Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Lettre N


Panckoucke (1p. 553-568).
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NAIF, (adj.) ce mot signifie ce qu’on apporte avec soi en naissant, ce qui n’est point acquis, ce qui ne doit rien à l’art : il vient du latin nativus, d’où s’est formé l’Italien natio. Il semble qu’il devroit être synonyme de naturel ; & il est bien vrai que le naif est toujours naturel, mais ce qui est naturel n’est pas toujours naif. La majesté, la fierté, la noblesse peuvent être naturelles ; la grace, la douceur peuvent être naïves. Le naif n’appartient qu’aux qualités qui s’associent avec l’ingénuité, la simplicité, la candeur, peut-être même avec une sorte de foiblesse physique : aussi l’aime-t-on dans les femmes même faites ; & il sembleroit ridicule dans un homme fait. C’est peut-être encore qu’il doit son plus grand charme aux graces ingénues, & la nature refuse ces graces à l’homme, dès le moment où elle lui accorde la force. Ces graces & la naiveté doivent donc être unies à une certaine foiblesse : la naiveté, aimable dans l’enfance & dans la jeunesse, seroit déplacée dans l’âge avancé, parce que la simplicité native a dû être détruire par l’expérience d’une longue vie : elle continue long-temps de plaire dans les femmes, parce que leur vie retirée, simple, exempte d’affaires, les laisse long-temps sans expérience.

Dans les arts, comme dans les lettres, il est plus aisé d’être grand, noble, élevé, fin, délicat, que d’être naïf ; & cependant la naïveté est le comble du talent, lorsqu’il s’agit de traiter les expressions douces qui conviennent à la beauté accompagnée de la jeunesse. Dans les jeunes personnes, la crainte, la tendresse, la grace, la douleur sont d’autant plus touchantes, qu’elles sont plus naives. Des mouvemens faciles sont toujours naturels ; mais pour qu’ils soient naïfs, ils doivent être imprimés par la candeur. Les enfans du Dominiquin sont naïfs ; ses femmes le sont quelquefois Le Sueur a très-bien exprimé la naïvete dans le jeune âge. Dans ses tableaux faits pour le cloître des Chartreux, un jeune novice, les yeux baissés, plaît par une modestie naïve. Il se fait aimer, & fait chérir la mémoire de l’artiste qui l’a peint : on sent que le modèle de cette figure n’a pu se trouver que dans une ame douce.

Il est aisé de relever le prix de la naïveté : le seul conseil qu’on puisse donner aux artistes, pour les conduire à l’exprimer, c’est d’en bien observer les mouvemens dans la nature, mais ils échappent aisément par leur extrême simplicité : si l’on ne rend pas la naïveté avec la plus grande précision, ce n’est plus elle ; ce n’est que la mine ridicule qui a la sotte prétention de l’imiter. (Article de M. Levesque.)

NATURE . (subst. fem.) Ce mot dans le langage de l’art a plusieurs significations. Il se prend quelquefois pour le modèle vivant : peindre, dessiner d’après nature, c’est dessiner ou peindre d’après un modèle. On dit d’un artiste qui a pris un modèle, qu’il a pris la nature.

Nature s’oppose à copie. On peut demander si une tête est une copie, ou si elle est faite d’après nature.

Nature s’oppose encore à ce qu’on appelle pratique, c’est-à-dire à ce qu’on fait sans modèle & seulement par habitude. On sent que telle figure, telle draperie est faite d’après nature, telle autre de pratique.

Mais sur-tout on appelle nature les qualités extérieures & visibles de tout ce qui existe. Ce sont ces qualités que l’art prend pour objet de ses imitations.

Dans la première enfance de l’art, ceux qui le cultivoient n’étoient pas même capables de voir la nature. Ils ne se doutoient pas qu’il fût nécessaire de l’étudier, & sans se la mettre sous les yeux, ils la représentoient de mémoire telle qu’elle leur sembloit s’être offerte à leurs sens grossiers. C’est ainsi que les personnes qui n’ont aucune étude du dessin, & qui n’ont jamais considéré avec quelqu’attention les ouvrages de l’art, forment des traits roides, sans mouvement, sans proportion, qu’ils croyent ressembler à des figures d’hommes ou d’animaux. Tels furent les premiers essais des peintres. Ceux des sculpteurs ressembloient à des figures d’hommes à peu près comme l’instrument dont nos paveurs se servent pour enfoncer les pavés, & qu’ils nomment demoiselle, ressemble à une figure de femme.

Quand l’art fut plus avancé, quand on eut reconnu que pour rendre la nature, il falloit en faire une étude, on crut qu’il suffisoit de la saisir telle qu’elle s’offre le plus communément. Le premier modèle qui se présenta,

Beaux-Arts. Tome I. Aaaa

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N Al fut regardé comme un beau modèle ; tour ce qu’on pût faire de mieux, fut do rejetter la nature difforme ; mais on étoit encore loin de distinguer la belle nature de la nature commune : cette seconde époque de l’art fut très-longue, & même, pour la plupart des peuples, elle ne fut point remplacée par une époque plus brillante.

Les arts, cultivés long-temps avec de foibles progrès dans l’Orient & en Egypte, pasèrent enfin chez un peuple sensible, né pour connoître le beau, pour l’aimer, pour le chercher en tout : c’etoit les Grecs. Ils les cultivèrent d’abord d’une manière barbare ; car tels doivent toujours être les premiers pas : ils les portèrent ensuite à un degré qu’il ne fut jamais permis aux Egyptiens de franchir : bientôt ils surpassèrent des maîtres trop peu dignes de les avoir long-temps pour disciples, & devinrent enfin les maîtres de tous les siècles qui devoient suivre, de tous les peuples qui devoient se policer. Nous pouvons du moins jusqu’à présent tenir ce langage, puisque nous sommes encore leurs humbles élèves dans les parties capitales des arts ; celles qui tiennent à la beauté des formés, & à la grandeur de l’expression.

Ils connurent ce que n’avoient pas su découvrir les Fgyptiens, que la nature a du mouvement & de l’expression, & ne tardèrent pas à sentir qu’elle a la beauté, que cette beauté est son vrai caractère, & qu’elle cesse d’être elle-même toutes les fois qu’elle s’en écarte. Dès lors imiter lanature, où exprimer la beauté, devint pour eux la même chose. Peut-être renfermèrent-ils l’idée de la beauté dans la figure humaine, & négligèrent-ils de la chercher dans les autres phénomènes de l’existence : mais au moins, dans la représentation de l’homme, ils combinèrent tout pour parvenir au beau.

« Tout chez eux, dit M. Hagedorn, jusqu’à l’expression du corps en agitation & de la nature souffrante, est éloigné de toute contorsion & de toute attitude capable de blesser la bienséance ; défauts qui sont devenus dominans par la suite des tempe. « « L’antique nous fait voir, continue cet amateur délicat & sensible, que pour choisir des beautés de détail, il falloit que l’œil de l’artiste fût exercé, & que pour lier ces beautés, il étoit essentiel que son jugement eût conçu des idées abstraites d’une sorte de beauté qu’il ne trouvoit pas réunie dans les objets individuels. S’il s’agissoit de donner un air plus noble à un corps d’ailleurs très-beau, ou d’embellir quelques-unes de ses parties, défectueuses relativement au tout ensemble, l’art suppléoit aux négligences de la nature. En combinant l’expression de l’ame la plus élevée avec le corps le mieux con-


formé, l’artiste atteignoit à cette beauté sublime dont l’original s’étoit présenté à sa pensée. »

C’est donc la nature qui est la première maîtresse de l’artiste pour les formes, les proportions, l’expression : mais après avoir pris, en disciple docile, les leçons qu’elle lui donne, il doit concevoir l’orgueilleux projet de la surpasser ; non qu’il lui soit accorde de créer quelque beauté dont elle ne lui ait pas offert le modèle ; mais parce qu’il peut réunir des beautés qu’elle ne lui offriroit jamais assemblées en un même modèle.

Elle est aussi le premier guide du peintre pour le clair-obscur & le coloris ; mais dans ces parties encore, il se-trouve des beautés dispersées que l’artiste peut réunir : il y entre beaucoup de choix, beaucoup d’idéal, ajoutons même beaucoup de convention.

Le malheur de l’artiste est d’avoir des juges qui ne connoissent pas les beautés qu’il leur soumet : elles leur plairont cependant, non par un jugement motivé, mais par sentiment. Le vulgaire voit la nature & ne sait pas la voir ; l’œil seul exercé de l’artiste apperçoit ce qu’elle cache aux autres yeux. Quel homme étranger à l’art connoît la pureté de ces contours qui terminent les belles formes, & de ces milieux qu’ils renferment ; le jeu varié des lumières, des demi-teintes, des ombres & des reflets : ces nuances multipliées, ces passages insensibles qui conduisent du jour à sa privation ; ces variétés infinies de couleurs dans ce qui paroît n’être qu’une seule couleur ? On peut même dire que, dans cette classe des connoissances, le peintre l’emporte beaucoup sur le statuaire, parce qu’il considère la nature comme ayant des formes & de la couleur, & que le statuaire ne la contemple que relativement aux formes : mais combien celui-ci trouve dans cette partie seule d’observations qui échapperont toujours à ceux qui n’auront point partagé ses études !

Il faut, avant que l’art se perfectionne, que des générations d’artistes le succèdent pour s’instruire mutuellement ; il faut que les générations nouvelles apprennent des générations écoulées, la manière de bien voir la nature. A la naissance de l’art, comme nous l’avons remarqué, les artistes ne la virent que comme le vulgaire ; dans son enfance, ils la virent sèche, roide & monotone ; c’est ainsi que la voyoient les peintres gothiques. Les artistes parvinrent ensuite à la voir belle : mais les peintres eux-mêmes n’y voyoient guère encore que les beautés qui étoient apperçues par les statuaires ; c’est peut-être ainsi que la virent toujours les Grecs. Enfin Titien, Rubens, &c., virent moins bien les beautés de se formes, & tout ce que les grands statuaires ont admiré NÉG admiré en elle ; mais ils découvrirent toutes les beautés que répand à sa surface le jeu des lumières & des ombres, &, la variété des couleurs.

