Enfances célèbres/Le Petit Vagabond — Amyot

Librairie de L. Hachette et Cie (p. 65-90).



AMYOT



NOTICE SUR AMYOT.

Jacques Amyot naquit à Melun, 3 octobre 1513. Son père était un petit mercier. Amyot se montra d’abord un enfant indiscipliné et quitta ses parents pour aller à Paris se placer comme domestique. Il fit la route à pied, s’égara et tomba épuisé de fatigue. On le secourut et on le fit conduire à l’hôpital d’Orléans. Aussitôt rétabli il en sortit avec douze sous qu’on lui donna et qui furent toute sa ressource à son arrivée à Paris. Sa mère, qui l’aimait tendrement, lui envoyait chaque semaine un gros pain de Melun pour l’aider à vivre. Il se plaça d’abord à la porte d’un collège, où il faisait les commissions des professeurs et des élèves. Remarqué pour son intelligence et sa gentillesse, il fut admis dans l’intérieur du collège et il en devint bientôt un des meilleurs élèves. Là encore, dans son dénûment, il servait de domestique aux autres élèves ; ce qui ne l’empêchait pas de poursuivre ses études avec ardeur. La nuit, à défaut d’huile et de chandelle, il étudiait à la lueur de quelques charbons embrasés. Après avoir terminé les études classiques les plus fortes et achevé ses cours sous les plus célèbres professeurs du collège de France, il se fit recevoir maître ès arts. Puis se rendit à Bourges pour y étudier le droit civil. Là Jacques Collin, lecteur du Roi, lui confia l’éducation de ses neveux et lui fit obtenir une chaire de grec et de latin. C’est pendant les douze années qu’il occupa cette chaire qu’il fit la traduction du roman grec de Theagène et Chariclée et commença celle des Vies des hommes illustres de Plutarque. Il dédia les premières Vies à François Ier, qui lui ordonna de continuer cette traduction et lui accorda comme récompense l’abbaye de Bellezane. Voulant compulser les manuscrits de Plutarque qui existaient en Italie, il s’y rendit avec l’ambassadeur de France. Bientôt il fut chargé par celui-ci et par le cardinal de Tournon de porter une lettre du roi Henri II au concile alors rassemblé à Trente. Il s’acquitta si habilement de sa mission qu’à son retour à Paris il fut choisi comme précepteur des deux fils de Henri II. Tout en faisant cette éducation il termina sa traduction des Vies de Plutarque qu’il dédia à Henri II, et commença celle des œuvres morales du même écrivain qu’il ne termina que sous le règne de Charles IX son élève à qui il en fit pareillement hommage. Dès le lendemain de son avènement au trône, le roi Charles IX le nomma son grand aumônier. Plus tard, le siège d’Auxerre étant venu à vaquer, le Roi le donna à son Maître, comme il appelait Amyot.

Quand son autre élève Henri III parvint au trône, il lui conserva toutes ses charges et le nomma commandeur de l’ordre du Saint-Esprit qu’il venait de créer. Amyot passa ses dernières années dans son diocèse, uniquement occupé de l’étude et de l’exercice de ses devoirs. Il mourut à Auxerre le 6 février 1593 dans sa quatre-vingtième année. Il laissa 200 000 écus de fortune. Il fit don à l’hôpital d’Orléans, où il avait été recueilli quelques jours dans son enfance, un legs de douze cents écus. Sa traduction de Plutarque est restée la plus estimée et la meilleure que nous ayons en français.

LE PETIT VAGABOND.

Il faisait un froid rigoureux ; toute la campagne était blanche de givre, et au loin les toits des maisons et les clochers du village paraissaient couverts de neige ; les arbres comme des squelettes étendaient leurs branches décharnées ; en place de feuillage il y pendait des glaçons. Un pauvre enfant de treize ans, assez mal vêtu, sans bas et chaussé de gros souliers déjà vieux, suivait péniblement le chemin à peine tracé de Melun à Orléans ; ce n’était pas une belle et grande route royale comme aujourd’hui, encore moins un railway conduisant rapidement en quelques heures de Melun à Paris ; il y a près de trois cents ans de cela, et à cette époque les chemins qui sillonnaient la France étaient de véritables précipices creusés d’ornières boueuses, parsemés de pierres et parfois de troncs d’arbres, et dont les tronçons rompus cessaient tout à coup de marquer leurs traces à travers un champ ou à travers un bois.

