Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 138-141).


XXII


LA MAZURKA


Le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse, dansait la mazurka dans le premier couple. Il s’élança de sa place en tenant sa danseuse par la main et au lieu d’exécuter le « pas de Basques » que Mimi nous avait enseigné, il courut tout simplement en avant ; arrivé au coin, il s’arrêta, écarta les pieds, frappa du talon, se retourna, et à petits sauts, courut encore plus loin.

Comme je n’avais pas de danseuse pour la mazurka, je m’étais assis derrière le fauteuil de grand’mère et j’observais.

« Que fait-il donc ? » pensais-je à part moi. Ce n’est pas du tout ce que Mimi nous a appris, elle assurait que tout le monde danse la mazurka sur la pointe des pieds en faisant le pas glissé et des ronds de jambes et voilà qu’on danse tout à fait autrement. Ainsi les Ivine, Étienne, tous ceux qui dansent, ne font pas le pas de Basques et Volodia a adopté la nouvelle manière. Ce n’est pas vilain !… Comme Sonitchka est charmante ! Ah ! elle danse… » J’étais parfaitement heureux.

La mazurka touchait à sa fin ; quelques personnes âgées s’approchèrent pour prendre congé de grand’mère et se retirèrent ; les laquais, en évitant les danseurs, portaient avec précaution les couverts, dans les pièces du fond ; grand’mère paraissait très fatiguée et ne parlait qu’à contre-cœur et d’un ton traînant ; languissamment, pour la trentième fois, les musiciens recommençaient le même motif. La grande demoiselle avec qui j’avais dansé, m’aperçut en faisant une figure, et, souriant perfidement, sans doute pour faire plaisir à grand’mère, amena près de moi Sonitchka et l’une des innombrables princesses.

Rose ou ortie, me demanda-t-elle.

— Ah ! tu es là ? — fit grand’mère en se retournant sur son fauteuil, — va donc, mon ami, va donc.

En ce moment j’avais plus envie de cacher ma tête sous le fauteuil de grand’mère, que de quitter ma place, mais comment refuser ? Je me levai, répondis rose et regardai timidement Sonitchka. Je n’avais pas réussi à me reconnaître, qu’une main gantée de blanc était dans la mienne et que la princesse se mettait en avant avec le sourire le plus agréable, ne se doutant nullement que je ne savais absolument que faire de mes jambes.

Je savais que le pas de Basques n’était pas admis et même qu’il pourrait m’attirer un affront ; mais l’air connu de la mazurka, agissant sur mon ouïe, produisit une excitation directe de mes nerfs acoustiques qui à leur tour transmirent ce mouvement à mes jambes ; et celles-ci, tout à fait involontairement et au grand étonnement des spectateurs, commencèrent à faire le pas fatal, rond, sur la pointe des pieds. Quand nous avancions en ligne droite cela allait encore, mais je m’aperçus qu’au tournant si je ne faisais pas attention, je devancerais ma danseuse. Pour éviter ce scandale, je m’arrêtai avec l’intention de faire ce même petit tour que j’avais vu faire si élégamment au jeune homme du premier couple. Mais au moment même où, les jambes écartées, je m’apprêtais à sauter, la princesse tournant rapidement autour de moi se mit à contempler mes pieds d’un air d’étonnement et de curiosité bête. Ce regard me perdit. Je me troublai tellement, qu’au lieu de danser je piétinai sur place d’une façon qui ne concordait ni avec la mesure, ni avec rien ; enfin, je m’arrêtai tout à fait. Tout le monde me regardait, qui avec surprise, qui avec curiosité, qui d’un air railleur, qui avec compassion : grand’mère seule regardait avec une indifférence complète.

Il ne fallait pas danser si vous ne savez pas ! — dit à mon oreille la voix irritée de papa, et m’éloignant doucement, il prit la main de ma danseuse, fit avec elle un tour à l’ancienne mode, que tout le monde admira et il la reconduisit à sa place. Juste en ce moment finit la mazurka.

— Mon Dieu ! pourquoi me punis-tu si cruellement !… Tout le monde me méprise et me méprisera toujours… la route m’est à jamais fermée : amitié, amour, honneur,.. tout est perdu ! Pourquoi Volodia me faisait-il des signes que chacun remarquait et qui étaient inutiles ? pourquoi cette affreuse princesse regardait-elle ainsi mes pieds ? pourquoi Sonitchka… elle est bien gentille, mais pourquoi souriait-elle en ce moment ? pourquoi papa a-t-il rougi et m’a-t-il pris par le bras ? Aurait-il honte de moi ? Oh ! c’est affreux ! Si maman était là, elle ne rougirait pas de son Nikolenka !…

Mon imagination vole vers cette chère image. Je me souviens de la prairie devant la maison, des grands tilleuls du jardin, de l’étang pur sur lequel les hirondelles volent en rond, du ciel bleu marbré de nuages blancs et diaphanes, des meules odorantes de foin fraîchement coupé et encore de maints souvenirs paisibles, colorés, qui flottent dans mon imagination troublée.