Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 23

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 142-147).
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XXIII


APRÈS LA MAZURKA


Pendant le souper, le jeune homme qui avait dansé dans le premier couple se plaça à notre table d’enfants et m’accorda une attention particulière qui eût assez flatté mon amour propre, si j’avais pu, après le malheur qui m’était arrivé, sentir quelque chose. Mais on aurait dit qu’il voulait, coûte que coûte, m’égayer ; il me faisait des agaceries, m’appelait bon enfant, et dès qu’aucune des grandes personnes ne nous regardait, il versait dans mon verre des vins divers et m’obligeait à boire. À la fin du repas, quand le maître d’hôtel me versa une demi-coupe de champagne, d’une bouteille entourée d’une serviette, et que le jeune homme insista pour qu’on me la remplît, et qu’il me la fit avaler d’un coup, je sentis une chaleur agréable dans tout mon corps, une tendresse particulière envers mon joyeux protecteur, et je ne sais pourquoi, j’éclatai de rire.

Tout à coup, dans la salle, les notes du grand-père se firent entendre et l’on se leva de table. Aussitôt, mon amitié avec le jeune homme cessa ; il partit avec les grands, et moi, n’osant pas le suivre, je m’approchai avec curiosité pour entendre ce que disait à sa fille madame Valakhina.

— Encore une petite demi-heure — disait Sonitchka d’un ton persuasif.

— Vraiment, c’est impossible, mon ange.

— Je t’en prie, accorde moi cela, — continuait-elle toute câline.

— Seras-tu contente si je suis malade demain ? — demanda madame Valakhina, qui commit l’imprudence de sourire.

— Ah ! tu as permis ! Nous restons ! — cria Sonitchka en sautant de joie.

— Que faire, avec toi ? Va donc, danse… te voilà un cavalier, dit-elle en me montrant.

Sonitchka me prit la main et nous courûmes dans la salle.

Le vin que j’avais bu, la présence et la gaieté de Sonitchka m’avaient fait oublier l’aventure malheureuse de la mazurka. Je faisais les pas les plus comiques : tantôt imitant le cheval, je courais au petit trot et levais fièrement les jambes ; tantôt je piétinais sur place comme un mouton qui se fâche contre un chien, et en même temps, je riais de tout mon cœur, et je n’avais pas la moindre inquiétude de l’impression que je pouvais faire sur les spectateurs. Sonitchka aussi ne cessait de rire : elle riait parce que nous tournions en rond en nous tenant les mains, elle riait en regardant un vieux seigneur qui enjambait lentement un mouchoir, comme si c’était bien difficile, elle éclatait de rire quand je sautais presque jusqu’au plafond pour montrer mon agilité.

En traversant le cabinet de grand’mère, je me regardai dans le miroir ; mon visage était en sueur, mes cheveux en désordre, avec des mèches plus raides que jamais, mais l’expression du visage était si gaie, si bonne, si saine, que je me plus à moi-même.

« Si j’étais toujours comme maintenant, » pensais-je, « je pourrais encore plaire. »

Mais quand de nouveau je regardai le beau visage de ma danseuse, outre cette expression de gaîté, de santé et d’insouciance qui me plaisait en lui, la beauté élégante et douce que j’y vis me donna du dépit contre moi-même ; je compris combien c’était sot d’espérer attirer sur moi l’attention de cette séduisante créature.

Je ne pouvais espérer la réciprocité et je n’y songeais pas ; même sans cela, mon âme était pleine de bonheur. Je ne comprenais pas qu’après le sentiment d’amour qui remplissait mon âme de délices, on pût espérer de bonheur plus grand et désirer encore quelque chose de plus, sinon que ce sentiment ne disparût jamais. Je me sentais heureux. Mon cœur palpitait comme un pigeon captif, le sang y affluait sans cesse et je voulais pleurer.

Quand nous passâmes le couloir, devant le cabinet noir, au-dessous de l’escalier, je le regardai et pensai : Quel bonheur ce serait de pouvoir vivre des siècles avec elle, dans ce cabinet noir, sans que personne sache que nous y sommes.

— C’est très gai aujourd’hui, n’est-ce pas ? – dis-je d’une voix basse et tremblante, en pressant le pas, effrayé moins de ce que je disais que de ce que j’avais l’intention de dire.

— Oui… beaucoup ! — répondit-elle, en tournant sa tête vers moi, avec une expression si franche, si bonne, que je cessai d’avoir peur.

— Surtout après le souper… Mais si vous saviez combien j’ai de peine (je voulais dire de tristesse, mais je n’osais pas) que vous partiez bientôt et de ne plus vous revoir.

— Pourquoi ne nous verrons-nous plus ? — dit-elle en regardant fixement le bout de ses petits souliers et en faisant glisser son petit doigt sur un paravent en grillage devant lequel nous passions. Chaque mardi et chaque vendredi je vais avec maman au boulevard Tverskoï. Est-ce que vous n’allez pas vous promener ?

— Nous demanderons certainement à y aller mardi, et si on ne nous le permet pas, j’y courrai seul, sans chapeau, je sais le chemin.

— Savez-vous ? — fit subitement Sonitchka, je tutoie toujours les jeunes garçons qui viennent à la maison ; voulez-vous aussi que nous nous tutoyions ? Veux-tu ? — ajouta-t-elle en secouant la tête et me regardant droit dans les yeux.

À ce moment nous entrions dans la salle où commençait une nouvelle partie, très animée, du grand-père.

— Eh bien.., vous… — dis-je un peu après, quand la musique et le bruit pouvaient étouffer mes paroles.

— Mais non, toi et pas vous — corrigea Sonitchka en riant.

Le grand-père s’acheva avant que j’eusse pu prononcer une seule phrase avec tu, bien que je n’eusse cessé d’en inventer où ce pronom se répétait plusieurs fois. Je n’avais pas assez d’audace pour cela. « Veux-tu ? » « Mais non, toi » sonnaient à mes oreilles et me causaient un enchantement quelconque. Je ne voyais rien ni personne, sauf Sonitchka. Je regardais comment elle relevait ses cheveux bouclés et les ramenait derrière l’oreille découvrant ainsi une partie du front et des tempes que je n’avais pas encore vue. Je vis comment on l’enveloppa si soigneusement dans le châle vert qu’on n’apercevait plus que le bout de son petit nez : je remarquai que, si elle n’avait pas fait, de ses petits doigts roses, une petite ouverture près de la bouche, elle aurait étouffé ; et j’ai vu comment en descendant l’escalier avec sa mère elle se tourna vers nous, fit un signe de tête et disparut derrière la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince et moi étions tous amoureux de Sonitchka, et, restant sur l’escalier, nous la suivions des yeux. À qui, de préférence, a-t-elle fait le signe de tête, je ne sais, mais en ce moment j’étais fermement convaincu qu’il s’adressait à moi.

En disant adieu aux Ivine, je parlai très librement, même un peu froidement à Sérioja, et lui serrai la main. S’il comprit que de ce jour il avait perdu mon amour et son pouvoir sur moi, il le regretta assurément, bien qu’il s’efforçât de se montrer indifférent.

Pour la première fois de ma vie je trahissais mes affections, et pour la première fois aussi j’en sentais la douceur. Il m’était agréable de remplacer l’ancien sentiment de dévouement coutumier par le sentiment nouveau d’un amour plein de mystère et d’incertitude. En outre, à la fois cesser d’aimer et aimer de nouveau, c’est aimer deux fois plus qu’auparavant.