Lors même que l’art est parvenu à sa perfection, il reste toujours des artistes qui, dans la nature, ne voyent guère en que ses formes ; d’autres que les effets qu’y cause la lumière, d’autres que le charme des couleurs ; d’autres enfin, qui, destinés par la nature à n’avoir jamais que les yeux du vulgaire, n’appercevront toujours que très-imparfaitement les objets même que leurs maîtres leur indiquent. (Article de M. Levesque.)

NATUREL (adj.) Ce Qui est Conforme à la nature. Le soi insert also this mot de substantivement : le fel qu’un ouvrage dit est, dessiné, peint d’activités après le naturel, qu’il Faut consulteur le naturel, & c.

NÉGLIGENCE, NÉGLIGENCES . (sub. f.)

J’expliquerai au mot négliger le sens général que le mot négligence, au singulier, peut avoir relativement à la peinture ; je vais entrer dans quelques détails sur celui qu’il a lorsqu’on l’employe (ce qui arrive le plus ordinairement) au pluriel ; car alors il a une acception sensiblement différente. En effet, si l’on dit : il y a de la négligence dans ce Poëme, on paroît en attaquer l’ensemble ; si l’on dit : il y a des négligences, on veut faire entendre que quelques parties, ou simplement quelques détails n’ont pas été travaillés avec assez de soin, & cela n’attaque pas aussi essentiellement l’ouvrage.

Il en est de même dans les ouvrages de peinture : ce tableau est fait avec négligence veut dire que l’ensemble, que toutes les parties sont négligées. Il y a des négligences dans ce tableau signifie que quelques parties ne sont pas assez étudiées ou assez terminées.

Ce mot, lorsqu’il n’est pas pris dans son acception la plus sevère, a plus souvent rapport au style qu’aux autres parties. On dit très-fréquemment il y a des négligences, de grandes négligences dans le style de tel Auteur, de tel ouvrage. Dans la peinture, c’est au dessin que s’applique aussi plus ordinairement cette même expression, qui n’emporte pas une critique absolue de l’ouvrage du peintre.

Cette relation confirme le rapprochement qu’on peut faire à quelques égards entre le dessin dans l’art de la peinture, & le style dans l’éloquence & la poësie. Cependant on compare aussi quelquefois le style à la couleur ; c’est qu’on peut s’attacher dans ce que nous nommons style en général, à la correction, comme dans le dessin ; & qu’on peut y considérer aussi ie caractere qui a un rapport, mais moins exact, avec la couleur, Si l’on regarde le style ou la maniere d’écrire relativement à la partie gram-


maticale, il est bien véritablement pour l’éloquence & la poésie, ce qu’est le dessin pour la peinture. Si l’on envisage le style sous le rapport des nuances dont sont susceptibles les différens caractères qu’un orateur ou un poëte peut lui donner, il se rapproche de la couleur ; mais, pour ne pas insister sur ces rapprochemens, dont on fait si souvent un usage peu éclairé, & qui d’ailleurs ne peuvent jamais être d’une justesse extrême, je me contenterai de dire que les négligences qui blessent la correction du dessin, ont pour causes principales, le peu d’habitude de dessiner d’après l’antique & la nature choisie ; par conséquent l’ignorance des règles primordiales, fondées sur la connoissance de l’Ostéologie & de la Myologie. Il est possible encore que la vivacité du caractère du peintre, la mobilité & l’impatience de son imagination occasionnent dans ses ouvrages des négligences de correction dont il s’apperçoit & que son caractère ne lui permet pas de corriger.

Il est des artistes qui n’exécutent point avant que d’avoir bien conçu, & d’autres qui exécutent au même instant qu’ils conçoivent. Ne voyons nous pas ainsi & trop souvent dans la société, des hommes qui parlent, pour ainsi dire, avant que d’avoir pensé ? Le peintre qui conçoit vivement, & dont le caractère est prompt & impatient, voudroit que sa main & son pinceau pussent agir avec la même rapidité que son imagination : on observe que la plume qui ne trace que des signes, & que la langue même qui ne produit que des sons rapides, ne peuvent suivre la promptitude de la pensée ; à bien plus forte raison, le pinceau qui doit imiter physiquement les objets, & qu’il faut reprendre à plusieurs fois, pour réprésenter les moindres détails, se trouve-t-il d’une lenteur souvent désespérante pour l’artiste qu’entraine l’impétuosité de la pensée. S’il n’est pas assez habitué à la correction des formes, pour que l’instinct, pour ainsi dire, les exécute fidèlement, en quelque sorte à son insçu, il ne peut manquer de pécher contre cette correction. Il est alors nécessaire qu’il revienne sur ses pas ; mais il est cependant des beautés attachées à cet accord de rapidité qu’on aime à remarquer entre la main qui exécute, & l’ame qui conçoit. On a regret à les sacrifier & l’on finit souvent par se pardonner des incorrections, des négligences, en pensant qu’il vaut mieux être animé, spirituel, plein de chaleur que correct. Le juge seroit tenté de penser quelquefois comme l’artiste ; mais celui qui traite des préceptes de la peinture, dont la représentation physiquement juste des objets qu’elle imite, est la base essentielle, ne peut approuver les négligences : en effet leur abus trop facile attaqueroit le fondement de l’art, & de proche en proche, pourroit le faire dégénérer

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NÉG en art de convention ; il finiroit même, avec le temps, par ne plus consister qu’en une espèce d’hiéroglyphes, puisque plusieurs écritures n’ont été originairement que des représentations absolument incorrectes des objets qu’on vouloit désigner.

Celui qui traite de l’art de la peinture, ou qui l’enseigne doit donc poser pour principe absolu que les negligences dans la correction du trait sont des fautes très-graves, & que les artistes ne doivent jamais se les permettre, sauf à en accorder le pardon à ceux qui savent racheter ce péché par toutes les autres perfections de l’art.

Les négligenees dans les effets de la lumière & du clair-obscur, pourroient être moins rigoureusement condamnées, parce que premièrement il est plus difficile de satisfaire à l’exactitude de la perspective aërienne & aux loix de l’incidence & de la réfraction des rayons lumineux, qu’aux règles des proportions plus positives, & plus aisées à démontrer ; d’ailleurs, les spectateurs d’un tableau, si l’harmonie ou l’accord est satisfaisant, ne sont pas la plupart en état de juger de son exactitude précise aux règles du clair-obscur, au lieu que les défauts de proportion sont le plus souvent apperçus, parce qu’on s’attache principalement aux figures d’un tableau & que plus elles y font un rôle intéressant, plus on les examine ; comme dans le monde, on observe d’un œil plus critique & plus sevère, ceux que leur place, leur rang ou certaines circonstances font remarquer davantage.

Les négligences dans les plans, d’après les notions que je viens de donner, blessent souvent de manière à être absolument blâmées, parce que la perspective linéale étant une science plus positive, est aussi plus aisément démontrée ; que d’ailleurs pour ceux qui n’en connoîtroient pas les opérations, les objets sont, les uns par rapport aux autres, des échelles de comparaison ; ensorte qu’un homme, représenté sur les premiers plans d’un tableau, donne à juger par la seule inspection, de l’éloignement où doit être une figure qui se trouve plus petite. Il en résulte que si la figure qu’on suppose éloignée est trop grande par rapport au plan & à la grandeur de la première figure, ou des autres objets, on juge aisément qu’elle n’est pas en perspective, ou, comme disent les peintres, sur son plan. On s’en apperçoit encore assez distinctement, lorsqu’elle est trop éclairée pour l’éloignement où le peintre la suppose ; ou trop peu, s’il la représente peu éloignée.

Quant aux négligences dans la composition & dans l’ordonnance, à moins qu’elles ne soient des fautes marquées & choquantes, elles demandent des connoissances plus étendues dans


ceux qui voyent les ouvrages de peinture : quelquefois des finesses omises dans la disposition d’un tableau intéressant, sont des négligences, parce qu’on juge d’après le talent de l’artiste, qu’il a dû s’en appercevoir & qu’il n’auroit pas dû se les permettre. Ces sortes de fautes sont donc relatives le plus souvent à la nature du sujet, & au mérite des peintres ; c’est ainsi que l’on a droit d’exiger plus d’exactitude & plus de délicatesse d’un homme qu’on fait être éclairé, que d’un homme qui ne l’est pas. Dans l’un, les négligences sont des fautes de volonté ; dans l’autre, elles sont des fautes d’ignorance.

Le malheur des artistes qui se permettent des négligences, est que ce défaut a coutume d’augmenter, par la raison que le peintre même le plus correct finit, en avançant en âge, par être plus indulgent pour lui-même. Le travail de consulter sans cesse la Nature, de revenir souvent aux principes élémentaires, coûte peu dans la force de l’âge ; mais semble un devoir pénible à remplir dans l’âge plus avancé. On croit souvent d’ailleurs que la longue habitude acquise a tellement empreint les formes dans l’imagination & même dans la main, qu’on peut s’en reposer sur cette seconde nature.

Je finirai par dire que si quelques négligences heureuses de style peuvent produire des beautés, cet heureux effet est bien moins fréquent dans le dessin. Il est à cet égard, peu de la Fontaine en peinture, & c’est dans des rapprochemens de cette nature qu’on sent que les Arts ne peuvent souvent se comparer ; car le style, dans l’art d’écrire, est fondé sur des formes convenues, & le dessin l’est sur des formes immuables. Je me bornerai à cette observation, en prévenant les jeunes Artistes que les négligences en peinture sont non-seulement des defauts en elles-mêmes, mais des causes funestes de défauts par leurs suites ; & que les négligences, dans quelques parties qu’on se les permette, dégénèrent presqu’immanquablement en négligence générale d’un Art qui demande la plus grande vigilance & la plus grande sévérité. (Article de M. Watelet.)

NÉGLIGER, (V. A.) Négliger l’art, négliger son talent, c’est l’exercer moins, ou l’exercer avec moins d’application.

Négliger la nature, est pour l’Artiste une négligence qui influe immédiatement sur l’Art, sur le talent, sur la pratique du talent. Cette négligence est donc celle qui doit nuire davantage au peintre.

Du verbe actif négliger, on forme le verbe réflechi se négliger. Il offre alors une expression générale & vague, qui exprime un rallentissement /

N É G rallentissement d’efforts, d’études, de travaux, de soin & d’attention.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans de grands détails sur des termes qui ne comportent que des observations très-générales ; mais il n’est pas inutile d’en rappeller au moins le souvenir à la plupart des Artistes.

