Enfances célèbres/La Rançon du génie — Filippo Lippi

Librairie de L. Hachette et Cie (p. 43-63).



LA RANÇON DU GÉNIE




NOTICE SUR FILIPPO LIPPI.


Filippo Lippi, peintre, naquit à Florence en 1412. Dès son enfance, il montra de rares dispositions pour la peinture. Il entra comme novice dans le couvent des Carmes, où Masaccio venait de terminer d’admirables fresques. Chaque jour on le trouvait en contemplation devant ces grandes peintures. Bientôt il se mit à les copier, et en peu de temps il sut tellement s’approprier la manière de ce maître, qu’on le regarda comme son rival et son successeur. Entraîné par ses succès, il résolut de quitter le couvent. Son enfance et sa vie furent pleines d’aventures. À dix-sept ans, monté sur un bateau avec quelques amis, il s’était trop avancé en mer ; il fut pris par des corsaires barbaresques et emmené en Afrique, où il devint esclave. Mais là encore son talent lui fit accorder sa liberté. Conduit à Naples, il y exécuta plusieurs fresques, puis vint à Florence, où il peignit son plus beau tableau, le Couronnement de la Vierge, grande composition où sont groupées de nombreuses figures. L’auteur s’y est représenté sous la figure d’un adorateur ; devant lui est un agneau soutenant cette inscription : Is perfecit opus. Ce tableau frappa tellement Cosme de Médicis, qu’il conçut pour Lippi une estime et une amitié dont il ne cessa de lui donner des preuves. Lippi exécuta de grands travaux à Florence, à Spolette, à Padoue, à Fiesole, etc. Le Louvre possède deux beaux tableaux de ce peintre, une Madone et le Saint-Esprit présidant à la naissance de Jésus-Christ. Filippo Lippi mourut à Florence, en 1466, âgé de cinquante-sept ans.


PERSONNAGES.

FRANCESCO LIPPI, métayer des environs de Florence, père de Filippo.

RITA, femme de Francesco.

FILIPPO LIPPI, leur fils, enfant de dix ans.

STELLA, sa sœur.

BRUTACCIO, chef de brigands.

BUONAVITA, brigand. Troupe de brigands.

La scène se passe d’abord au pied des Apennins, près de Florence, puis sur les Apennins, à l’entrée de la caverne des brigands.

LA RANÇON DU GÉNIE.


SCÈNE PREMIÈRE.


Le théâtre représente l’intérieur de la ferme de Francesco.


FRANCESCO et RITA.


FRANCESCO, entrant tout haletant. Femme, me voici de retour de la ville. Je suis accablé de fatigue.

RITA. Apportes-tu du moins quelque bonne nouvelle ?

FRANCESCO. Eh ! non ; une bonne nouvelle m’aurait fait oublier la marche, et je ne me plaindrais pas.

RITA. Que t’ont dit ces messieurs du tribunal ?

FRANCESCO. Ce qu’ils disent si souvent au pauvre quand il demande justice : qu’il faut d’abord déposer de l’argent pour les premiers frais, et puis qu’on fera des poursuites.

RITA. C’est une horreur ! déposer de l’argent pour qu’on arrête ces brigands qui dévastent le pays, qui enlèvent nos bestiaux et nous dépouillent de tout ! Mais à qui nous adresserons-nous, si l’autorité ne nous protège pas ? Il faudra donc fuir ce canton, abandonner l’héritage de ton père et chercher à vivre ailleurs ?

FRANCESCO. J’ai dit tout cela aux gens de la justice. Je leur ai raconté comment l’autre jour, tandis que notre petit Filippo gardait le troupeau au pied des Apennins, des brigands fondirent sur la plaine et profitèrent du moment où l’enfant s’était éloigné pour s’emparer de nos plus beaux agneaux et de nos jeunes chevreaux. Heureusement les mères étaient à la bergerie, sans cela nous étions ruinés.

RITA. Plus heureusement encore, Francesco, notre fils n’était pas là ; car il serait tombé entre les mains des brigands, et peut-être l’auraient-ils tué… La sainte madone l’a protégé.