Il fallait alors plusieurs jours pour se rendre de Melun à Paris, et le pauvre enfant, très-ignorant de la distance, s’était imaginé pouvoir y arriver le soir même. On lui avait dit que la Seine coulait de Melun à Paris, et il avait pensé : ce doit être bien près, j’y arriverai comme la Seine y arrive. Quoiqu’il fût parti aux premières lueurs de l’aube et qu’il eût marché courageusement tout le jour, la nuit commençait à tomber qu’il n’apercevait pas encore le clocher d’Orléans. Il pensa qu’il s’était égaré ; mais à qui demander son chemin ? par une fatalité qui lui sembla une juste punition du ciel, il avait marché depuis le matin sans rencontrer ni piéton, ni monture ; il avait pourtant compté sur l’assistance publique, car il était parti sans avoir mis sous ses petites dents blanches un pauvre morceau de pain. Avec cette insouciance de l’enfance que les chimères et l’espérance accompagnent, il avait cheminé d’abord gaiement et vite, courant même pour se réchauffer. Mais un ventre vide affaiblit les jambes, et bientôt il n’était plus allé qu’au pas, insensiblement il s’était traîné, et enfin il était tombé épuisé sur un buisson, ne reconnaissant plus sa route à travers la neige qui commençait à tomber et la nuit qui venait. Il poussait des gémissements entrecoupés de ces exclamations : oh ! mon Dieu ! oh ! ma bonne mère ! qui s’échappent toujours de la bouche de l’enfant, et même de celle de l’homme qui souffre ; car si Dieu est pour nous la protection d’en haut, une mère est le refuge humain qui, jusqu’à la mort, ne nous manque jamais ici-bas.

[Illustration : Allons, Pierre, trois coups de la gourde à ce petit pour le secouer]

Donc, le pauvre petit vagabond dans sa détresse appelait sa mère, sa mère qu’il avait quittée résolûment le matin sans lui dire adieu.

Comme il se désespérait et sentait déjà le froid engourdir son corps, il entendit des pas de chevaux qui retentissaient sur la route pierreuse ; il gémit plus fort, on prendrait garde à sa plainte, et en effet bientôt deux montures s’arrêtèrent auprès de lui. Sur la première était un gentilhomme brillamment équipé sous son large manteau, sur l’autre un domestique armé qui le suivait.

Le gentilhomme aperçut à la dernière lueur du crépuscule ce pauvre être exténué de fatigue et de faim, » Qu’est ceci ? dit-il, en le touchant du bout de son éperon ; d’où viens-tu ? et où vas-tu ?

— Je viens de Melun et je voulais aller à Orléans, répliqua le pauvre petit, mais mes jambes ne me portent plus et je meurs de faim.

— Ta figure me plaît, reprit le gentilhomme ; puis, se tournant vers le domestique : Allons, Pierre, trois coups de ta gourde à ce petit pour le secouer, puis hisse-le devant moi comme une valise, mon cheval va mieux que le tien, et, tout en trottant, le petit vagabond me contera son histoire quand il sera réveillé. »

Le domestique exécuta les ordres de son maître, et bientôt les deux chevaux repartirent au grand trot. Le mouvement et le cordial qu’il avait avalé donnèrent à l’enfant une surexcitation qui lui rendit un peu d’instants toute sa lucidité. Tout en se tenant cramponné à la selle enfourchée par le gentilhomme, il le remerciait avec effusion.

» Voyons, pendant que nous sommes forcés d’aller au pas pour gravir cette mauvaise montée, conte-moi ton histoire et ne mens pas, lui dit le bienveillant seigneur.

— Oh ! je ne fausserai point la vérité, elle est assez triste et honteuse pour moi ; mais je ne vous mentirai pas à vous qui m’avez sauvé la vie.

— J’écoute.

— Je m’appelle Jacques, je suis le fils d’un pauvre mercier de Melun, demeurant dans le quartier de l’église.

