Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 21

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 132-137).


XXI


AVANT LA MAZURKA


— Ah ! il y aura des danses, il paraît qu’on va danser chez vous, — dit Serioja en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau tout neufs, — il faut mettre ses gants.

« Comment faire ? Nous n’avons pas de gants », pensai-je. — « Il faut monter en chercher ».

Mais j’eus beau fouiller dans toutes les commodes, je ne trouvai dans l’une d’elles que nos gants de voyage en laine verte, et ailleurs un gant de peau qui ne pouvait absolument pas me servir : premièrement, parce qu’il était vieux et sale, et, deuxièmement, parce qu’il était trop grand et qu’il y manquait le troisième doigt, coupé depuis longtemps déjà par Karl Ivanovitch, quand il avait eu mal à la main. Cependant, j’enfilai ce reste de gant, et je considérai fixement ce bout du médius qui toujours était taché d’encre.

— Ah ! si Natalia Savichna était ici, chez elle on trouverait sûrement des gants. Je ne puis descendre comme cela, parce que si l’on me demande pourquoi je ne danse pas, que dirai-je ? Et je ne puis non plus rester ici, car on s’apercevra de mon absence. Que faire ? — dis-je en agitant les mains.

— Que fais-tu ici ? — me demanda Volodia qui entrait en courant. — Viens vite inviter une dame… Ça va commencer tout de suite.

— Volodia, — fis-je d’une voix presque désespérée en montrant ma main dont deux doigts sortaient par la coupure du gant sale. — Volodia, tu n’y as pas pensé ?

— À quoi ? — fit-il avec impatience. — Ah ! aux gants ? — ajouta-t-il d’un ton indifférent en regardant ma main. — En effet, il n’y en a pas, il faut demander à grand’mère ce qu’elle dira… Et sans réfléchir un instant, il courut en bas.

Le sang-froid qu’il garda dans une circonstance que je jugeais si importante, me tranquillisa, et je courus en hâte au salon, en oubliant tout à fait l’affreux gant qui couvrait ma main gauche. En m’approchant doucement du fauteuil de grand’mère et en touchant légèrement sa mantille, je lui chuchotai :

— Grand’mère ! que faut-il faire, nous n’avons pas de gants ?

— Quoi, mon ami ?

— Nous n’avons pas de gants, — répétai-je en m’approchant tout près et en posant mes deux mains sur les bras du fauteuil.

— Eh bien, et cela ? — dit-elle en m’attrapant subitement par la main gauche. — Voyez, ma chère, — continua-t-elle en s’adressant à madame Valakhina, — voyez comme ce jeune homme s’est fait élégant pour danser avec votre fille.

Grand’mère me serrait fortement la main, et gravement, regardait d’un air interrogateur les invités, jusqu’à ce que, la curiosité de tous étant satisfaite, un rire général éclatât.

J’eusse été très attristé que Serioja me vît, dans ce moment, quand, tout décomposé de honte, j’essayais en vain de délivrer ma main, mais devant Sonitchka qui riait aux larmes et dont les boucles dansaient autour de son visage empourpré, je n’avais aucune honte. Je compris que son rire était trop clair et trop naturel pour être moqueur, au contraire, ce fait d’avoir ri ensemble, en nous regardant l’un l’autre dans les yeux, me rapprocha d’elle. L’aventure du gant, qui eût pu finir mal, me donna cet avantage, qu’elle me mit à l’aise dans une société qui m’effrayait toujours — celle du salon ; et je n’éprouvais plus déjà la moindre gêne dans la grande salle.

Les souffrances des personnes timides viennent de leur ignorance de l’opinion qu’on a d’elles ; dès que cette opinion est exprimée clairement, quelle qu’elle soit, la souffrance cesse.