FRANCESCO. Voilà comme tu excuses toujours sa paresse, Rita. Si Filippo n’avait pas quitté le troupeau, il aurait appelé au secours en voyant venir les brigands ; je serais accouru, et nous n’aurions rien perdu.

RITA. Je l’ai grondé comme toi, Francesco ; je lui ai recommandé d’être plus attentif. Mais, tu le vois, notre fils ne peut se soumettre à garder les bestiaux, à labourer la terre ; il aime à être seul, et, aussitôt qu’il pense qu’on ne le voit pas, il s’amuse à tracer sur la terre des figures d’hommes, des arbres, des moutons. Peut-être notre enfant est-il destiné à une autre existence que la nôtre.

FRANCESCO. Tu es folle, Rita. Voilà bien les mères ; toujours des idées d’ambition pour leurs fils… Et à quoi veux-tu que nous destinions celui-là ? Avons-nous de l’argent pour lui faire donner de l’éducation ? et est-ce au moment où nous sommes dans la misère que tu dois l’encourager à la fainéantise ? Mêle-toi de ta fille et laisse-moi faire de Filippo un bon métayer.

RITA. Calme-toi, mon ami, et confions-nous à Dieu.

FRANCESCO. « Aide-toi et le ciel t’aidera. » Femme, il faut que nous et nos enfants redoublions de travail et de courage pour éloigner la misère. Mais où est Filippo ? Il est encore couché, je suis sûr.

RITA. Non, il est dans l’étable à faire la litière des vaches.

FRANCESCO, appelant. Filippo ! Filippo !


SCÈNE II.


LES MÊMES, FILIPPO, entrant avec un morceau de charbon à la main, puis STELLA.

FILIPPO. Mon père…

FRANCESCO. Que faisais-tu dans l’étable ?

FILIPPO, rougissant et baissant la tête… Mon père, je… je…

FRANCESCO. Ah ! tu vas mentir !… Que faisais-tu ?

FILIPPO. Eh bien ! je cherchais à dessiner sur le mur la grande vache noire.

FRANCESCO. Et à quoi cela te mènera-t-il, fainéant ?

(Filippo baisse la tête et ne répond rien.)

STELLA, accourant. Ma mère, ma mère, venez voir ; nous avons deux vaches noires maintenant ; Filippo en a fait une seconde, elle marche près du mur de l’étable, elle mange au ratelier… Venez ! venez !

FRANCESCO. Allons, taisez-vous ; c’est assez de folie ! Femme, sers-nous à déjeuner, puis nous irons tous au travail.

(Ils se mettent à table.)

STELLA. Elle est bien belle, la vache de Filippo. Mon père, pourquoi ne voulez-vous pas la voir ?

RITA. Chut ! mange tes confitures et tais-toi.

STELLA. Qu’il est bon, ce raisiné ! Pourquoi ne fais-tu pas comme moi, Filippo ? Vois, je nettoie mon assiette avec de la mie de pain. Il n’en reste pas de trace.

FILIPPO, dessinant sur son assiette avec la pointe de son couteau. Regarde cela, Stella.

STELLA. Oh ! c’est notre petit chat roux. Le voilà sur le buffet. (Filippo continue à dessiner.) Il se gratte l’oreille avec sa patte.

RITA. Je n’oserai jamais laver cette assiette. C’est tout à fait le portrait de notre chat ; vois, Francesco.

FRANCESCO, regardant et riant. Oh ! c’est bien ça ; je te permets cet amusement pendant les repas, Filippo ; mais je ne veux pas que tu y songes en gardant les troupeaux.

FILIPPO. C’est malgré moi, mon père.

FRANCESCO. Tout cela est bel et bon, enfant ; mais il faut penser à gagner ton pain. Allons, pars avec ta sœur, et ne vous éloignez pas trop de la ferme. Vous mènerez paître les vaches et les chèvres là-bas dans cette prairie qui est auprès du bois, et si vous voyez venir quelqu’un, vous m’appellerez tout de suite ; je vais au labour.