— Je suis de Melun et je vois cela d’ici, reprit le gentilhomme, continue.

— J’ai deux sœurs, mes aînées, qui s’occupent avec bon vouloir de l’industrie de mon père, tandis que moi je n’ai jamais pu y prendre goût. J’ai ma mère, dont je suis le préféré, et qui, voyant mon grand amour pour les livres imprimés, a fini par me payer l’école malgré mon père, qui voulait me garder chez lui pour travailler de son état, et m’appelait un grand paresseux quand il me trouvait à lire. Cette inclination pour les livres m’est venue tout petit. Quand j’allais le dimanche à l’église, durant tous les offices je regardais les beaux livres des prêtres et j’aurais voulu les leur dérober. On est comme ça poussé par des instincts qui sont plus forts que nous, et je ne crois pas que ce soit toujours le diable qui nous les donne. J’ai appris à lire bien vite et sans savoir comment, et je lis aussi les psaumes latins et je les comprends un peu. Mais je ne pouvais lire que dans les livres de l’école, je n’avais pas un livre à moi, c’était trop cher. Ma bonne mère me promettait toujours de m’acheter un beau psautier ; mais les mois passaient sans qu’elle eût jamais pu avoir l’argent qu’il fallait. Mon père la surveillait de près et l’empêchait de rien mettre de côté. Il est vrai que nous étions bien pauvres et que le travail de tous suffisait à peine pour nous faire vivre. Moi seul je ne travaillais pas, répétait chaque jour mon père en me brutalisant ; il me semblait pourtant que mon esprit travaillait, mais mes mains se refusaient à faire l’ouvrage qu’on leur donnait.

» Hier, ma mère était allée avec mes sœurs pétrir et faire cuire à la boulangerie les grands pains bis que nous mangeons ; mon père fut appelé au dehors pour son petit commerce.

— Garde au moins la boutique, grand fainéant, me dit-il, et surtout ne touche à rien. »

» Il sortit en me faisant un geste de menace et je me mis sur la porte à regarder les passants. Tout à coup je vis venir un colporteur, il vendait des livres et se rendait à l’église et à l’école pour en faire le placement.

» Approchez, lui dis-je, et laissez-moi seulement regarder un peu vos beaux livres, car, comme dit le proverbe, la vue n’en coûte rien !

— La vue me coûtera mon temps, répliqua le colporteur, je suis pressé et, à moins que tu ne veuilles faire une emplette, je ne déballe pas.

— Déballez, lui dis-je, je puis tout de même vous acheter un livre. Je lançai cette première parole je ne sais comment, et c’est ce qui me perdit, car, une fois dite, je ne voulus pas me démentir de peur que le colporteur ne se moquât de moi. Il entra dans la boutique, défit son ballot en toute hâte, et me montra un volume des saints Évangiles, en latin, qui me plut beaucoup.

— Cela vaut un écu, c’est à prendre ou à laisser, me dit le marchand ; mais je vois que c’est trop cher pour vous, ajouta-t-il d’un air narquois qui me mit le diable au corps.

— Attendez un peu, répliquai-je avec résolution, et, m’approchant du tiroir où mon père tenait l’argent de la vente, je le secouai, l’ouvris et j’y pris un écu en menue monnaie. »

» Quand le colporteur eut disparu, je cachai mon livre dans ma chemise ; je tremblais, j’avais peur ; je compris que je venais de commettre un vol.

[Illustration : Cela vaut un écu, c’est à prendre ou à laisser.]

J’aurais voulu rappeler le marchand ; mais il n’était plus temps. Que faire ? mon père pouvait rentrer d’un moment à l’autre, et je sentais déjà sa colère tomber sur moi comme le tonnerre. Si encore ma mère avait été là, elle aurait pu me protéger, mais en son absence, je me voyais perdu. Dans ma terreur, je poussai la porte de la boutique, je me mis à monter en courant jusqu’au haut de la maison, et je me barricadai dans le petit grenier où je couchais ; je m’assis sur mon lit, et, n’entendant venir aucun bruit, j’eus la curiosité de regarder dans mon livre ; je le tirai de ma chemise et je commençai à lire la belle passion du Christ ; je ne comprenais qu’à moitié les mots latins, et je faisais un effort si grand d’esprit pour les comprendre entièrement, que peu à peu j’oubliai ma mauvaise action, la colère de mon père, le châtiment qui m’attendait, j’oubliais tout, excepté mon livre.

