Endehors/Athanase Ier

Chamuel (p. 81-87).


Athanase Ier


Attendons-nous à recevoir, un de ces jours à Paris, l’ambassadeur d’une nouvelle puissance.

Le loyal Athanase, chef des partisans qu’il a réunis sur les bords de la mer Noire, vient en effet, non sans une appréciable majesté, de faire acte de souverain.

Après avoir dévalisé un certain nombre d’individus il a, en maître absolu, écrit, à l’ambassade d’une grande nation, que son bon plaisir était de retenir ses victimes prisonnières ; même il les mettrait à mort si dans un délai, plutôt bref, il ne lui était compté la somme respectable de deux cent mille francs en louis d’or.

L’ultimatum était très net. Athanase traitait avec l’empereur d’Allemagne, en la personne de son représentant, de puissance à puissance.

Les héritiers présomptifs des malheureux capturés pensaient déjà que l’heure des larmes crocodiliennes était sonnée ; jamais l’Empereur-Roi ne consentirait à entrer en pourparlers avec le Fra Diavolo du Caucase !

Ce qui paraissait si improbable s’est réalisé pourtant. Je n’insinuerai pas que ce sont les héritiers qui ont envoyé l’argent. C’est, en tout cas, l’empereur d’Allemagne qui l’a fait porter.


Quand je dis l’empereur d’Allemagne, je pourrais ajouter le sultan des deux Turquies, car, si l’ambassadeur allemand est intervenu dans l’intérêt de ses nationaux, les autorités turques ont dû contribuer à ne pas faire tourner plus au tragique les incidents déroulés sur leur territoire.

Il y a donc d’un côté, la Sublime Porte et la Germanie, les armées puissantes, les polices, les gendarmeries, les finances, les diplomates, tous les crâneurs des coups de force, tous les maniaques de la forme. De l’autre, une poignée d’irréguliers : un souriant jeune homme au pittoresque costume, au yatagan subtilement menaceur, puis autour du chef quelques camarades à lui, de très braves garçons incontestablement.


Très braves, c’est plus que prouvé quand ils attaquent un train. Très peu banals, c’est évident quand ils trouvent moyen de rester vainqueurs sans faire de sanglantes hécatombes et en ne portant une main irrespectueuse que sur les coffres-forts trop garnis dont ils ont peut-être indiqué le définitif Sésame !

Deux cent mille francs ce n’est pas grand chose, ce n’est même à premier regard pas assez. Les bons bourgeois touristes en mésaventure à Tcherkeskoï valaient plus que ça… surtout après l’accident.

Les hors la loi sont d’ordinaire peu exigeants, ce qu’ils veulent c’est le droit à l’existence, ils ne rêvent pas thésauriser, l’argent qu’ils viennent de recevoir ils le dépenseront galamment pour vivre et faire vivre les gueux qu’ils trouveront sur leur passage. Aux riches ils disent : donnez !… aux dépourvus : mangez !

C’est du socialisme et plus pratique que celui de la Conférence de Berlin ou de l’Encyclique pontificale.


Ceci constaté, l’agression des partisans, leur façon d’agir après la victoire est, en somme, le point assimilable avec l’allure des grands de ce monde.

Tenir ce discours à des gens :

— Nous vous considérons en ennemis comme, au fond, vous-mêmes nous jugez, et, puisque nous sommes les plus forts, il faudra, chers seigneurs, avant de partir d’ici, laisser quelques billets de mille.

C’est absolument la même chose que de se confiner, en un territoire, à la suite d’une bataille gagnée et de n’en vouloir déloger qu’après rançon de plusieurs milliards.

Pour être moins exigeant est-on plus coupable ?

Ce n’est qu’une affaire de proportions. Cependant, et tant pis pour les bandits ! le rapprochement s’impose. L’invasion, de peuple à peuple, restant, il est vrai, cent fois plus maudissable qu’une dîme des pauvres diables sur les richards en promenade.


Les très modernes chevaliers feront école. Peut-être que là-bas, du côté du Bosphore, s’acheminent vers eux de nouveaux affiliés. Le premier qui fut roi fut un soldat heureux : Athanase, brigand désinvolte, a devant lui brillant avenir tout amorcé. S’il méprise la gloriole du sceptre et de la couronne, s’il ne veut pas jouer les monarques en quelque principauté riveraine, il peut au moins se faire nommer président de sa République.

Et nous aurons le tableau inhabituel d’un chef d’État que n’hypnotise ni la toute belle liste civile, ni les terreurs capitalistes, et qui du superflu des uns fait du pain pour les misérables…

Comme c’est reposant de rêver ainsi les impossibles fantaisies, ça détourne un moment des hâbleries civilisées.

Pourtant il ne faut pas s’illusionner sur ce que demain amènera : le groupe des irréguliers cerné par les pandours turcs sera plus ou moins fusillé. Les grandes nations qui envoyaient de l’or, hier, enverront alors du plomb. Athanase Ier tombera sans avoir réalisé ses généreuses destinées.

Quand ce sera la nouvelle du jour j’en demeurerai vraiment navré, et, sans gratifier la bande de cette considération distinguée qu’on écrit au bas des lettres, je conserverai aux parias la raisonnée sympathie.


Du reste, pour une dernière fois parler des deux cents mille francs, on peut bien dire que rarement pareille somme a été enlevée avec plus de maîtrise.

Le coup a été bien fait et dans une belle harmonie.

Et si l’on pouvait connaître l’histoire de tous les gains de deux cent mille francs, bases de fortunes orgueilleuses, on n’en trouverait, sûr, pas cinq dont l’origine soit plus avouable…

J’allais écrire plus honorable.