Dans le nombre de ceux qui se négligent, c’est-à-dire, qui ne font pas tout l’emploi qu’ils pourroient faire de leur intelligence, de leur temps, de leurs soins, les uns sont entraînés par défaut de caractère, d’autres par défaut de santé ; quelques-uns, parce qu’ils ont peu de lumières & trop d’amour-propre, ce qui les aveugle également, ou bien ils se négligent en travaillant trop ou trop vite par cupidité, ou trop peu & d’une manière peu suivie, par le goût dominant, & devenu trop général aujourd’hui, des plaisirs & de la dissipation.

Il est difficile de remédier aux deux premières causes, le défaut de caractère & la privation de la santé. L’homme qui manque de caractère perd la plus grande partie de sa vie dans l’indécision de ses idées. Ce défaut est commun : il tient à l’humanité, souvent à la complexion, souvent à l’éducation, & il semble aussi parmi nous être un défaut national, au moins est-on autorisé à croire que l’esprit de la nation, porté assez & généralement au changement & à la légèreté, doit être moins propre aux applications suivies que s’il étoit plus grave & plus fixe. Ce défaut doit encore devenir plus sensible avec le temps & l’âge, car l’habitude l’augmente, & lorsque les forces & les facultés diminuent, il devient insurmontable.

Dire à un Artiste foible de tempérament, ou dont l’esprit a peu de ressort : soyez laborieux & actif, c’est à peu près comme si l’on exigeoit d’un homme engourdi, & qui n’a point de consistance, de marcher d’un pas ferme & sans s’arrêter.

Se négliger parce qu’on ne connoît pas l’importance de se surveiller & de s’exercer continuellement à la théorie ou à la pratique d’un art dans lequel il y a sans cesse à apprendre, c’est céder à une cause à peu près aussi absolue que celles dont j’ai parlé.

Il reste à parler des trois autres causes qui entraînent un assez grand nombre d’Artistes à se negliger ; savoir, l’opinion trop avantageuse qu’ils ont quelquefois de leur talent, la cupidité & le goût des plaisirs.

L’opinion trop favorable du talent dont on se trouve doué, est assez générale & naturelle à l’homme, parce que chacun s’occupe plus de soi que des autres, & que les comparaisons qu’on fait sont ou partiales ou incomplettes ; mais il faut convenir que cette bonne opinion est généralement plus exaltée chez les hommes


occupés des travaux auxquels l’imagination a part. L’imagination devient plus active, lorsqu’on l’exerce, & elle met de plus en plus un prix imaginaire à ses productions : L’invention qu’elle s’attribue sur-tout, quoiqu’au fonds elle ne puisse rien créer en effet, la porte à une vanité indéfinie.

Au reste le remède le plus puissant qu’on puisse opposer à la trop bonne opinion qu’un Artiste a de son talent, seroit de lui prouver que cette exagération est infiniment contraire au bon usage qu’il doit faire de son imagination.

J’ai indiqué la cupidité, comme une autre cause qui entraîne les Artistes à se négliger, & l’on peut observer qu’en se livrant à l’intérêt, c’est par trop d’activité que l’Artiste se néglige. La cupidité qui dégénère le plus souvent en avarice, est une sorte de furie qui, armée d’un fouet, force les Artistes qu’elle poursuit, non à travailler bien, mais à travailler beaucoup. Elle ajoute à l’ordre qu’elle leur en donne des raisonnemens faux & captieux : « Envisagez, leur dit-elle, la gloire & le profit. L’une vous promet des avantages ; l’autre vous les donne. Si vous vous attachez aux grands principes, si vous cherchez à atteindre aux beautés sublimes ; vous perdrez le temps si précieux où vous pouvez tirer parti de votre talent. Suivez donc le goût le plus général, fût-il mauvais : les Chinois, les Magots, les Pantins, les sujets fantasques sont-ils de mode ? Qu’importe ? oubliez, pendant que cette mode dure, les grands modèles, l’antique, la nature, & peignez tout ce qu’on demandera, non pour être lés après vous, mais pour être bien payez de votre vivant. »

Quelle réponse à ces raisonnemens ? une seule : si vous préférez le métier d’Artisan à celui d’Artiste ; faites ce que la cupidité vous ordonne. Lorsque l’esprit mercantile se répand universellement dans une nation, & que, se glissant dans les atteliers, dans les cabinets, parmi les Artistes & les savans, il attaque la gloire nationale : cette nation peut bien devenir plus riche, mais certainement elle commence à s’avilir.

Le goût des plaisirs, moins vil que la cupidité, plus naturel sans doute, & qui l’est d’autant plus, qu’il est excusé par la jeunesse, peut au moins, il faut en convenir, s’accomoder, jusqu’à un certain degré, avec les talens regardés comme agréables. Raphaël même fut esclave de l’amour : à trente-six ans il fut le premier des peintres qui avoient existé, & mérita d’être le modèle de ceux qui devoient naître ; mais le citer n’est pas autoriser les foiblesses, qui, trop communes dans l’histoire des Artistes, ne sont pas aussi bien rachetées.

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NER Il est facile de suivre en cela les traces de Raphael ; mais on ne doit trouver la même indulgence qu’on eut pour lui qu’en montrant les mêmes talens.

En désignant celui des plaisirs qui égare le plus ordinairement les jeunes Artistes, je ne disconviendrai pas que les études & les pratiques nécessaires à la peinture ne rendent plus difficiles, les efforts qu’il faut employer pour y résister. J’irois même (si la morale de ceux qui traitent d’instructions, ne devoit pas être sévère) jusqu’à avouer que quelquefois la chaleur d’une passion si naturelle aux hommes, & qui, chez les peintres, est attisée par l’usage habituel qu’ils font de l’imagination, peut leur donner une activité & une émulation qu’ils n’auroient pas sans elle. Le cœur supplée à l’esprit, & lui donne tout l’intérêt dont il est susceptible. Le desir des grands succès peut être éveillé par l’amour chez les Artistes, comme parmi les guerriers ; mais l’effet bien plus commun des déréglemens où les Artistes sont plus sujets à être entraînés que d’autres, est la perte de la santé, souvent une mort prématurée, ou des maux qui éteignent le talent, en éteignant les forces, & qui énervent le génie, en avilissant l’ame ; je ne parlerai pas des autres dissipations, bien plus condamnables, parce qu’elles sont plus étrangères au talent ; mais j’ajouterai (sans avoir une grande espérance de persuader ceux qui auroient besoin de l’être) qu’il n’est aucun plaisir, à plus forte raison aucune dissipation, qui dédommage des jouissances que procurent l’exercice heureux des talens, & le bonheur que font goûter leurs succès. (Article de M. Watelet.)

NERF, (subst. mas.). Quoique ce mot, dans le sens propre, appartienne à l’anatomie & à la physiologie, il a été transporté par métaphore dans la langue des belles-lettres & des arts. On dit d’un écrivain ou d’un artiste, qu’il a du nerf, que ses ouvrages ont du nerf ; & ce mot signifie alors de la force, de la fermeté, autres expressions métaphoriques ; car pour désigner des qualités intellectuelles, on est obligé d’emprunter des expressions à celles qui tombent sous les sons.

Nous n’ajouterons rien sur le mot nerf. Irions nous conseiller d’avoir du nerf à un artiste formé par la nature pour se distinguer par une aimable mollesse ? Voudrons-nous qu’à notre voix le peintre des innocens plaisirs devienne celui des combats ? Les grands succès ne sont promis qu’à l’homme qui donne à ses travaux l’empreinte de son caractère. Le Guide n’auroit pas été même un artiste médiocre, s’il s’étoit proposé d’avoir le nerf de Lanfranc ; & pour citer des noms encore plus illustres, la nature avoit prescrit à Michel-Ange de caractériser


ses ouvrages par l’excès même du nerf, & elle avoit prodigué à Raphaël le caractère de douceur qui convient aux substances célestes. Boileau n’a pas moins dit pour les artistes que pour les poëtes :


Craignez d’un vain plaisir ses trompeuses amorces, Et consultez longtems votre esprit & vos forces.


(Article de M. Levesque.)

NETTETÉ . (subst. fem.) La nettete, bien plus que la vivacité d’esprit, est essentielle aux artistes. Elle les conduit à la netteté de conception par laquelle ils voyent intellectuellement leur sujet avec la véritable expression qu’il doit avoir, & dépouillé de tout ce qui, comme étranger, ne pourroit qu’y mettre de l’embarras. Quand le sujet est nettement conçu, il est facile de le composer, de l’ordonner avec netteté, ensorte que le spectateur en saisira sans peine l’ensemble & les parties :


Selon que notre idée est plus ou moins obscure, L’expression la suit ou moins nette, ou plus pure : Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement.


La netteté doit présider à toute l’exécution. Les différentes figures, les différens accessoires doivent, il est vrai, le céder les uns aux autres, & quelquefois même être sacrifiés & sails, comme on s’exprime dans le langage des arts ; mais dans cette opération même de salir, il faut encore observer un reste de netteté qui empêche le spectateur de tomber dans l’indécision sur les objets du tableau. Les couleurs doivent être fondues ; mais la netteté conserve encore ici son empire : elle empêche les couleurs d’être tourmentées, & les teintes d’être brouillées. (Article de M.Levesque.)

NETTOYER . (verb. act.) Nettoyer des tableaux. Cet art appartient à la pratique, & l’on en traitera dans le Dictionnaire qui y sera consacré. Il suffit aux lecteurs qui se bornent à la théorie des arts, de trouver ici que le nettoiement des tableaux ne peut être exerçé sans danger par des gens qui n’ont qu’une pratique grossière ; qu’en croyant ôter les saletés d’un ouvrage, un nettoyeur sans intelligence, enlève souvent des glacis & des teintes qui en formoient l’accord, si même il ne porte pas plus loin la destruction, & qu’enfin un amateur imprudent peut être puni de son mauvais choix par la perte d’un ouvrage précieux. J’ai vu à Paris un aveugle qui s’annonçoit pour nettoyer les tableaux ; il n’y auroit eu que des aveugles qui eussent pu lui en confier.