» Mais tout à coup des cris, des voix montèrent de la boutique ; je compris que mon père était rentré et s’emportait contre moi ; je devinai que ma mère cherchait à le calmer sans y réussir. Oh ! j’aurais voulu en ce moment être une souris et qu’un chat me mangeât. Je cachai le livre dans ma paillasse et je me cachai sous mon lit. Bientôt j’entendis monter, je crus que c’était mon père, et je sentais déjà une grêle de coups. Je me rassurai pourtant un peu, je crus ouïr des pas plus légers qui m’annonçaient ma mère ou une de mes sœurs.

» On frappa : » C’est moi, c’est Jeanne ; ouvre vite, me dit ma sœur aînée. J’ouvris mais je refermai aussitôt qu’elle fut entrée.

— Il faut déguerpir d’ici, s’écria-t-elle, mon père veut te tuer, il dit que tu es un voleur, que tu as pris de l’argent dans le comptoir.

— J’ai pris un écu pour acheter ce livre, lui dis-je, en tirant les Évangiles de ma paillasse.

— Tu n’en as pas moins fait un vol à notre père, me dit ma sœur sévèrement, tu dois te cacher loin d’ici, car notre père qui te croit à vagabonder par la ville, a juré que s’il te retrouvait il t’exterminerait, ou te livrerait à M. le prévôt comme un voleur. »

» Ce mot de voleur répété me faisait bien souffrir, je vous assure, je me mis à sangloter.

» C’est bien le moment de pleurer, me dit ma sœur. Passe par la cour et va te cacher chez ton parrain le boucher ; ma mère t’y rejoindra ce soir. »

» Je plaçai mon livre, cause de tout mon malheur, entre ma chemise et ma souquenille, et je pris la fuite comme ma sœur me l’avait conseillé. Je gagnai bientôt la maison de mon parrain le boucher, mais je n’osai y entrer de peur d’explication et de remontrance, je m’assis sous le hangar où il rangeait les bœufs, et me sentant là à l’abri et chaudement je me remis à lire dans mon livre en attendant que la nuit vînt et permît à ma mère de me rejoindre ; je pouvais la guetter d’où j’étais placé, et quand je reconnus le bruit de ses pas, je me levai pour aller à sa rencontre. Ma mère, loin de me faire peur comme mon père, me semblait un secours du ciel qui m’arrivait ; je me jetai à son cou et je lui racontai en pleurant ce que j’avais fait.

» J’étais bien sûre, me dit-elle en regardant le livre, que tu n’avais pas pris cet argent pour mal faire ; mais ton père ne veut rien entendre ; il faudra longtemps pour l’apaiser, et d’ici là où vivras-tu, mon pauvre enfant ? J’ai bien eu l’idée de parler à ton parrain pour qu’il te donne asile ; mais ici ton père te retrouvera et il arrivera quelque malheur.

— Oui, ma mère, lui dis-je, il faut que j’aille bien loin gagner ma vie, je veux voir Paris et y apprendre bien des choses dont le maître d’école m’a parlé.

— Tu es fou, mon petit Jacques, que deviendrait un pauvre enfant comme toi dans cette grande ville ?

» Je ne sais pas tout ce que je lui dis pour lui persuader que Paris serait le paradis pour moi ; il me semble qu’un esprit me soufflait mes paroles pendant que je lui parlais. Il fut convenu qu’elle me confierait dès le lendemain à des bateliers qui descendaient la Seine de Melun à Paris, et que chaque semaine elle m’enverrait par eux un grand pain qui m’aiderait à vivre là-bas.

» Mais à propos de pain, tu n’as pas soupé, mon pauvre Jacques ; tiens, voilà des noix et une galette que j’avais faite pour toi ; mange, puis endors-toi sous ce hangar, puisque tu t’y trouves bien, et demain, au petit jour, je viendrai te chercher, me dit cette bonne mère. »

[Illustration : Tiens, voilà des noix et une galette que j’avais faite pour toi.]