(Les enfants sortent.)


SCÈNE III.
Dans la campagne.


STELLA et FILIPPO menant les troupeaux.


STELLA. Mais comment fais-tu, mon frère, pour inventer d’aussi jolies choses avec tes doigts ?

FILIPPO. Je n’en sais rien, Stella ; je ne comprends pas ce qui me donne le pouvoir de retracer tout ce que je vois, comme l’eau retrace notre visage quand nous y regardons ; mais je suis poussé par un désir invincible à toujours reproduire les images qui sont devant moi, soit avec la pointe de mon couteau sur la pierre, soit avec un charbon sur les murs, ou bien avec le bout de mon bâton sur le sable. Oh ! si je pouvais avoir une de ces grandes feuilles de papier blanc sur lesquelles écrit notre curé, il me semble que je ferais une madone comme celle qui est debout sur le maître autel de notre église.

STELLA. Elle semble vivante, cette madone ; on dirait qu’elle marche, qu’elle va parler.

FILIPPO. Elle te ressemble un peu, ma petite Stella. Mais nous voici arrivés à la lisière du bois. Garde le troupeau, moi je vais chercher une de ces pierres molles où mon couteau s’enfonce facilement ; puis je reviendrai dessiner ton portrait.

STELLA. Tu désobéis à notre père, Filippo ; ne t’a-t-il pas dit de ne t’occuper que de nos bestiaux ?

FILIPPO. Ne seras-tu pas contente, ma petite sœur, de voir ton portrait sur une pierre, comme tu as vu tout à l’heure celui de notre chat sur une assiette ?

STELLA. Oh ! oui, cela me fera plaisir.

FILIPPO. Eh bien ! attends, je vais revenir. N’aie pas peur et garde le troupeau.

STELLA. Ne reste pas longtemps loin d’ici.

(Filippo s’enfonce dans le bois, ramasse une pierre, s’assied, et se met à dessiner.)


SCÈNE IV.
FILIPPO, seul.

Qu’il est beau, ce paysage qui se déroule devant moi ! dans le fond les hautes montagnes, puis les bois, puis le village, et de l’eau qui court !


SCÈNE V.
STELLA, FILIPPO.


STELLA, de la prairie. Au secours ! mon frère, au secours !

FILIPPO, accourant. Qu’y a-t-il, ma bonne Stella ? Je viens te défendre.


SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENTS, BRUTACCIO et la troupe de brigands.


BRUTACCIO, lui fermant la bouche. Halte-là, mon brave ; vos troupeaux sont à nous, votre sœur est notre prisonnière, et vous allez nous suivre aussi : vous vous ferez à la vie des montagnes, et vous finirez par faire partie de notre bande, si vos parents ne sont pas assez riches pour payer votre rançon.

FILIPPO. Moi ! vivre parmi vous ? oh ! non, jamais ! jamais !

BRUTACCIO, l’empêchant de crier. Point de mutinerie, point de mutinerie, enfant ! autrement ton dos sentira le bois de ma carabine. (Filippo fait un geste menaçant.) Allons, qu’on s’en empare. (Plusieurs brigands s’emparent de Filippo, qui se démène entre leurs bras.) Toi, Buonavita, charge-toi de la sœur.

BUONAVITA, à Stella. Petite bergère, n’ayez nulle crainte. Vous garderez nos vaches dans nos rochers, vous ferez des fromages, vous taillerez la soupe, et en retour vous serez bien traitée.

STELLA. Ma mère ! ma mère !

(Ils disparaissent tous dans les Apennins.)


SCÈNE VI.
Sur un plateau des Apennins, devant l’entrée de la caverne des brigands..
FILIPPO, STELLA, puis BUONAVITA.

.

FILIPPO. Ma pauvre Stella, tu pleures donc toujours ?

STELLA. Ils sont si laids, ces brigands, si méchants !… Si je ne les sers pas tout de suite quand ils me demandent à boire, ils menacent de me frapper. Oh ! Filippo, comme nous avons souffert depuis huit jours que nous sommes ici ! et penser que cela durera toujours !… Et nos pauvres parents, ils doivent se désespérer de ne pas nous voir revenir… Si nous ne les voyions jamais…

(Elle sanglote.)