N E U NEUF . (adj.). Il signifie nouvellement fait, &, dans ce sens, nous n’avons rien à dire sur ce mot, si ce n’est qu’il manque quelquefois à un tableau neuf un charme, une perfection qu’il recevra du temps. Comme un tableau, regardé d’une certaine distance, reçoit un fini plus parfait de l’interposition de l’air qui en fond toutes les teintes, de même le vernis général dont le couvrira la vétusté, lui donnera une fonte & un accord qu’il n’a pu prendre sur le chevalet. Mais cela suppose que l’artiste a bien connu les substances dont il a fait usage, & qu’il a prévu les effets que le temps produiroit sur elles : car s’il a employé des teintes dont les unes s’éteignent & s’évaporent, tandis que les autres poussent au noir, le temps détruira l’accord qu’il avoit donné à son ouvrage.

Mais on entend souvent par le mot neuf, ce qui étonne par la nouveauté, la singularité de l’invention, de la pensée, de l’exécution. On peut dire, prenant ce mot en cette acception, que l’envie de produire du neuf a perdu bien des gens de lettres, & bien des artistes. Pour ne ressembler à aucun de ses prédécesseurs, on ne ressemble plus à la nature qu’ils ont tâché d’imiter, à la vérité qu’ils ont tâché d’atteindre, & ce qu’on produit est neuf, parce que personne encore n’avoit eu l’audace de rien produire de si bizarre. On croit se distinguer, parce qu’on a le front de mettre au jour, ce que les esprits sages avoient mille fois rejetté.

Il n’est point d’homme qui n’ait apporté en naissant son caractère particulier ; sa maniere de penser, de sentir, de voir, d’exécuter, lui est personnelle, comme les traits de son visage : tout bon artiste qui sera lui-même, & qui n’aura d autre but que d’être vrai, ne manquera donc jamais d’offrir duneuf dans ses ouvrages. Une belle figure, une expression bien sentie, une pensée qui n’aura d’autre éclat que celui de sa simplicité, la vérité enfin imprimée dans tout un ouvrage, voilà ce qui sera neuf au moment où il sera créé par l’artiste, & qui le sera plusieurs siècles après que l’artiste ne sera plus. Mais s’il veut être neuf en produisant des conceptions extraordinaires, en tourmentant ses figures & ses compositions, en outrant ses expressions, en recherchant des effets bisares, en se piquant d’un coloris singulier, on applaudira peut-être quelques temps à ses efforts mal entendus ; mais tôt ou tard on se vengera de sa charlatanerie, en le mettant même au-dessous de la place qu’il mériteroit d’obtenir. (Article de M. Levesque.)

NOBLE & NOBLESSE (adj.) & (subst. fem.) Le titre de noble est parmi nous l’effet & la suite d’une convention ancienne ou d’une institution nouvelle.


On se trouve noble par son origine, ou bien par la volonté du prince. Ces conventions n’ont pu passer dans les Arts, qui ont adopté les mots noble & noblesse, & qui ne connoissent cependant de distinction que celle du mérite : le fils ou le descendant d’un célèbre Artiste est mis dans la classe la plus roturière, lorsque le talent se trouve dégradé dans ses ouvrages. Cette justice exacte est fondée sans doute sur l’indépendance inaltérable de la pensée, sur le droit sacré de la raison, & sur la décision libre des yeux & du sentiment.

Que n’est-il possible de faire passer une partie au moins de cette justice dans nos sociétés ? La classe des nobles, qui ne perdra de ses droits que par l’extrême multiplicité à laquelle elle tend, seroit moins nombreuse, mais plus respectée.

Pour en revenir au mot de cet article, ou plutôt au sens qu’on lui donne dans les Arts ; quelles sont donc les raisons à la faveur desquelles il y a été adopté ?

Si nous examinons ce qui caractérise la noblesse d’un genre de peinture, ou ce qui autorise à appeller certains sujets nobles, c’est que ce genre, ou ces sujets renferment, ou imitent des actions dans lesquelles brillent les vertus sublimes, les qualités héroïques, les sentimens qui honorent l’humanité. L’histoire est donc, par cette raison, le plus noble des genres, & les sujets historiques qui représentent des traits de magnanimité, de générosité, d’humanité distingués, sont des sujets nobles.

D’une autre part, comme nous nous représentons le plus ordinairement les héros & les grands hommes, sous les apparences relatives à leurs vertus & à leurs qualités ; nous sommes portés à penser que les hommes, dont la structure offre des formes distinguées par leur perfection, sont destinés à faire des actions recommandables, & nous nommons par induction, figures nobles celles dont les apparences approchent de cette perfection.

Lorsqu’il s’agit de représenter avec un caractère de noblesse des figures de femmes ; l’idée devient plus vague, parce que la plupart des actions qui appartiennent aux héros, ne conviennent point à un sexe généralement doux & foible. Nous suppléons alors au vague de l’idée par les proportions d’une taille au-dessus de la moyenne, par un maintien grave, & enfin par le caractère de la physionomie que nous rendons belle d’une beauté sérieuse, imposante, sans trop d’orgueil, & dont la perfection consiste surtout dans la régularité des traits, parce que la régularité appartient à l’ordre, & que l’ordre inspire le respect.

On dit dans ses lettres, comme dans les Arts du dessin, une expression noble. On dit

NOB d’un monument d’Architecture qu’il a de la noblesse.

Toutes ces manières de parler font entendre quelque chose de majestueux, comme le sont les formes simples & grandes dont nous venons de parler, & que nous supposerons principalement devoir être celles des dieux, des Héros ; en effet elles semblent s’assortir parfaitement avec les sentimens qu’inspirent les grandes vertus.

On étend dans la peinture le titre de noble jusqu’à des objets purement physiques & matériels : ainsi dans l’architecture, on donne la noblesse à un bâtiment ; cependant on dit plus généralement un édifice qui a de la noblesse, qu’un bâtiment noble.

Je reviens aux objets matériels que l’on appelle nobles dans la peinture. Par exemple, on dit un paysage noble, un fond noble. Il est facile de sentir, d’après ce que j’ai dir, qu’alors il se fait dans l’esprit un rapprochement d’idées. Un paysage noble, est un paysage dont le site présente quelque chose d’imposant par l’étendue & par la grandeur, & la simplicité des plans.

On voit qu’il se fait, à l’aide de ces caractères, un rapprochement d’idées très-figurées, & ressemblant au rapprochement qui nous fait appeller un paysage riant ou austère. Ce sont ces mêmes liaisons d’idées qui ont fait appeller certains fonds de tableaux des fonds nobles.

Le Gaspre donnoit de la noblesse à ses paysages. Plusieurs peintres d’histoire (& sans sortir de notre Ecole) de Troy, offre dans la plupart de ses tableaux, des fonds nobles. On les qualifie ainsi d’après des fabriques distinguées & une certaine pompe, pour parler ainsi, dont il ornoit les scènes où il plaçoit ses personnages. (*)

Mais comment parvient-on à la noblesse du trait, de la composition & du tout ensemble ? C’est par l’inspiration habituelle d’une certaine élévation de l’ame, dont tous les hommes & un grand nombre d’Artistes n’ont pas été doués par la Nature.

C’est par cette élévation dame & de caractère, qu’on exerce noblement son Art, qu’on choisit les belles formes, les sujets élevés, qu’on n’arrête ses regards que sur des objets distingués, où se trouve ce qu’on est convenu


d’appeller de la noblesse, qu’on a de la répugnance pour tout ce qui y est opposé, c’est-à-dire, pour le trivial le mesquin & le bas.

Si les dispositions heureuses dans lesquelles, comme Artistes, vous devez trouver la source des idées nobles qui doivent vous distinguer ; ne vous ont pas été départies libéralement par la Nature ; tâchez de démêler par des observations attentives ce que l’opinion la plus saine, ce que les hommes instruits & éclairés regargent comme noble, élevé & grand dans les beaux ouvrages de tout genre ; vous rectifierez ainsi, autant qu’il est possible, la Nature, ou vous suppléerez peut-être en partie à ce qui lui manque.

Ce qui peut au reste consoler & encourager, c’est qu’on a vu quelques productions des Arts remplies de noblesse, dont les auteurs n’ont pas passé pour avoir l’ame parfaitement élevée. Ils l’avoient au moins vraisemblablement dans les momens où ils composoient ; mais il est plus heureux & plus sûr de trouver en soi un principe d’idées nobles, sur-tout si elles ne tiennent ni à l’orgueil, ni à la sotte vanité. (Article de M. Watelet.)

NOCES des anciens . Quand on n’oseroit pas assurer qu’Homère nous a peint avec la plus exacte fidélité les mœurs des Grecs au temps du siége de Troie, il faudroit encore le regarder comme un témoin irréprochable des mœurs de son temps : les usages qui étoient alors observés pour les noces & qu’il nous a conservés, sont tels que nous les retrouvons encore dans des siècles bien postérieurs.

Dès-lors le consentement du père & de la mère des deux époux étoit nécessaire, comme on voit que six siècles plus tard, il l’étoit encore du temps de Xénophon, & comme il continuoit de l’être sous le bas-Empire, lorsque Justinien en fit une loi que les nations de l’Europe moderne ont en général adoptée.

Chez la plupart des peuples de l’Orient, tant ceux qui connoissent le luxe & les richesses, que ceux qui, dans leur pauvreté native, montrent encore la simplicité des premiers âges, l’usage veut que les époux achètent leurs épouses, & le père ne livre sa fille qu’à l’amant qui lui en offre le plus haut prix. C’est ce qui se pratiquoit du temps d’Homère, & ces dons que faisoit l’époux, ou plutôt ce prix qu’il étoit obligé de donner pour la marchandise qu’il acquéroit, se nommoit Edna. C’est ce que faisoient encore nos ancêtres dans les premiers siècles de notre monarchie ; & l’on trouve même de nos jours les dernieres traces de cet usage dans la médaille ou la pièce de monnoie que l’épouse reçoit de son époux. Mais, dans le siècle d’Homère, souvent le père de l’épouse ne gagnoit rien à ce marché, puisque

NOC que lui-même donnoit une dot à sa fille. Quelquefois l’amant se contentoit des charmes de l’objet aimé, & faisant lui-même deriches présens, il n’acceptoit aucune dot ; quelquefois l’épouse, comme Andromaque, apportoit en même-temps à son époux la beauté, la vertu & de grandes richesses.