» Elle partit, quand j’eus mangé je m’endormis sur la litière des vaches, et je fis un songe merveilleux. Je me voyais dans le palais du roi de France avec de beaux habits, j’étais en familiarité avec les enfants du roi, ou plutôt ils me traitaient avec respect et m’appelaient leur maître. Ce que cela veut dire, je n’en sais rien ; mais j’ai vu de si belles choses dans ce rêve, des monuments de tous genres : palais, églises, colléges, que j’en suis sûr je retrouverai à Paris ; j’ai entendu des voix si nombreuses qui m’appelaient, que ce matin à l’aube, sans bien savoir ce que je faisais, oubliant ma mère que j’allais désespérer, je me suis mis à courir sur la route de Melun à Paris. J’avais tant peur que quelque mésaventure ne m’empêchât d’accomplir mon dessein et de voir la capitale, que j’ai ajouté à ma mauvaise action d’hier, celle bien plus mauvaise de quitter ma mère sans l’embrasser. Dieu m’a déjà puni, car sans vous, mon bon seigneur, je serais mort de froid sur la route et j’aurais été mangé par les loups.

— Allons ! allons ! tu n’es pas aussi vagabond que je le craignais, répliqua le gentilhomme, quand l’enfant eut terminé son récit, tu passeras deux ou trois jours à Orléans pour te réconforter, puis tu continueras ta route jusqu’à Paris, et moi, demain, de retour à Melun, j’irai avertir ta mère qui doit te croire perdu. »

Le petit Jacques remerciait avec une vive reconnaissance le bon gentilhomme, et couvrait de caresses ses mains qui, en ce moment, laissaient flotter les rênes. Mais ils arrivaient dans une plaine où la route qui montrait Orléans, devant elle, devenait plus belle. Le cheval reprit le trot, l’enfant cessa de parler et même ne fit plus aucun mouvement. Le gentilhomme s’imagina qu’il dormait et ne songea plus à lui ; mais arrivé à la porte de l’auberge où il devait loger, quand il poussa Jacques pour le réveiller, il s’aperçut qu’il avait perdu connaissance et qu’il était pris d’une grosse fièvre. Le cordial qu’il avait bu ne lui avait donné qu’une force factice d’une heure.

Que faire ! Le gentilhomme connaissait la charité des bonnes sœurs de l’hospice, il y conduisit lui-même le petit Jacques.

Le lendemain il vint le revoir avant de reprendre la route de Melun ; la fièvre de l’enfant avait cessé, mais il était tout courbaturé et ne pouvait se remuer dans son lit ; l’excellent seigneur le confia aux soins des religieuses, lui remit une lettre de recommandation pour Paris, et s’éloigna en lui promettant de nouveau d’aller le soir même rassurer sa mère.

Trois jours de repos guérirent entièrement le petit Jacques, qui put se remettre en route pour Paris : on lui donna douze sous et quelques provisions avant qu’il quittât l’hôpital, de sorte qu’il fit gaiement le reste de la route. Comme il sortait de l’hôtel-Dieu, de cet hôtel si bien nommé, de cet hôtel tout providentiel et qui ne refuse jamais l’hospitalité, il fit un vœu qui se grava profondément dans son âme ; il jura que si jamais il était riche il doterait l’hôpital d’Orléans.

Il arriva à Paris par un temps clair, ce qui lui permit d’aller admirer le palais du roi, la tour de Nesle, le Pré aux clercs, les belles églises et tous les monuments qui décoraient le vieux Paris.

La lettre que lui avait remise le bon gentilhomme était pour un des maîtres des nombreux colléges de Paris. Il ne demandait pas qu’on l’admît comme élève dans l’intérieur du collége, c’eût été trop espérer pour le petit vagabond vêtu d’une pauvre souquenille et fils de mercier ; il demandait qu’on l’employât comme commissionnaire et domestique des élèves et des professeurs, sauf à le recevoir plus tard dans l’intérieur du collége s’il marquait des dispositions frappantes pour l’étude.

Le maître à qui le petit Jacques remit sa lettre était un homme affairé et naturellement brusque.

