Endehors/Un Procès d’Anarchistes

Chamuel (p. 68-80).


Un Procès d’Anarchistes


Les reporters illettrés qui travaillent dans la chronique judiciaire ne sont certainement pas des aigles — ils écrivent avec des plumes d’oie.

Leur verve, qui se concentre en un liebig de pornographie aimable pour les jours de procès scandaleux, les abandonne complètement alors que le débat est grave, alors que, par delà l’interrogatoire étroit des prévenus, s’élèvent de fières affirmations.

À force de s’asseoir au banc de la presse — si voisin de celui des accusés — il est admissible qu’on devienne sceptique. Ces messieurs de la Judiciaire n’en devraient point pour cela perdre leur unique raison d’être : cette qualité d’informateurs pour laquelle, quand ils ne les payent pas, les directeurs de journaux leur donnent des billets de café-concert.

Or, il y a d’habitude comme un mot d’ordre pour faire le silence autour des procès d’anarchistes, et, quand forcément l’on en parle, il y a encore une façon de mot d’ordre pour fausser l’allure des débats et la physionomie du procès.

Dans la parlotte, pendant les suspensions d’audience, l’accord parfait se trouve dans un dernier esquintement hypocrite des accusés. Le public reste ininstruit des cris, parfois superbes, lancés par ces beaux illuminés qui songent plus à jeter les semences de leur conviction qu’à défendre leur vie.

Aujourd’hui la foule sait mal ce que sont les trois héros de Levallois-Perret.


La version perversement répandue est à retracer :

Le premier mai, dans la banlieue de Paris, mal gardée par la police, des manifestants rêvant le pillage et le meurtre, ont tiré sur de braves agents et en ont blessé deux. — Les blessures, quoique légères auraient pu être très graves… Parmi les agresseurs, trois ont été arrêtés, ce sont les nommés Decamp, Dardare et Léveillé. La cour d’assises les juge ; le président a le bon goût de leur imposer silence lorsqu’ils tentent d’exposer leurs théories, — sorte d’idéal bizarre où ils ont l’audace de parler d’humanité, comme si ces tigres étaient des hommes ! La cour d’assises les juge, les condamne et c’est très bien !


Après les insinuations perfides et les silences voulus, après les reptiliens comptes-rendus, une page vraie est nécessaire. Il faut que se silhouettent hors de l’ombre les trois Insoumis aux yeux clairs.

Decamp : trente ans, brun, tête énergique, parole martelée.

C’est lui que l’accusation vise principalement et présente comme une brute sanguinaire. Et pourtant nous allons savoir que cet homme, gagnant à peine deux francs cinquante par jour, a femme, trois enfants et un hôte de six ans que le vagabondage guettait.

Il parle net, cet ouvrier, qui est encore un philosophe et mieux qu’un orateur en ses répliques vives.

C’est quelqu’un.

Trois ou quatre jours avant le premier mai, dans une réunion publique, il avait conseillé à ses camarades ou bien de ne pas prendre part à la manifestation ou bien d’y aller avec des armes : ne se mêler de rien ou ne pas recevoir impunément les coups de botte et les coups de sabre des sergots.

Trop longtemps la fuite devant les brutalités policières avait attristé les espoirs.

Ainsi qu’il l’avait conseillé aux autres, Decamp, puisqu’il se décidait à sortir ce jour de premier mai, s’arma comme il put. Il prit sur lui un poignard et un revolver, vieux pistolet digne d’une panoplie, revolver géant beaucoup plus imposant que maniable.

Dardare et Léveillé, les autres accusés, aussi s’étaient armés.

… Lors, sous prétexte de saisir un emblème séditieux, des sergents de ville font irruption dans le cabaret où les trois compagnons étaient tranquillement attablés, loin d’un groupe de manifestants à drapeau. Quand après une courte bagarre ces derniers eurent fui avec leur chiffon, quand les gendarmes à cheval furent accourus sabre au vent, ce sont eux, les trois compagnons, les sans-drapeau, ce sont eux seuls qui — contre dix, s’en vont lutter.

Decamp, quittant le café, fait un pas dans la rue.

Les gendarmes tirent. Le brigadier de gendarmerie décharge cinq fois son revolver.

Decamp riposte.

Maintenant il a brûlé ses cartouches, son poignard est tombé de sa poche, il bat en retraite. Un agent, baïonnette au canon, lui barre le chemin et cherche à l’embrocher. Decamp réussit à parer les coups et saisissant la baïonnette, désarmant l’agent, il tient encore pied jusqu’au moment où n’en pouvant plus, perdant beaucoup de sang, cerné, attrapé à bras-le-corps il succombe enfin sous le nombre.

Pendant que cette scène se passait, Dardare, frappé d’un coup de pointe, roulait piétiné par les chevaux des gendarmes.

Léveillé, blessé à la jambe, cherchait refuge dans une maison voisine, mais, guidés par la traînée sanglante laissée derrière lui, les agents l’arrêtaient bientôt.

Dans le clan policier il y avait aussi des blessures. Deux sergents de service se targuaient d’avoir essuyé quelques balles. Au surplus ces blessures n’étaient pas dangereuses : l’un comptait une balle au côté, laquelle s’était arrêtée dans la poche de son gilet. L’autre, éraflé à l’oreille, se plaignait de chaleur à la joue.

Les souffrances qu’ils éprouvaient ne devaient pas être bien absorbantes, puisque nous allons retrouver, au commissariat, ces gardiens de la paix se livrant aux fatigants excès du classique passage à tabac.


Nul ne dira plus que les saboulades dans les postes sont des légendes malveillantes. Tout ce que l’on pouvait soupçonner ne joint pas la réalité.