FILIPPO. Ne pleure pas ainsi, Stella ; Dieu veillera sur nous.

STELLA. Oh ! mon frère, tu es moins malheureux que moi. Les premiers jours, tu étais bien triste aussi ; mais à présent, tu reprends courage et tu sembles consolé. Tu recommences à dessiner sur les pierres et sur le sable ; cela te distrait.

FILIPPO. C’est vrai, Stella, ce plaisir me suit ; les brigands n’ont pu me le ravir.

(Entre Buonavita.)

BUONAVITA. Pourquoi vous tourmentez-vous ainsi, Stella ? N’êtes-vous pas contente dans notre compagnie ? Soyez attentive, faites bien notre cuisine, et nous vous donnerons un beau bonnet à dentelles d’argent.

STELLA. Gardez vos cadeaux, seigneur Buonavita. Mais si vous n’êtes pas méchant, faites ce que je vous ai demandé.

FILIPPO. Qu’as-tu demandé, Stella ?

STELLA. J’ai demandé que Buonavita obtînt notre liberté du seigneur Brutaccio : car je ne puis vivre ici.

BUONAVITA. J’ai fait votre commission.

FILIPPO. Et que vous a dit le capitaine ?

BUONAVITA. Il m’a dit que vous ne sortiriez jamais d’entre ses mains, si vos parents ne lui payaient une forte rançon.

FILIPPO. Ils sont trop pauvres !

STELLA. Votre maître est bien cruel ; mais vous, ne pourriez-vous nous rendre la liberté ?

BUONAVITA. Si je le pouvais, je le ferais, mes enfants ; car, puisque notre compagnie vous déplaît, je ne vois pas à quoi bon vous garder de force.

FILIPPO. Vous êtes compatissant, vous ! Mais comment, sans y être contraint, pouvez-vous donc vivre avec des brigands ?

BUONAVITA. Ah ! l’habitude fait tout. J’ai été orphelin de bonne heure. Mon oncle Brutaccio, le chef de notre troupe, m’emmena dans ces montagnes, et je suis devenu brigand sans m’en douter ; mais, je vous le jure, ma petite Stella, je n’ai jamais tué personne. Boire, rire, chanter, être libre et ne rien faire la plupart du temps, telle est ma vie, ma bonne vie dont j’ai tiré mon nom. Je ne vous l’offre pas en exemple, mes enfants ; mais je vous la raconte seulement pour que vous n’ayez pas peur de moi.

FILIPPO. Eh bien ! vous pouvez me faire un grand plaisir, puisque vous êtes bon.

BUONAVITA. Lequel ?

FILIPPO. Buonavita, je vous en prie, donnez-moi une de ces belles planches de bois blanc qui recouvrent les caisses qui sont dans la caverne.

BUONAVITA. Très-volontiers. (Il entre dans la caverne et revient à l’instant, avec la planche.) Qu’en voulez-vous faire ?

FILIPPO. Vous allez voir. (Il tire un charbon de sa poche et se met à dessiner un arbre et des moutons qui sont devant lui, puis le fond du paysage.)

BUONAVITA. Oh ! vous avez un fier talent, l’ami ; voilà l’arbre qui grandit sous vos mains, le troupeau qui s’anime, les rochers qui se dressent… Qui vous a appris tout cela ?

FILIPPO. Personne. Est-ce que cela s’apprend ? Depuis que je pense, je reproduis ainsi tout ce que je vois sans savoir comment. Mais ce qui me tourmente, c’est de ne pouvoir donner des couleurs à mon ouvrage, ces belles couleurs de la madone de notre église.

BUONAVITA. Des couleurs ! ah ! si vous en désirez, je puis vous satisfaire. Il y a quelque temps, nous arrêtâmes sur la route de Florence un peintre qui allait à Rome. Nous croyions avoir fait une riche capture en nous emparant d’une cassette fermée qu’il gardait auprès de lui. Quand nous l’ouvrîmes, nous n’y trouvâmes que des vessies de couleurs et des pinceaux de poil.