» Choisis ta place à la porte du collége, lui dit-il, je donnerai l’ordre qu’on t’y laisse tranquille, et nous verrons à te faire faire des commissions ; puis d’un geste il congédia le pauvre enfant.

Mais Jacques était d’une nature résolue et persistante qui ne se décourageait point. Aux murs des colléges, des couvents, des églises et de presque tous les monuments de cette époque, étaient toujours adossées de petites constructions parasites. Contre la façade du collége, d’où Jacques venait de sortir, s’étalaient une échoppe de cordonnier, une autre occupée par un imagier, qui vendait aussi des chapelets et quelques livres d’église, puis une petite hutte où nichait un aveugle et son chien. Le petit vagabond se choisit une place dans les entre-colonnements d’une poterne presque toujours fermée ; il plaça sur un banc très-bas, à l’abri de cet enfoncement, une grosse botte de paille qu’il acheta pour quelques sous, il s’établit dans cette espèce de gîte et soupa gaiement des restes des provisions que les bonnes sœurs lui avaient données. La nuit fut rude, mais il échappa à la rigueur du froid en se blottissant tout entier dans la paille brisée ; à son réveil, il se mit à courir de long en large pour se réchauffer, et bientôt aperçu par le savetier et l’imagier, il fut chargé par eux de quelques petites commissions en retour desquelles ils lui offrirent la soupe ; et il se sentit tout réconforté par un repas chaud.

En ce temps-là les écoliers étaient externes, et le matin, en se rendant aux classes, ils virent le petit commissionnaire dont la bonne mine les charma. Il était assis jambes pendantes sur la paille fraîche et lisait dans son livre d’évangiles.

Plusieurs écoliers parmi les grands l’interrogèrent, et ayant appris qu’il était commissionnaire l’employèrent aussitôt ; il gagna donc dès le premier jour quelques menues monnaies. Il s’arrangea avec l’imagier pour prendre chez lui sa nourriture et pour s’y chauffer ; et, comble de bonheur, il obtint que l’imagier lui prêterait quelques livres en lecture. Dès le premier jour il avait écrit à sa mère, et bientôt il reçut avis qu’un gros pain lui arrivait par les bateliers de Melun ; il se rendit au bord de la Seine à l’endroit où les bateliers amarraient leurs bateaux ; il y eut bientôt reconnu un patron de barque, leur voisin à Melun, qui l’ayant à son tour aperçu, lui cria :

» Eh ! eh ! petit Jacques, approche donc un peu de mon bord ; j’ai une cargaison pour toi. »

Quand l’enfant toucha à la barque il donna une poignée de main au patron, et reçut dans ses bras un énorme pain bis dont la circonférence dépassait celle d’une roue de brouette. Il ne put regarder ce pain sans attendrissement ; c’était sa mère qui l’avait pétri ; et chaque semaine elle devait lui en envoyer un semblable pour qu’il ne mourût pas de faim à Paris.

Il parla longtemps de cette bonne mère, puis de son père et de ses sœurs avec le batelier, et quand il lui eut dit adieu et qu’il se trouva seul dans les rues de Paris, il se mit à rêver à ce qu’il pourrait faire pour prouver un jour sa reconnaissance à sa Mère.

[Illustration : Il reçut dans ses bras un énorme pain bis]

Franchir le seuil du collége, y être admis comme élève et devenir un savant, tel était le but qu’il aurait voulu atteindre. Mais comment y parvenir ? Il se rappelait la brève et brusque réception que le maître lui avait faite et il n’osait guère compter sur sa protection.

Tout en songeant de la sorte, il avait regagné la porte du collége ; il déposa son gros pain dans l’échoppe de l’imagier après en avoir coupé une large tranche qu’il mangea avec délices, puis il s’assit dans son petit gîte attendant les pratiques. C’était le lendemain d’un jour de congé, une dame passa qui ramenait ses deux fils au collége.

» À votre service, madame et messieurs, leur dit le petit Jacques, suivant l’habitude qu’il avait de s’adresser à ceux qui passaient.

