dit une sorte de ruine ; nulle route ne se dirigeait vers elle ; de ses cheminées ne sortait point de fumée ; il n’y avait rien qui ressemblât à un jardin.

Le cœur me manquait.

— C’est cela ! m’écriai-je.

La figure de la femme s’alluma d’une méchante colère.

— Ça, s’écria-t-elle, c’est la maison des Shaws ; c’est le sang qui l’a bâtie ; c’est le sang qui a empêché de la finir ; c’est le sang qui la jettera à bas.

Regardez de ce côté, s’écria-t-elle de nouveau, je crache à terre et je fais craquer l’ongle de mon pouce en même temps. Qu’elle tombe dans le noir ! Si vous voyez le laird, dites-lui ce que vous entendez, dites-lui que cela fait douze cent dix-neuf fois que Jennet Clouston a appelé la malédiction sur lui et sa maison, sa grange et son étable, sur le maître et son hôte, sur le maître, sa femme, sa fille ou son petit garçon : qu’ils tombent dans les ténèbres !

Et la femme, dont la voix avait pris par degré le ton d’une complainte funèbre, fit un demi-tour sur elle-même et disparut.

Je restai immobile à l’endroit où je me trouvais ; mes cheveux dressés.

En ces temps-là, on croyait encore aux sorcières et une malédiction vous faisait trembler, et cette malédiction-là, tombant si juste, comme un signe augural rencontré en route, pour m’arrêter avant que j’eusse accompli mon dessein, me coupa les jambes.

Je m’assis et me mis à regarder d’un air hébété la maison des Shaws.

Plus je la regardais, plus je trouvais de charme au pays environnant ; partout il était semé d’aubépines entièrement fleuries ; çà et là des brebis mettaient leurs taches sur les prés, un beau vol de corneilles traversait le ciel, tout indiquait la fertilité du sol, la douceur du climat ; et cependant la baraque qui occupait le centre du paysage blessait douloureusement mon imagination.

Les gens de la campagne, quittant leurs champs, passèrent près de l’endroit où je m’étais assis à côté du fossé, mais je n’avais pas même assez de courage pour leur souhaiter le bonsoir.

Enfin le soleil disparut, et alors bien contre le ciel jaune je vis monter un nuage de fumée pas plus large, à ce qu’il semblait, que la fumée d’une chandelle, mais enfin il était là, il faisait penser à un feu, à la chaleur, aux apprêts du repas, à quelque être vivant, qui avait dû l’allumer et cela me réconforta le cœur merveilleusement, plus efficacement, j’en suis certain, que ne l’eût fait tout un flacon de cette eau de muguet, dont mistress Campbell faisait tant de cas.

Aussi je me remis en marche, suivant une petite trace vaguement marquée dans le gazon, et dirigée vers mon but.

Cette trace était vraiment bien indécise, pour être le seul accès à un endroit habité, et cependant c’était la seule que je visse.

Bientôt elle m’amena devant des montants de pierres à côté desquels se trouvait un logement de concierge, mais sans toit ; des armoiries y étaient sculptées sur le haut.

C’était, comme on le voyait bien, une entrée principale, mais elle n’avait point été achevée ; au lieu d’avoir des portes en fer à claire-voie, elle était barrée par deux claies que maintenaient des cordes de paille, et comme il n’y avait point de murs de parc, ni rien qui ressemblât à une avenue, la piste que je suivais passait à droite des montants de l’entrée, et allait sinueusement vers la maison.

Plus je m’approchais de celle-ci, plus je lui trouvais mauvaise mine. On eût dit l’aile unique d’une maison qui n’avait jamais été achevée.

Ce qui eût dû être l’extrémité intérieure montrait à découvert le dedans des étages supérieurs, et dessinait sur le ciel des marches d’escaliers de pierre abandonnés à moitié construction.

Un grand nombre de fenêtres n’avaient pas de vitres. Les chauves-souris entraient et sortaient par là comme les pigeons dans un colombier.

La nuit était venue quand je me trouvai tout près ; par trois fenêtres de l’étage inférieur, placées très haut, fort étroites et fortement grillées, la lumière mobile d’un petit feu commençait à briller.

C’était donc là le palais où j’allais.

C’était donc dans ces murs que j’aurais à me faire de nouveaux amis et à travailler à ma haute fortune.

Et cependant, chez mon père, à Essen-Waterside, le feu et la lumière vive se voyaient à un mille de distance, et la porte s’ouvrait dès qu’y frappait un mendiant.

Je m’avançai avec précaution, en prêtant l’oreille à chaque pas, j’entendis un petit bruit de vaisselle et une petite toux sèche et hâtive qui venait par quintes, mais je ne perçus aucun bruit de conversation, pas un aboiement de chien.

La porte, autant que je pus en juger dans la faible lueur, était une grosse porte de bois, hérissée de clous.

Le cœur défaillant sous ma jaquette, je levai la main et je frappai.

Puis j’attendis, immobile.

La maison était retombée dans un morne silence. Une minute entière s’écoula, rien ne remuait, excepté des chauves-souris qui voletaient au-dessus de moi.

Je frappai de nouveau. De nouveau j’écoutai.

À ce moment mes oreilles s’étaient si bien accoutumées au silence que je crus entendre le tic-tac de l’horloge de la chambre, marquant les secondes, mais s’il s’y trouvait quelqu’un, il ne faisait aucun mouvement et devait retenir son haleine.

Je me demandai un moment si je ne m’enfuirais pas.

Mais le dépit l’emporta, et je me mis aussitôt à faire pleuvoir des coups de pied et des coups de poing sur la porte, à appeler à haute voix M. Balfour.

J’étais tout à fait en bon train, quand j’entendis tousser juste au-dessus de moi. Je fis un bond en arrière. Je relevai la tête et j’aperçus un homme, coiffé d’un grand bonnet de nuit, et la gueule évasée d’une escopette, à l’une des fenêtres du premier étage.

— Il est chargé, dit une voix.

— Je suis venu ici avec une lettre, répondis-je, une lettre pour M. Ebenezer Balfour de Shaws. Est-il ici ?

— De qui est cette lettre ? demanda l’homme à l’escopette.

— Peu importe que cela vienne d’ici ou de là, dis-je, car je commençais à me fâcher pour tout de bon.

— Bien, répondit-on, vous pouvez la mettre sur le seuil, après quoi vous vous en irez.

— Je n’en ferai rien, criai-je, je la remettrai aux mains de M. Balfour, comme on m’a recommandé de le faire. C’est une lettre d’introduction.

— Une quoi ? cria la voix avec âpreté.

Je répétai mes paroles :

— Et vous, qui êtes-vous ? demanda ensuite l’homme, après un long silence.

— Je ne suis point humilié de mon nom, répondis-je. On m’appelle David Balfour.

À ces mots je suis certain que l’homme sursauta, car j’entendis l’escopette résonner sur le cadre de la fenêtre, et ce fut après un long, très long silence, et avec un singulier changement dans le timbre de la voix qu’il demanda ensuite :

— Votre père est-il mort ?

Je fus si surpris de cette interrogation que je ne pus trouver de voix pour répondre. Je restai là tout ébahi.

— Ah, oui, reprit l’homme : il est mort, cela ne fait aucun doute, et c’est ce qui vous amène devant ma porte que vous alliez enfoncer.

Il y eut un autre silence, puis il continua, d’un ton de défiance :

— Bien, mon garçon, je vais vous faire entrer.

Et il disparut de la fenêtre.