FILIPPO. Qu’est-ce que cela, des pinceaux ?

BUONAVITA. C’est ce qui sert à mettre des couleurs sur un dessin.

FILIPPO. Oh ! donnez-moi cette cassette, et je vous aimerai bien.

BUONAVITA. Je vais la chercher.

FILIPPO, avec joie. Stella, je vais avoir des couleurs !…

STELLA. Je ne comprends pas ton bonheur, Filippo ; moi, je ne serai contente qu’en revoyant nos parents.

BUONAVITA, revenant avec la cassette. Voilà, mon ami. Stella, si vous ne voulez pas être grondée par Brutaccio, allez vous occuper du dîner ; notre chef ne tardera pas à revenir de sa tournée.

(Stella entre dans la caverne.)

FILIPPO, ouvrant la cassette. Oh ! Buonavita, que ces couleurs sont belles ! Ce sont celles du ciel, de la terre, des roches et des bois. Mais qui nous apprendra le moyen de les préparer et de les étendre ?

BUONAVITA, tirant une palette de la caisse. D’abord il faut les disposer sur cette petite planche, après les avoir fondues avec un peu d’huile que vous prendrez dans cette fiole ; puis vous les appliquerez sur votre dessin avec un pinceau.

FILIPPO, avec enthousiasme. Et comment savez-vous cela, Buonavita ? Qui vous a révélé ce mystère ? Êtes-vous donc sorcier ?

BUONAVITA. Je ne suis pas plus sorcier que savant, mais j’ai eu le bonheur de voir travailler le plus grand peintre de l’Italie.

FILIPPO. Le plus grand peintre de l’Italie ?

BUONAVITA. Oui, Masaccio ! celui qui a retracé les tourments des damnés dans l’église des Carmes, à Florence.

FILIPPO. Et vous avez vu cet homme, ce peintre, qui est aussi célèbre qu’un prince ?

BUONAVITA. Je l’ai vu, et je vais vous conter comment.

FILIPPO. Tout en vous écoutant j’essayerai ces couleurs. Les voilà préparées comme vous me l’avez dit. (Il se met à peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de ce grand Masaccio.

BUONAVITA. Il faut vous dire que mon oncle, trouvant que notre métier allait mal sur les grandes routes, s’était mis en tête, l’an passé, d’aller enlever le trésor du couvent des Carmes. Il avait une vieille haine contre les bons frères, qui, disait-il, l’avaient chassé de leur école pour quelques petites peccadilles, et l’avaient ainsi déterminé à embrasser la profession de brigand. Bonne profession, ma foi ! et dont mon oncle n’a pourtant pas à se repentir. Mais il paraît qu’il y a des jours où cela le trouble, et il se met alors dans de grandes fureurs, qui ont toujours pour résultat quelque expédition hardie. Donc il me dit l’an passé : « Va-t’en reconnaître les lieux, et nous agirons dans la nuit. » Je me rends à Florence, habillé comme un honnête paysan, et je demande le couvent des Carmes. « Suivez cette foule, me répond-on en me montrant un grand flot de peuple ; elle se dirige justement vers l’église des Carmes. — Et pourquoi faire ? repris-je. — Vous le verrez bien, mon garçon, » répliqua en riant le citadin narquois. Je me mis à la file de ceux qui marchaient, et bientôt je me trouvai comme porté dans l’église. Tout le monde se précipitait vers une seule chapelle. Je me glissai aux premiers rangs. Alors je vis ce qui attirait la multitude, et je fus près de laisser échapper un cri d’effroi, moi qui n’ai jamais eu peur de ma vie. Sur les murs à demi éclairés de la chapelle, on voyait des hommes torturés ; leurs traits étaient pâles et amaigris ; leurs yeux versaient des larmes de sang ; leurs dents grinçaient ; leurs corps se tordaient, et je croyais leur entendre pousser des gémissements. Cependant la foule criait autour de moi : « Vive Masaccio ! » et, plein d’admiration pour cet homme qui avait la puissance de m’épouvanter, je criai à mon tour : « Vive Masaccio ! » Mais Masaccio, qui était là devant nous, continuait à peindre sans se déranger. C’est lui qui sauva, sans s’en douter, le trésor des Carmes. Je déclarai à mon oncle que je ne traverserais jamais la nuit cette église où il m’avait semblé voir la flamme des damnés me saisir. Je fis partager ma terreur à sa troupe, et l’expédition fut abandonnée.