Était-elle assez charmante, Sonitchka Valakhina, quand elle dansait vis-à-vis de moi le quadrille français, avec le jeune prince si gauche ! Comme elle souriait gentiment, quand dans « la chaîne » elle me tendait la main ! Avec quelle grâce, sautaient en mesure, sur sa tête, ses boucles châtain, avec quel charme, elle faisait avec ses petits pieds : jeté assemblé ! À la cinquième figure, quand ma danseuse traversa et resta de l’autre côté, et que moi, attendant la mesure, je faisais cavalier seul, Sonitchka fronça gravement ses petites lèvres et regarda de côté ; mais elle craignait en vain pour moi : je fis hardiment chassé en avant, chassé en arrière, glissade, et pendant que je m’approchais d’elle, je lui montrai gaîment le gant duquel sortaient deux de mes doigts. Elle éclata de rire, et ses petits pieds glissèrent encore plus gracieusement sur le parquet. Je me souviens encore, qu’en faisant le rond et nous prenant tous par la main, elle pencha la tête, et sans sortir sa main de la mienne, frotta de son gant le petit bout de son nez. Tout cela est encore devant mes yeux, j’entends encore le quadrille « La Sirène du Danube » aux sons duquel ces choses se passaient.

Puis vint la deuxième contredanse, que je dansai avec Sonitchka. Me trouvant tout à côté d’elle, je me sentis extraordinairement embarrassé et je ne savais absolument que lui dire. Quand mon silence me parut trop long, craignant qu’elle me prît pour un imbécile, je me décidai à la tirer, coûte que coûte, d’une telle erreur sur mon compte. Vous êtes une habitante de Moscou ? — dis-je, et après une réponse affirmative, je continuai : Et moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale, — en comptant beaucoup sur l’effet du verbe fréquenter. Cependant je compris que la conversation, malgré ce début brillant, qui montrait avec évidence ma grande connaissance de la langue française, ne pourrait continuer sur ce ton. Notre tour de danser ne venait pas tout de suite, et le silence s’établit de nouveau : je la regardais avec inquiétude désirant savoir quelle impression je lui faisais, et attendant qu’elle vînt à mon secours. « Où avez-vous trouvé un si drôle de gant ? » — me demanda-t-elle tout à coup. Et cette question me fit plaisir et me soulagea. Je lui expliquai que c’était un gant appartenant à Karl Ivanovitch, et je m’étendis même un peu ironiquement sur la personne de Karl Ivanovitch ; comme il est grotesque quand il ôte son bonnet rouge, comment une fois il est tombé de cheval avec son pardessus vert, juste dans une mare, etc. Le quadrille passa comme rien. Tout cela était fort bien, mais pourquoi avais-je parlé ironiquement de Karl Ivanovitch ? Aurais-je perdu la bonne opinion de Sonitchka à mon égard, en lui parlant de Karl Ivanovitch avec l’affection et l’estime que j’avais pour lui ?

Quand le quadrille fut terminé ; Sonitchka me dit merci aussi gentiment que si j’eusse mérité sa reconnaissance. J’étais enthousiasmé. Je ne me sentais pas de joie, et je ne savais pas moi-même où j’avais pris cette hardiesse, cette assurance et même cette audace ? « Rien ne peut m’intimider, » pensais-je en me promenant avec insouciance dans la salle, « maintenant je suis prêt à tout ! »

Serioja me proposa d’être son vis-à-vis. « Bon, dis-je, je n’ai pas de danseuse, mais j’en trouverai ». En jetant dans la salle un regard décidé, je m’aperçus que toutes les danseuses étaient invitées, sauf une grande demoiselle qui était debout à l’entrée du salon. Vers elle s’avançait un jeune homme, qui me sembla-t-il, avait l’intention de l’inviter, il était à deux pas d’elle, et moi à l’autre bout de la salle. En un clin d’œil, en glissant gracieusement sur le parquet, je franchis la distance qui me séparait d’elle, et avec une révérence, d’une voix résolue, je l’invitai pour une contredanse. La grande demoiselle, en souriant avec bienveillance, me tendit la main et le jeune homme resta sans danseuse.

J’avais une telle conscience de ma force que je ne fis aucune attention au dépit du jeune homme, mais je sus après qu’il demanda quel était ce petit gamin ébouriffé qui avait couru devant lui et à son nez lui avait pris sa danseuse.