Quand, saignants et ligotés, les trois hommes furent enfermés dans le poste, ils ne s’y assoupirent pas longtemps ; les agents s’empressèrent de leur rendre visite et voici ce qui se passa : à coups de pied sur l’os des jambes, à coups de poing dans les poitrines haletantes, à coups de crosse de revolvers sur les crânes endoloris, ce fut la danse des vaincus ! On les frappa, les malheureux, en un acharnement, en des raffinements turpides… La bande policière avec une joie féroce tortura. Et lorsque lasse elle s’arrêtait, c’était pour, une demi-heure après, recommencer la séance. Cela dura tout le jour de l’arrestation et se répéta d’autres fois encore.

Les yeux pochés, la tête enflée, méconnaissables, le corps meurtri, l’être brisé, les pauvres garçons n’avaient plus de force pour résister. Ils restaient inertes sous le coup de poing, comme sous le fouet des insultes… Leurs blessures s’envenimaient et, pour laver leurs plaies, on leur refusait de l’eau !

Un mois après le drame on n’avait pas retiré de la jambe de Léveillé, la balle qui pouvait lui donner la gangrène…


Ces tempéraments de fer ont repris le dessus. Au banc des accusés ils se dressent accusateurs et les agents qui défilent en témoins baissent les yeux devant eux.

Decamp, Dardare, Léveillé !

Entendez-vous ce qu’il y a d’alerte en ces trois noms ? On les croirait noms de guerre. Ils résonnent : cri de bataille.

Decamp, Dardare et Léveillé !

Ils sont là, du tac au tac, répondant au président comme ils ont répondu coup pour coup aux revolvers des gendarmes.

Ils ne se disculpent pas.

Ils revendiquent leurs actes ; seulement ils prouvent qu’ils n’ont frappé qu’en riposte :

— Alors, s’écrie Decamp, je voulais sauver ma vie et ma liberté que menaçaient vos agents ivres… à présent ça m’est égal. Vous pouvez me guillotiner, j’aime mieux ça ; j’en ai assez de vos prisons et de vos bagnes. Qu’on coupe ma tête. Je ne la défends pas, je la livre en criant : vive l’anarchie ! Que fait une tête de compagnon de plus ou de moins, pourvu qu’elle se propage, notre belle Espérance…

En vain le procureur Bulot, un monsieur d’orang-outanesque figure, essaye-t-il d’accabler les accusés et d’hypnotiser le jury en brandissant le revolver de parade qui servit à Decamp. Le meilleur argument qu’il trouve est de rappeler que les socialistes — des gens pratiques pour lesquels il garde toute son estime — ont eux-mêmes expulsé les anarchistes du congrès de Bruxelles. Il serait donc logique d’expulser les prévenus de ce monde et le magistrat rouge demande en conséquence la mort des accusés.

Au tour des défenseurs : Me Lagasse jette un émouvant appel à la justice. Me Allain, sobre et concis, prononce ensuite quelques paroles qui, plus terre à terre, portent quand même.

Cependant Decamp, Dardare et Léveillé veulent dire un dernier mot. À la barre aussi bien qu’à la tribune de la réunion publique, comme à l’atelier, comme au cabaret, les propagandistes, les apôtres cherchent à faire des prosélytes et l’on assiste à ce spectacle : des hommes oubliant l’enjeu de la partie qu’ils jouent pour rêver tout haut leur rêve humanitaire…


C’est fini ! Le président s’impatiente — sans doute quelque rendez-vous à la sortie. Brutalement, il coupe la parole aux compagnons et le jury se retire pour délibérer.

La conclusion : cinq ans de prison pour Decamp, trois pour Dardare et l’acquittement pour Léveillé.

Au revoir, les camarades ! s’écrie Decamp que les gardes entraînent. Et du fond de la salle les voix des camarades répondent :

— Au revoir !


Sans apprécier le verdict, voici donc ce qu’ont été les débats et comment se sont montrés les trois jeunes hommes de Levallois-Perret.

La bonne presse peut à son gré transfigurer, maquignonner ces débats. Déjà certaines feuilles socialistes ne se gênent pas et n’est-ce point dans l’une d’elles que j’ai lu cette phrase : « Les renseignements recueillis sur Decamp et Dardare sont déplorables ; le premier a subi cinq condamnations et le second a été condamné pour vol » ?

Pour que rien ne reste sans réplique, il faut qu’on le sache : les condamnations de Decamp sont les procès-verbaux de faits qui vaudraient parchemins de noblesse — il s’est révolté, ce généreux, contre des abus de pouvoir et de force. L’injustice l’a trouvé protestataire vigoureux, don Quichotte peut-être… et c’est tout.

Quant à Dardare, beaucoup plus grave : il s’agit d’un vol et accompli dans des circonstances particulièrement cyniques. Un jour, au Quartier latin, je crois, le compagnon ayant fêté, verre en main, le retour d’un camarade, était d’une gaieté folle ; il n’inventa rien de mieux que de prendre à la terrasse d’un café, une table mesurant quelque chose comme deux mètres et de la porter subrepticement de l’autre côté de la chaussée.

Cette fumisterie d’un goût douteux, mais d’une exécution classique au Quartier fut taxée tentative de vol. On a voulu supposer que Dardare emportait la table à sa petite chambre de Clichy…

Revenir sur de pareilles histoires et prendre un plaisir malin à les signaler, c’est ne saisir jamais que le mesquin côté des choses. Piètres ! les gens qui n’ont vu que cela dans le procès d’hier.


Mais que peuvent d’obtus reporters…

Decamp, Dardare et Léveillé ont bon torse.

L’Idée aussi est large d’épaules et solide de tête.

En suite du passage à tabac par les sergots, n’est-il pas séant qu’à leur tour, les journaleux se mobilisent ?

Le dernier passage à tabac, c’est l’honneur des flics de la presse.