FILIPPO. Buonavita, je veux aller à Florence, je veux voir Masaccio et devenir son élève.

BUONAVITA. C’est une noble ambition, mon ami.

FILIPPO. Voyez ? en suis-je digne ?

(Il lui montre ce qu’il vient de peindre.)

BUONAVITA. Mon portrait ! si vite ! pendant que je vous parlais, vous l’avez tracé, vous lui avez donné la vie ! Voilà bien mon regard, en effet, ma moustache noire, ma résille rouge sur mes cheveux bruns… Par Masaccio ! vous serez un grand homme !


SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENTS, BRUTACCIO avec sa troupe.


BUONAVITA. Venez voir ceci, Brutaccio, cet enfant est marqué de Dieu : nous ne pouvons le retenir plus longtemps prisonnier.

BRUTACCIO. Quoi ! c’est lui qui a peint ta face de brigand ?

BUONAVITA. Oui, lui-même ; un instant lui a suffi pour finir ce portrait.

(Les brigands se rangent autour du portrait de Buonavita.)

TOUS, admirant le portrait. C’est un miracle, ma foi !… Vive le petit Filippo !…

BUONAVITA. Vous le voyez, mon ami, on crie déjà : Vive Filippo ! comme le peuple criait à Florence : Vive Masaccio ! c’est d’un heureux présage.


SCÈNE IX ET DERNIÈRE.


LES PRÉCÉDENTS, RITA accourant éperdue, puis FRANCESCO armé d’une fourche et d’un pieu.


RITA. Rendez-nous nos enfants, nos pauvres enfants. Nous errons depuis huit jours dans nos montagnes… Enfin nous avons découvert votre retraite… Ayez pitié d’une mère… Rendez-moi mes enfants… (Apercevant Filippo.) Mon cher fils ! (Elle le presse sur son cœur.) Mais où est ta sœur, ma douce Stella, ma fille bien-aimée ?

STELLA, accourant. Ma mère ! ma bonne mère !

(Elle se jette dans ses bras.)

FRANCESCO, arrivant et brandissant son pieu. De par le ciel ! si vous ne me rendez mes enfants, je brise la tête au premier qui s’approche de moi.

BRUTACCIO, riant. Désarmez cet homme, et amenez-le-moi. (Les brigands désarment Francesco et le conduisent devant Brutaccio.) Vous ne pouvez rien pour délivrer vos enfants ; vous êtes devenu vous-même mon prisonnier ! vos troupeaux sont à moi, demain je puis dévaster votre maison et ne pas y laisser pierre sur pierre… Eh bien ! Brutaccio le brigand n’en fera rien. Je vous rends la liberté, car votre fils a payé votre rançon à tous par son génie. Emmenez vos bestiaux et prenez cette bourse, Francesco. Mais ne contraignez plus votre noble enfant à être pâtre ou laboureur : Dieu l’a créé peintre, il sera la gloire et la fortune de votre famille. Envoyezle à Florence auprès de Masaccio ; cet or payera ses études.

FRANCESCO, prenant la bourse. Que Dieu vous bénisse, monseigneur !

BRUTACCIO. On ne bénit pas un brigand, mon ami ; mais on peut lui faire une promesse en retour d’un bienfait.

FILIPPO. Laquelle ? j’y souscris d’avance.

BRUTACCIO. Promettez-moi, lorsque vous serez un peintre célèbre, de faire un tableau de la scène que nous venons de mettre en action.

FILIPPO. Je vous le jure !

BUONAVITA. Ce tableau s’appellera la Rançon du Génie.