Le nouvel époux conduisoit solemnellement son épouse à sa maison, & souvent cette maison étoit nouvellement construite pour la recevoir. Cet usage familier du temps d’Homère, existoit encore, au moins dans les mœurs simples & rustiques, du temps de Théocrite.

« Tu me construiras une chambre nuptiale, dit l’amante de Daphnis à ce pasteur, tu me construiras une maison & une bergerie. »

On portoit devant l’épouse des torches nuptiales ; elles étoient allumées par la mère de l’époux. Je n’ai point allumé pour toi les flambeaux de l’hymen, dit dans Euripide une mère désolée, en déplorant la mort de son fils. Le nom d’hyménée retentissoit dans les airs, chanté par les jeunes compagnes de l’épouse, soit que ce nom signifiât seulement l’habitation commune qui fait le caractère de l’union conjugale, soit qu’il exprimât le sacrifice de la virginité, soit qu’il rappellât la mémoire d’hymenée, jeune Argien, qui avoit autrefois arraché des vierges Athéniennes anx bras de leurs ravisseurs.

Les noces étoient accompagnées d’un festin en l’honneur des Dieux qui présidoient au mariage. Ainsi Télémaque en arrivant à Lacédémone, trouva Ménélas célèbrant, par un repas solemnel, le mariage de sa fille Hermione qu’il envoyoit au fils d’Achille, & celui de son fils Mégapenthe, qu’il avoit eu d’une esclave, & qu’il donnoit à la fille d’Alector. Souvent ces repas étaient égayés par des danseurs de profession, qui exerçoient leur art au son des instrumens.

Telle étoit la simplicité des mœurs au temps d’Homère, que les filles mêmes des rois n’avoient pas toujours des robes neuves pour la cérémonie de leur mariage mais elles nétoyoient elle-même leurs plus beaux habits, & en donnoient à ceux qui devoient les accompagner dans ce jour solemnel. Nausicaa, fille du fastueux Aloinoüs, roi des Phéaciens, va, par le conseil de Minerve, laver ses robes à la mer, parce que ses noces semblent prochaines. Cependant l’épouse recevoit quelquefois une robe en présent de son époux. Ainsi Hélène donne une robe à Télémaque, pour qu’il puisse un jour l’offrir à celle qui partagera son lit.

L’épouse avoit une ceinture, symbole de la virginité, qui devoit être dénouée par l’époux sur le lit nuptial.

Les détails que nous allons ajouter ne se


trouvent pas dans les poëmes d’Homère, mais son silence ne prouve pas qu’ils ne remontent point jusqu’à son temps, & même jusqu’aux siècles héroïques. Comme ils conviennent à des mœurs simples, & qu’ils sont généralement symboliques, on peut croire qu’ils appartiennent à une haute antiquité. C’est le caractère des temps anciens de tout peindre par des signes.

Ce n’étoit ni l’amant ni son père qui faisoit la demande aux parens de l’épouse. Une femme étoit chargée de cette commission, & se nommoit Promnestria : comme ses fonctions n’avoient rien que de respectable, nous traduirions mal ce mot dans notre langue par celui d’Entremetteuse qui se prend communément en mauvaise part. Elle jouoit le plus grand rôle dans toutes les cérémonies qui précédoient & accompagnoient le mariage, & c’étoit entre ses mains que les deux époux prononçoient leurs sermens.

L’épouse, avant la célébration, faisoit en l’honneur des déesses ennemies de l’union conjugale un sacrifice qui avoit pour objet d’appaiser leur colère ; elle leur offroit des boucles de ses cheveux pour signifier que désormais livrée aux soins du ménage, elle ne s’occuperoit plus à parer sa tête. C’étoit à ce sacrifice qu’étoit destiné l’autel qu’on voit dans le tableau antique de la noce Aldobrandine. On y voit aussi une patère qui devoit servir à répandre des libations sur les meubles avant & après la cérémonie des noces.

Les jeunes filles conservoient la parure naturelle de leurs cheveux qu’elles relevoient sur la tête en les attachant d’une bandelette : on appelloit ce genre de coëffure Corymbos.

Une fille accordée à un époux se voiloit pour la première fois le jour où il devoit paroître devant elle. Il lui levoit le voile & payoit par un présent la permission qu’il avoit obtenue de la voir. Après la célébration des noces & l’accomplissement de son bonheur, il lui faisoit un autre présent qui étoit regardé comme le prix de sa virginité.

Lorsque, pour la première fois, il conduisoit son épouse au lit nuptial, un de ses amis gardoit la porte en dehors. On le nommoit Thyrôros, gardien de la porte. Sa fonction étoit de résister aux femmes qui accouroient aux cris de l’épouse, & feignoient de vouloir forcer la porte pour aller défendre sa virginité. Seul contre cette seule assemblée, il étoit toujours vainqueur de ce grand nombre d’ennemies qui ne vouloient pas remporter la victoire.

L’épouse étoit ordinairement menée sur un char à la maison de l’époux : quelquefois cependant elle s’y rendoit à pied, mais toujours accompagnée d’un nombreux cortège. Elle étoit

Beaux-Arts. Tome I. Sbbb $6z N O C conduite par une femme qu’on nommoit Nympheutria ; & l’époux par un homme qu’on appelloit Paranymphios.

Nous avons cru que la sécheresse de ces détails pourroit n’être pas inutile aux artistes : mais nous allons les consoler de cette aridité, en transcrivant l’élégante description d’un mariage célébré suivant les loix d’Athènes. Cet agréable tableau est tiré du voyage du jeune Anacharsis, ouvrage dont nous emprunterons plusiers fois des richesses.

« Les habitans de Délos avoient prévenu le lever de l’aurore ; ils s’étoient couronnés de fleurs, & offroient sans interruption dans le temple & devant leurs maisons des sacrifices pour rendre les dieux favorables à l’hymen d’Ismene. L’instant d’en former les liens étoit arrivé. Nous étions assemblés dans la maison de Philocès, (pere de la jeune épouse). La porte de l’appartement d’Ismene s’ouvrit, & nous en vîmes sortir les deux époux, suivis des auteurs de leur raissance & d’un Officier public, qui venoit de dresser l’acte de leur engagement. Les conditions en étoient simples : on n’avoit prévu aucune discussion d’intérêt entre les parens, aucune cause de divorce entre les parties contractantes : & à l’égard de la dot, comme le sang unissoit déjà Théagene à Philoclès, on s’étoit contenté de rappeller une loi de Solon qui, pour perpétuer les biens dans les familles, avoit réglé que les filles uniques épouseroient leurs plus proches parens. »

« Nous étions vêtus d’habits magnifiques, que nous avions reçus d’Ismene. Celui de son époux étoit son ouvrage : elle avoit pour parure un collier de perles précieuses, & une robe où l’or & la pourpre confondoient leurs couleurs. Ils avoient mis l’un & l’autre sur leurs cheveux flottans, & parfumés d’essences, des couronnes de pavots, de sésames & d’autres plantes consacrées à Vénus. Dans cet appareil, ils montèrent sur un char & s’avancèrent vers le temple. Ismene avoit son époux à sa droite, & à sa gauche un ami de Théagene qui devoit le suivre dans cette cérémonie. Les peuples empressés répandoient des fleurs & des parfums sur leur passage ; ils s’écrioient : ce ne sont point des mortels ; c’est Apollon & Coronis, c’est Diane & Endymion, c’est Apollon & Diane. Ils cherchoient à nous rappeller des augures favorables, à prévenir les augures sinistres. L’un disoit : j’ai vu ce matin deux tourterelles planer long-temps ensemble dans les airs, & le reposer ensemble sur une branche de cet arbre. Un autre disoit : écarte la corneille solitaire ; qu’elle aille gémir au loin sur la perte de sa fidèle compagne ; rien ne seroit si funeste que son aspect. »

« Les deux époux furent reçus à la porte du temple par un prêtre qui leur présenta à chacun une branche de lierre, symbole des liens qui devoient les unir à jamais ; il les mena ensuite à l’autel où tout étoit préparé pour le sacrifice d’une génisse qu’on devoit offrir à la chaste Diane, qu’on tâchoit d’appaiser, ainsi que Minerve & les divinités qui n’ont jamais subi le joug de l’hymen. On imploroit aussi Jupiter & Junon, dont l’union & les amours sont éternelles ; le Ciel & la Terre, dont le concours produit l’abondance & la fertilité ; les Parques, parce qu’elles tiennent dans leurs mains la vie des mortels ; les Graces, parce qu’elles embellissent les jours des heureux époux ; Vénus enfin, à qui l’Amour doit sa naissance, & les Hommes leur bonheur. »

« Les prêtres, après avoir examiné les entrailles des victimes, déclarèrent que le Ciel approuvoit cet hymen. l’our en achever les cérémonies, nous passâmes à l’artémisium, & ce fut là que les deux époux déposèrent chacun une tresse de leurs cheveux sur le tombeau des derniers Théores Hyperboréens. Celle de Théagene étoit moulée autour d’une poignée d’herbes, & celle d’Ismène autour d’un fuseau. Cet usage rappelloit les époux à la première institution du mariage, à ce temps où l’un devoit s’occuper par préférence des travaux de la campagne, & l’autre des soins domestiques. »

« Cependant Philoclès prit la main de Théagene, la mit dans celle d’Ismène, & proféra ces mots : Je vous accorde ma fille, afin que vous donniez à la république des citoyens légitimes. Les deux époux se jurèrent aussitôt une fidélité inviolable, & les auteurs de leurs jours, après avoir reçu leurs sermens, les ratifièrent par de nouveaux sacrifices. »

« Les voiles de la nuit commençoient à se déployer dans les airs, lorsque nous sortimes du temple, pour nous rendre à la maison de Théagene. La marche, éclairée par des flambeaux sans nombre, étoit accompagnée de chœurs de musiciens & de danseurs. La maison étoit entourée de guirlandes & couverte de lumières. »

« Dès que les deux époux eurent touché le seuil de la porte, on plaça pour un instant une corbeille de fleurs sur leurs têtes ; c’étoit un présage de l’abondance dont ils devoient jouir. Nous entendîmes en même temps répêter de tous côtés le nom d’Hyménéus, de ce jeune homme d’Argos qui rendit au trefois à leur patrie des filles d’Athènes que des corsaires avoient enlevées : il obtint, pour prix de son zèle, une de ces captives qu’il aimoit tendrement ; & depuis cette N O C