— Tiens ! c’est notre petit commissionnaire, dit un des écoliers à son frère ; il faut le recommander à maman, qui lui fera gagner plus que nous ; et aussitôt ils désignèrent le petit Jacques à leur mère. Celle-ci regarda le pauvre enfant et fut charmée de son visage et de sa gentillesse ; il tenait en ce moment son volume d’évangiles à la main ; la dame ayant regardé dans ce livre et interrogé Jacques, elle sut de lui son goût si vif pour la lecture et l’instruction.

» Veux-tu, lui dit-elle avec bonté, accompagner chaque jour mes fils au collége ? j’obtiendrai des professeurs que tu assistes à toutes leurs leçons, et tu apprendras ainsi toujours quelque chose. »

L’enfant ne sachant comment prouver l’excès de sa gratitude à la bonne dame, s’agenouillait et baisait le bord de sa robe.

Quelques instants après il fut admis dans l’intérieur du collége ; la dame l’avait recommandé au même maître à qui il s’était adressé à son arrivée à Paris. Cette fois-ci il en fut bien mieux reçu. Le maître lui dit qu’on lui donnerait une petite chambre sous les toits du collège, et qu’il pourrait, tout en servant les fils de la bonne dame, partager les études des écoliers et montrer ses dispositions.

Dès lors la vie du petit Jacques devint un combat plein d’ardeur. Le grand pain qu’il recevait chaque semaine de Melun assurait sa subsistance ; il put ajouter quelques fruits et quelques légumes à ce pain du pays, et s’acheter un habit avec les petits gages que lui avait régulièrement assurés la bonne dame ; il put, bonheur plus grand, s’acheter quelques livres ! Il était bien pauvre encore ! mais il était riche d’espérance, riche du savoir qui s’ouvrait pour lui ; il ne songea pas à envier la fortune de ses condisciples, il ne songea qu’à les surpasser tous dans ses études.

Ce fut un exemple admirable que celui que donna ce pauvre enfant du peuple, servant les autres aux heures des récréations, et aux heures des leçons se montrant le plus empressé au travail. Il prenait même sur ses nuits pour étudier, et n’ayant pas de lumière, il lisait et écrivait à la lueur de quelques charbons embrasés ! Il fit bientôt de rapides progrès dans l’étude de la langue latine, mais il voulut plus encore ; il voulut apprendre cette belle langue grecque, qu’à peine quelques savants connaissaient alors en France. Les plus célèbres ouvrages de la littérature grecque ne s’imprimaient à Paris que depuis vingt ans, ces livres étaient très-chers, et le petit Jacques était bien pauvre ; mais la vigueur de sa volonté suppléait à tout. À force de travail il parvint à comprendre le grec. Il suivit d’abord les cours de Bonchamps, dit Évagrius, professeur de ce temps ; et bientôt le roi François Ier ayant institué une chaire de grec où deux habiles érudits, Jacques Thusan et Pierre Danès, furent chargés sous le nom de lecteurs royaux d’enseigner l’un la poésie et l’autre la philosophie de l’antiquité, on vit Jacques assidu à leurs leçons, interrogé par eux, les étonner et les éblouir. Ils confessèrent enfin qu’ils n’avaient plus rien à apprendre au merveilleux écolier qui, désormais, saurait aussi bien qu’eux commenter Platon, Démosthènes et Plutarque.

Un jour ils l’examinèrent en présence de François Ier et de sa sœur Marguerite de Navarre, qui, elle aussi, savait le grec. Le roi et la princesse émerveillés de son savoir le comblèrent de louanges et déclarèrent qu’ils prenaient sous leur protection le jeune Jacques Amyot, une des gloires futures de la France.

[Illustration : Un jour ils l’examinèrent en présence de François Ier et de sa sœur Marguerite de Navarre.]

Le lendemain de cet heureux jour, les bateaux de Melun déposèrent à Paris un pauvre homme et sa femme vêtus des humbles habits des artisans de ce temps. C’étaient la mère et le père de Jacques Amyot.

[Illustration : Les bateaux de Melun déposèrent à Paris un pauvre homme et sa femme]

» Oh ! mon cher fils, lui dit sa mère en le pressant sur son cœur ; je t’amène ton père qui t’a pardonné et qui est bien fier de toi ! »