époque, les Grecs ne contractent point de mariage, sans rappeller sa mémoire. »

« Ces acclamations nous suivirent dans la salle du festin, & continuèrent pendant le souper ; alors des poëtes s’étant glissés auprès de nous, récitèrent des épithalames. »

« Un jeune enfant, à demi-couvert de branches d’aubépine & de chêne, parut avec une corbeille de pains, & entonna un hymne qui commençoit ainsi : J’ai changé mon ancien état contre un état plus heureux. Les Athéniens chantent cet hymne dans une de leurs fêtes destinée à célébrer l’instant où leurs ancêtres, nourris jusqu’alors de fruits sauvages, jouirent en société des présens de Cérès. Ils le mêlent dans les cérémonies du mariage, pour montrer qu’après avoir quitté les forêts, les hommes jouirent des douceurs de l’Amour. Des danseuses, vêtues de robes légères & couronnées de myrthe, entrèrent ensuite, & peignirent, par des mouvemens variés, les transports, les langueurs & l’ivresse de la plus douce des passions. »

« Cette danse finie, Leucippe alluma le flambeau nuptial, & conduisit sa fille à l’appartement qu’on lui avoit destiné. Plusieurs symboles retracèrent aux yeux d’Ismène les devoirs qu’on attachoit autrefois à son nouvel état. Elle portoit un de ces vases de terre où l’on fait rôtir de l’orge ; une de ses suivantes tenoit un crible, & sur la porte étoit un instrument propre à piler des grains. Les deux époux goutèrent d’un fruit dont la douceur devoit être l’emblême de de leur union. »

« Cependant livrés aux transports d’une joie immodérée, nous poussions des cris tumultueux, & nous assiégions la porte défendue par un des fidèles amis de Théagene. Une foule de jeunes gens dansoient au son de plusieurs instrumens. Ce bruit fut enfin interrompu par la théorie de Corinthe, qui s’étoit chargée de chanter l’hymenée du soir. Après avoir félicité Théagene, elle ajoutoit : »

« Nous sommes dans le printemps de notre âge : nous sommes l’élite de ces filles de Corinthe si renommées par leur beauté. O ! Ismène, il n’en est aucune parmi nous dont les attraits ne cédent aux vôtres. Plus légère qu’un coursier de Thessalie, élevée au-dessus de ses compagnes comme un lys qui fait l’honneur d’un jardin, Ismène est l’ornement de la Grèce. Tous les amours sont dans ses yeux ; tous les arts respirent sous ses doigts. O fille, ô femme charmante : nous irons demain dans la prairie cueillir des fleurs pour en former une couronne. Nous la suspendrons au plus beau des platanes voisins. Sous l’ombre de cet arbre, nous répandrons


des parfums en votre honneur, & sur son écorce nous graverons ces mots : Offrez-moi votre encens, je suis l’arbre d’Ismène. Nous vous saluons, heureuse épouse ; nous vous saluons, heureux époux : puisse Latone vous donner des fils qui vous ressemblent ; Vénus vous embrâser de ses flammes ; Jupiter transmettre à vos neveux la félicité qui vous entoure ! Reposez-vous dans le sein des plaisirs ; ne respirez désormais que l’amour le plus tendre. Nous reviendrons au lever de l’aurore, & nous chanterons de nouveau : O hymen, hyménée, hymen ! »

« Le lendemain, à la première heure du jour, nous revinmes au même endroit, & les filles de Corinthe firent entendre l’hyménée suivant : »

« Nous vous célébrons dans nos chants, Vénus, ornement de l’olympe, Amour, délices de la terre, & vous, Hymen, source de vie ; nous vous célébrons dans nos chants, Amour, Hymen, Vénus ! O Théagene, éveillez-vous, jettez les yeux sur votre amante, jeune favori de Vénus, heureux & digne époux d’Ismène ! O Théagene, éveillez-vous ! Jettez les yeux sur votre épouse ; voyez l’éclat dont elle brille ; voyez cette fraîcheur de vie dont tous les traits sont embellis. La rose est la reine des fleurs ; Ismène est la reine des belles. Déjà sa paupière tremblante s’entr’ouvre aux rayons du soleil ; heureux & digne époux d’Ismène, ô Théagene, éveillez-vous ! »

« Ce jour que les deux amans regardèrent comme le premier de leur vie, fut presque tout employé de leur part à jouir du tendre intérêt que les habitans de l’île prenoient à leur hymen, & tous leurs amis furent autorisés à leur offrir des présens. Ils s’en firent eux-mêmes l’un à l’autre, & reçurent en commun ceux de Philoclès, père de Théagene. On les avoit apportés avec pompe. Un enfant, vêtu d’une robe blanche, ouvroit la marche, tenant une torche allumée : venoit ensuite une jeune fille ayant une corbeille sur la tête : elle étoit suivie de plusieurs domestiques qui portoient des vases d’albâtre, des boîtes à parfums, diverses sortes d’essences, des pâtes d’odeur, & tout ce que le goût de l’élégance & de la propreté a pu convertir en besoin. »

« Sur le soir, Ismène fut ramenée chez son pére ; & moins pour se conformer à l’usage que pour exprimer ses vrais sentimens, elle lui témoigna le regret d’avoir quitté la maison paternelle : le lendemain, elle fut rendue à son époux, &, depuis ce moment, rien ne troubla leur félicité. »

Il n’est aucun de ces détails qui ne puisse inspirer d’agréables tableaux ; tous sont appuyés

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sur l’autorité des anciens, & les peintres peuvent les consacrer par leur art, sans crainte de manquer au costume.

Passons maintenant aux mariages des Romains. Ils se faisoient ordinairement par contrats : on prenoit en même temps les auspices, & l’on voyoit arriver à la fois les officiers publics chargés de recevoir & d’écrire les conventions matrimoniales, & les ministres de la religion, dont la fonction étoit de consulter les volontés des dieux.

Cette cérémonie répondoit à celle que nous appellons les fiançailles ; le fiancé, pour gage de ses promesses, faisoit à sa future épouse des présens qu’on appelloit des arrhes. Il y joignoit un anneau qu’elle portoit au quatrième doigt, parce qu’on croyoit que de ce doigt, partoit une veine qui se rendoit au cœur. Cet anneau étoit de fer au temps de Pline, quoique ce fût un siècle de luxe ; cette simplicité rappelloit à la mémoire l’ancienne pauvreté des Romains.

Il y avoit trois manières de contracter le mariage ; par l’usage, par la farine, par l’achat.

La première manière étoit une commémoration de l’enlévement des Sabines, & ressembloit à la violence. L’époux, accompagné de ses amis, fondoit en armes dans la maison paternelle de l’épouse, & sembloit l’arracher de force du sein de sa mère ou des bras de ses parens. Comme le rapt étoit concerté, elle avoit la précaution de se revêtir de ses plus belles parures, en attendant ses ravisseurs. Une année d’habitation de l’épouse dans la maison de l’époux, consacroit leur union.

Dans la célébration du mariage par la farine, qu’on appelloit confarréation, les deux époux, se tenant la main, & prononçant des paroles consacrées, mangeoient ensemble de la même farine qu’ils répandoient sur les victimes. Cette cérémonie exigoit la présence de dix témoins. Quelques savans pensent qu’elle étoit réservée aux mariages des Pontifes ; d’autres croyent seulement que les Pontifes devoient y présider. On voit par une tragédie, faussement attribuée à Sénèque, que le mariage de Néron & d’Octavie avoit été célébré par la confarréation ; mais comme les Empereurs étoient en même-temps Souverains Pontifes, ce passage ne lève pas la difficulté.

Les deux époux, dans le mariage par achat, sembloient s’acheter réciproquement. Varron parle seulement de la femme qui paroissoit acheter son mari, en lui donnant une de ces pièces de monnoie qu’on nommoit As ; mais le nom seul de Coëmption, témoigne que, dans cette formalité, l’achat étoit mutuel. Les deux contractans se demandoient, en se donnant la main,’s’ils vouloient s’accepter l’un pour époux, l’autre pour femme.


Le jour de la célébration, l’époux séparoit avec un fer de lance les cheveux de son épouse, soit pour lui témoigner qu’unie déformais à un homme de guerre, elle devoit renoncer aux soins trop recherchés de sa chevelure ; soit pour signifier que le fer pourroit seul rompre leur union. Après cette formalité, l’épouse mettoit sur sa tête une couronne de vervene ; elle se revêtoit d’une tunique simple, & ceignoit une ceinture de laine de brebis, ceinture virginale, que l’époux devoit dénouer.

Lorsqu’elle étoit conduite le soir à la maison de l’époux, elle avoit la tête couverte d’un voile jaune, qu’on appelloit flammeum, parce qu’il étoit de la couleur des flammes ; d’autres cependant disent qu’il étoit rouge, & qu’on le choisissoit de cette couleur, pour cacher le rouge de la pudeur, dont les joues de l’épouse se couvroient en cet instant. Sa chaussure étoit de la même couleur. Trois jeunes garçons la conduisoient ; il fallsoit qu’ils eussent encore leurs pères & leurs meres, & ils étoient vêtus de la robe prétexte. Deux d’entr’eux tenoient les mains de l’épouse, le troisième portoit un flambeau d’aubépine. Cinq autres flambeaux éclairoient le cortége. On portoit en pompe une quenouille chargée de laine, & un fuseau : un enfant tenoit, dans un vase couvert, les ustensiles nécessaires aux femmes.

Les portes de la maison où elle devoit être reçue, étoient ornées de verdure & de fleurs. A son arrivée, elle y attachoit des bandelettes, & les frottoit d’huile, ou, suivant Donat, de graisse de loup pour détourner les maléfices. On la portoit pour lui faire passer le seuil de la porte, soit parce qu’on auroit regardé comme un augure funeste ou qu’elle y eût touché, ou qu’elle l’eût franchi du pied gauche ; soit en mémoire de l’enlévement des Sabines qui furent portées malgré elles dans les maisons nuptiales. Dès qu’elle étoit entrée, on lui remettoit les clefs, pour l’avertir que la fortune de son époux étoit désormais confiée à ses soins & à son économie. Lui-même lui présentoit l’eau & le feu, les deux choses les plus nécessaires à la vie, & dont l’interdiction, prononcée par la loi, étoit regardée comme une peine de mort. Il lui signifioit, par ce symbole, qu’il partageoit sa vie avec elle.

L’époux donnoit ensuite à son épouse & à ceux qui l’avoient accompagnée, le repas nuptial ; ce repas étoit ordinairement très-somptueux. On y appelloit des joueurs de flûtes, & l’on y répétoit, dans des chansons, le nom de Thalassius, comme chez les Grecs celui d’Hyménée. Ce Thalassius étoit, dit-on, un Romain, pour qui, du temps de l’enlévement des Sabines, la nation avoit un grand respect. Des soldats qui lui étoient attachés enlevèrent
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la plus belle des Sabines pour la lui offrir, comme on leur envioit leur proie, & qu’on menaçoit de la leur ravir ; ils s’écrioient en chemin : Nous la portons à Thalassius. Il étoit d’usage que l’époux jettât des noix aux enfans, & quoiqu’on cherche à cet usage une signification symbolique, il n’avoit peut-être d’autre objet que de leur faire prendre part aux plaisirs de la fête, dont la solemnité se terminoit dans l’ombre de la chambre nuptiale.(Article de M. Levesque.)

NOIR . (adj.). Ce mot se prend substantivement, quand il exprime le noir ou les noirs matériels, dont les peintres sont usage, comme le noir d’os, d’ivoire &c. C’est dans le dictionnaire Pratique, qu’on doit parler des différentes sortes de noirs employés en pointure.

Lorsqu’il est question de la Théorie de l’art, on peut seulement remarquer que c’est un défaut de peindre noir ; mais on a déjà eu plusieurs fois occasion de l’observer, & on ne le repète ici que par l’obligation de remplir la nomenclature alphabétique de l’art. Il n’est pas fort commun que les tableaux sortent noirs de l’attelier ; mais il arrive trop souvent qu’ils poussent au noir avec le temps. C’est encore au dictionnaire Pratique qu’appartiennent les moyens de prévenir ce défaut.

Nourri . (adj.). C’EST le Contraire du sec du maigre. Un trait sec intérêt vicieux, Il Faut qu’il Soit nourri . Les dessins doivent être de Faits d’ONU crayon nourri . Sur obole peindre pinceau non d’ nourri, et C’EST Ce Qui conduit à faire non gras et moëlleux.

NOYER . (V. act.). C’est mêlanger les couleurs, marier les tons, fondre les teintes, les unir entr’elles par des passages insensibles, imiter enfin la nature qui, par exemple, sur la peau d’une personne bien saine, ne place point par tâches séparées différentes couleurs les unes à côté des autres, mais y répand une variété inimitable de tons, dont l’œtil le plus subtil ne peut découvrir ni le commencement ni la fin.

Cependant des maîtres, que l’on compte avec justice au nombre des grands coloristes, ont négligé de noyer leurs teintes, & se sont contentés de les placer les unes à côté des autres : c’étoit la pratique de Rubens, & quelquefois Rembrandt a poussé si loin ce procédé, que ses ouvrages, vus de près, ne semblent que des ébauches grossières. Mais les artistes qui ont adopté cette manière, vouloient que les spectateurs ne regardassent leurs tableaux que d’une distance convenable, parce que l’air interposé entre l’œil du spectateur, & l’ouvrage de peinture en noye les teintes encore plus, parfaite-


ment que ne pourroit faire le pinceau. Elles n’ont donc aucun besoin d’être noyées dans les tableaux qui doivent être placés à une certaine hauteur, & demandent à l’être davantage dans les petits tableaux de chevalet.

« La distance qu’on demande pour bien voir un tableau, dit Félibien, n’est pas seulement afin que les yeux aient plus d’espace & plus de commodité pour embrasser les objets & les mieux voir ensemble ; c’est encore afin qu’il se trouve plus d’air entre l’œil & l’objet, & que, par le moyen de cette plus grande densité d’air ; les couleurs d’un tableau paroissent noyées & comme fondues. »

« En effet, quelque soin qu’on apporte à bien peindre un ouvrage, toutes ses parties étant composées d’une infinité de différentes teintes, qui demeurent toujours, en quelque façon, distinctes & séparées : ces teintes n’ont garde d’être mêlées ensemble de la même sorte que sont celles des corps naturels. Il est bien vrai que quand un tableau est peint dans la dernière perfection, il peut être considéré dans une moindre distance, & il a l’avantage de paroître avec plus de force & de rondeur, comme font ceux du Corrège. C’est pourquoi je vous ai fait remarquer que la grande union & le mêlange des couleurs sert beaucoup à donner aux tableaux plus de force & de vérité, & qu’aussi plus ou moins de distance, contribue infiniment à cette union. »

« Je vous dirai encore que c’est par la même raison de cette grande union des couleurs, que les excellens tableaux peints à l’huile, & qui sont faits il y a long temps, paroissent avec plus de force & de beauté, parce que toutes les couleurs dont ils ont été peints, ont eu plus de loisir de se mêler, de se noyer, de se fondre les unes avec les autres, à mesure que ce qu’il y avoit de plus aqueux, & de plus humide dans l’huile s’est évapore, (ou peut-être encore parce que l’huile, en vieillissant, a répandu sur l’ouvrage entier une teinte, qui marie ensemble toutes les teintes), c’est ce qui fait que l’on couvre les tableaux avec un vernis qui émousse cette pointe brillante & cette vivacité, qui quelquefois éclate trop & inégalement dans les ouvrages fraîchement faits, & ce vernis leur donne plus de force & plus de douceur. Comme les peintures en miniature ou en pastel ont toujours plus de sécheresse que celles à l’huile, on les couvre d’une glace de chrystal, afin d’en attendrir toutes les parties, & de les voir mieux ensemble. Vous pouvez remarquer qu’un petit portrait peint en émail n’a pas besoin de ce secours, parce que les couleurs dont il est travaillé étant S.6S

NUD parfondues au feu, comme disent les ouvriers, elles acquièrent cette parfaite union & ce grand poliment que l’on tâche de donner aux autres peintures, soit par le travail, soit par le maniement du pinceau, soit par les vernis ou par le secours du verre, & encore en s’aidant de l’air qu’on interpose entre l’œil & l’objet, par le moyen des différentes distances. (L.) »

NU

NUANCE . (subst fém.) Ce mot désigne la gradation d’une couleur depuis son degré le plus clair, jusqu’à son degré le plus sombre. On l’emploie aussi pour exprimer la convenanc, l’accord, l’amitié des couleurs qui sont placées prés les unes des autres. Il appartient plus à la langue commune qu’à celle des arts : on en fait sur-tout usage en parlant des étoffes, de leurs teintures, de leurs dessins : on dit des couleurs d’une étoffe, de son dessin, de ses fleurs, de ses rayures, qu’ils sont bien nuancés. Cependant l’idée que ce mot exprime n’est rien moins qu’étranger à la peinture ; on peut, dans le clair-obscur, suivre des nuances insensibles & graduées depuis le plus grand clair jusqu’à la demi-teinte &c. On observe de même, dans la couleur, des nuances douces & insensibles qui conduisent d’une teinte à l’autre ; mais les peintres se servent plus volontiers du mot passage.

NUD & NUDITÉ . On dit étudier, dessiner, indiquer, prononcer le nud : on dit aussi dans un sens fort différent, peindre des nudités.

Rien dans nos sociétés ne paroît plus contraire aux usages & plus choquant, relativement aux bienséances, que la nudité ; cependant elle s’offre sans cesse dans les arts dont je traite, sans blesser l’opinion.

Dans nos mœurs, le seul mot nudité rappelle à l’esprit l’indécence & presque l’obscénité. La nudité dans les arts est bien souvent plus décente que quelques hommes habillés ne le sont dans la société. Hébé, Flore, Vénus, les Nymphes chastes & timides, les Dieux, les Héros, nos Anges enfin, êtres sans cesse reproduits par la brosse & le cizeau de nos Artiste, & vivant parmi nous, puisqu’ils habitent nos palais, nos jardins, nos temples, nos maisons, s’y montrent avec cette nudité dont le mot réveille en nous des idées qui ne paroissent blesser la décence que parce que nos mœurs en manquent. Fort heureusement pour la peinture & la sculpture, jusqu’ici les délicatesses, qu’à certains égards on peut regarder comme fausses, ni le rigorisme religieux, qui


tend si facilement à la barbarie, n’ont encore proscrit la représentation des beautés de la nature, base principale de la perfection des Arts.

Il s’est donc établi, par l’effet d’une heureuse contradiction entre les usages de la société & ceux des arts, que la nudité peut différer & diffère souvent de l’indécence. Aussi, comme je l’ai fait appercevoir, la femme véritablement modeste, pourra jetter plutôt sans rougir des regards curieux sur Apollon, sur Adonis, même sur Hercule sans vêtement, qu’elle ne les fixera sur un de nus jeunes Sybarites, dont les yeux, le maintien & les vêtemens étroits prononcent (pour me servir du langage de la peinture) l’indécence dont ils sont profession.

L’indécence appartient à l’intention. L’intention qui se fait connoître, a une infinité de langages, d’autant plus multipliés & perfectionnés que les sociétés se montrent plus soumises en apparence au joug des bienséance, tandis qu’elles sont en effet plus portées à s’en affranchir. Les hommes qui sont dans ces dispositions s’efforcent, non de briser leurs liens, mais d’échapper à ceux qu’ils sont convenus de porter, & ce qu’il ne leur est pas permis de mettre en exécution, ils en manifestent l’intention. Ce langage qui a pour moyens les regards, le maintien, le sourire, les vêtemens, les coëffures, les ornemens & distributions des appartemens, passe dans les arts libéraux, lorsqu’ils tendent aussi à se corrompre, & c’est lui qui associe l’indécence à la nudité, & la donne même à la nature habillée.

C’est ainsi que dans les ouvrages & les conversations, un mot à double entente, une expression détournée, une allusion substitue une indécence qu’on nomme trop souvent fine & spirituelle, a la nudité du discours & de l’expression qui passeroit pour grossièreté.

La moindre apparence de celle-ci feroit jetter des cris de désapprobation ; les nuances les plus hasardées de l’autre, couvertes d’un voile fort transparent, n’excitent que le sourire ou un sérieux affecté chez les femmes réservées, un léger embarras qu’elles savent bien ne témoigner que par convenance.

On peut dire cependant, à l’honneur de nos arts, que ce langage d’intention, à l’usage de l’indécence, y garde encore des ménagemens. Une raison, entr’autres, y contribue c’est que les figures imitées & représentées par les arts du dessin ont une stabilité permanente, & que l’intention indécente, lorsqu’elle est prolongée, devient choquante, parcequ’elle tient de l’effronterie. C’est ainsi que la répétition d’une phrase à double entente ou d’un mot & d’une allusion hasardée, le rapproche N U Y de la grossièreté qui choque ou qui dégoute.

Voilà une de ces différences remarquables qui existent entre les productions permanentes des arts, & entre les productions passageres de la société.

Je joins dans cet article au mot nudité, celui de nud ; mais ce dernier appartient plus particulièrement au langage de l’art. On dit cet artiste ne cannoît pas assez le nud. Sous cette draperie on n’entrevoit pas, on ne sent pas assez le nud.

Ces manières de s’exprimer ont rapport à la correction du dessin. Un artiste peu exercé à dessiner la figure, ne représente que des figures vêtues ; mais à travers les draperies de ses personnages perce son ignorance.

Les vêtemens en effet ne reçoivent leurs principales formes que de celles des parties du corps qu’ils couvrent, de leurs proportions, des os & des jointures. Voilà ce qui décide les plans, les effets, les plis des étoffes ; & le mannequin, (comme je l’ai dit) non-seulement ne supplée pas à la Nature, mais trompe & égare le plus souvent l’artiste.

L’étude du nud (c’est aux jeunes artistes surtout que je m’adresse) est indispensable. Cette étude, lorsque vous la faites d’après les femme, est non-seulement très-difficile, mais elle n’est pas sans danger pour les mœurs ; & les mœurs influent beaucoup sur le talent.

Je n’ai pas intention d’affecter une sévérité pédantesque qui me blesseroit dans les autres, & qui seroit incompatible avec la pratique & avec quelques-unes des idées nécessaires à vos arts ; mais je m’en rapporte à votre propre expérience, & je vous laisse convenir intérieurement, & seul à seul avec vous-mêmes, de ce que je m’abstiens de dire ici.

Si vous voulez au reste, un préservatif moral, le voici : lorsque vous n’êtes pas enflammés de cet amour pur & absolument libéral de votre art ; craignez, ou ne vous exposez pas.

Mais pour revenir au nud, regardé uniquement du côté de l’art, ne peignez jamais une figure drapée sans l’avoir dessinée nue. Cette sujetion est grande ; mais elle est indispensable & aussi essentielle que de bien connoître la charpente d’une maison, avant de la vouloir couvrir.

Le nud dessiné & observé décidera naturellement les masses, les plis & les effets de votre clair-obscur, que sans cela, vous chercherez en tâtonnant. Par cette exactitude à dessiner sans cesse d’après le nud, vous ne ferez pas disparoître les formes des parties, leurs proportions & leurs emboîtement.

Combien il est facile à des yeux instruits de discerner dans vos ouvrages une figure drapée de pratique, sans que vous l’ayez dessinée auparavant d’après la Nature.


Quand a ce qu’on appelle proprement des nudités, ce qui entraîne toujours le sens d’obscénités : ne vous prêtez pas aux desirs que des mœurs corrompues inspirent trop souvent aux jeunes gens égarés, aux vieillards blasés, ou à des hommes d’un rang ou d’une richesse qui semblent donner le droit de n’avoir aucune mesure. Il doit vous suffire, pour résister aux empressemens qu’on pourroit vous témoigner, aux ordres même que vous pourriez recevoir, de penser que vous n’oseriez écrire votre nom sur votre ouvrage. (Article de M. Watelet.)

NUIT, (subst. fém,) Ce mot n’est pas plus un terme de peinture que le mot jour ou le mot aurore. Cependant cet instant où la lumière de la lune, ou bien celle du feu & des flambeaux éclairent les objets, donne lieu à des effets si pittoresques, & si neufs, oblige à des études si difficiles, si particulières & si intéressantes, que nous croyons devoir en parler ici.

La nuit, ou plutôt les diverses lumières qui l’éclairent, offrent de brillantes occasions d’employer ce que les couleurs ont de plus puissant, & ce que l’art du clair-obscur peut produire de plus séduisant. Mais sans études assez constantes, sans observations bien précises, il seroit aisé de se tromper dans l’exécution des sujets de nuit..

Nous n’entrerons pas ici dans tous les détails, dont les effets de la lune & des lumières artificielles sont susceptibles. Nous ne voulons pas dicter les teintes que ces divers corps lumineux répandent au milieu des ombres de la nuit. Il nous suffira d’établir que ces teintes sont variées, & suivent la couleur des lumières dont elles émanent : la nouvelle lune, par exemple : étant à l’horison, colore les objets d’un ton doré, cette teinte devient argentine & vive quand l’astre de la nuit est au Nadir, & que le temps est serein.

Heureux l’artiste qui, bien instruit de la marche des rayons de la lune, & de ses couleurs, rencontre l’occasion de la faire contraster sur la même toile, avec les effets d’une incendie, ou ceux d’un volcan dont l’explosion répand au loin les feux, & les pierres en fusion : s’il a bien comparé les forces diverses de ces dernières lumières, avec celle de la lune, il aura reconnu que celle-ci l’emporte toujours en éclat, quelque brillantes que soient les flammes que vomit la terre : un rouge jaunâtre très-clair, est la couleur de ces flammes dans le foyer de leur plus forte lumière ; l’autre au contraire présente a ses copistes une couleur bleuâtre, de la teinte la plus fraîche & la plus vive.

Si l’on considère pendant le jour la lumière d’une lampe, elle n’offre qu’une teinte rouge :
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NUI mais cette même lumière, vue la nuit, sans être comparée avec aucune autre, répand une lumière légèrement douce, & le centre du principe lumineux est lui-même, à nos yeux trompés par le défaut de comparaison, d’une teinte fort approchante du blanc. Aussi c’est de cette manière que l’ont rendu les peintres raisonnables qui nous ont donné des scènes de nuit éclairées par des lumières que l’on nomme artificielles. Ils ont eu raison, sans doute, puisque l’art consiste à rendre la nature telle qu’elle paroît à nos organes, & non telle qu’elle est réellement.

Si l’on voit des tableaux de ce genre, dont la teinte générale soit rouge ; on peut être assuré qu’elle a été imitée sur le naturel, par un peintre qu’a trompé la comparaison de la couleur propre du jour, au milieu duquel il faisoit son tableau,

C’est pendant la nuit qu’il faut concevoir les tableaux de nuit, en bien saisir l’effet, & le posséder au point de le rendre sans avoir son modèle devant les yeux.

L’effet des flambeaux, des bougies & d’autres feux exige tous les brillans de notre palette. Hélas ! pourront-ils encore suffire à rendre l’éclat de la nature ? Cependant nos efforts l’atteindront plutôt que les lumières d’un beau jour, auprès duquel un peintre, accoutumé à la comparaison, ne trouve dans ses couleurs que des teintes sourdes, & insuffisantes même pour bien apprécier la moindre degré d’éclat que produisent les lumières qui nous éclairent la nuit ; le peintre observateur étudie l’effet des objets dans les ombres, & juge par la foiblesse des reflets qu’ils reçoivent que le principe lumineux n’a lui-même que peu de force.

Cette observation nous amène à une différence de principes dans la science du clair-obscur : elle distingue ceux qui appartiennent à un tableau de nuit, & ceux qui doivent être observés dans une scène éclairée d’un beau jour : dans ce dernier instant, les ombres du devant sont les plus reflettées, les formes & même les couleurs s’y distinguent le mieux : au lieu que dans l’autre, tout est nuit même sur les premiers plans, dans les parties qui ne reçoivent pas les rayons directs de la lumière ; de-là, la difficulté de multiplier les plans, & de rendre une grande profondeur.

Nous avons, cité dans l’article mystère, quelques ouvrages où les effets de la lumière des flambeaux sont rendus avec intérêts : mais ici ce sont des, vastes scènes de nuit, ou les grands maîtres ont développé leur science & leurs goût qu’il faut apporter en exemple, fans parler de Vander-Néer, & de plusieurs autres Flamans ou Hollandois qui ont possédé la science de ces effets : c’est le magnifique & immense tableau, où l’on voit la garde Hollandoise faisant la patrouille pendant la nuit dans Amsterdam, ouvrage renommé, & capital de Rembrandt ; c’est le tableau de Rubens où Marie Medicis profite des ténèbres pour suivre à la lumière des flambeaux le Duc d’Epernon, son libérateur, lorsqu’elle se sauve de sa prison à Blois : c’est cette tempête unie aux horreurs de la nuit, où Paris Bordone a sçu mettre un si grand intérêt dans le tableau qu’il a fait à Vénisé, pour l’Ecole saint Marc ; ce sont enfin les productions des Bassan, des Claude Lorra in, des Valentin & de tous les grands maîtres, dans lesquelles on peut voir les étonnans effets dont les lumières de la nuit sont susceptibles, quand le savoir, & l’art du coloris se réunissent à l’intérêt du sujet, & aux élans d’une imagination vraiement poëtique.

Nous n’avons pas à craindre, sans doute, que nos lecteurs confondent les peintres qui ont tiré parti de leurs connoissances dans les effets des diverses lumières qui éclairent les nuits pour en faire des ouvrages dignes des suffrages de la postérité, avec ces petits esprits qui n’ont fait servir le piquant des lumières au milieu des ténèbres, que pour donner quelque intérêt à leurs tableaux, privés d’ailleurs de nerf, de graces & de génie. Ces effets n’ont été pour les peintres de cette dernière classe qu’une ressource pour cacher sous les ombres la foiblesse de leur talent dans toutes les parties de l’art : aussi le véritable appréciateur du mérite ne leur accordera qu’une très-foible estime : & cela nous rappelle un mot spirituel de notre fameux Jouvenet. On lui demanda, au sortir d’une Assemblee de l’Académie de Peinture, ce qui s’y étoit passe ; (on avoit reçu un peintre sur un tableau foible, représentant une femme en buste, tenant une lumière pendant la nuit.) « Nous venons, dit-il, de recevoir un Aca démicien pour un bout de chandelle. (Article de M. ROBIN.) »

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