Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Expression

Panckoucke (1p. 272-279).

EXPRESSION (subst. fém.) On restreint ici la signification de ce mot aux signes extérieurs par lesquels s’annoncent sur le visage & dans toute l’habitude du corps les affections intérieures & tous les sentimens de l’ame.

S’il est possible de développer le sens de ce terme, il est infiniment difficile & peut-être impossible de donner une suite méthodique de procédés qui conduisent l’artiste à exécuter dans toute son étendue, ce qu’on se croit en droit d’exiger de lui, relativement à l’expression.

Tout ce qui vit, tout ce qui est animé, éprouve, presque sans interruption, des sensations ou ce qu’on appelle passions. Le peintre, par conséquent, ne peut jamais représenter un être vivant, qu’il ne soit obligé de le montrer avec un sentiment ou une passion. Il y a plus ; tous les corps, tous les objets qui ne sont pas doués de la vie, ont aussi, indépendamment de leur forme de leur & nature générale, un caractère particulier qu’ils tiennent de l’état actuel, c’est-à-dire, des circonstances propres ou accidentelles qu’ils éprouvent. Le caractère est à leur égard ce que l’expression est à l’égard des êtres animés ; de sorte qu’à la rigueur, le peintre qui ne doit représenter aucun être vivant sans qu’on apperçoive qu’il éprouve une sensation, ou une passion, ne doit aussi représenter aucun être inanimé, sans donner à connoître, avec sa forme générale, son état accidentel, d’où résulte son caractère.

Le ciel a une apparence qui lui est propre & une apparence que lui donnent les accidens qu’il eprouve ; car en même temps qu’il est aërien, transparent, &c, il est serein ou couvert, calme ou orageux : il reçoit sa lumière ou du soleil levant ou du soleil couchant. Un arbre est non-seulement de telle ou telle espèce ; il est encore jeune ou vieux, sain ou malade ; il éprouve les effets de l’été, de l’hiver, du printems ou de l’automne.

L’artiste qui se fait une loi de ne peindre aucun objet animé sans passion, aucun objet inanimé sans caractère, est semblable aux hommes qui n’écrivent ou ne parlent jamais sans avoir une idée juste & précise. Celui qui peint sans avoir ces intentions, ressemble à ceux qui, en si grand nombre, disent ou écrivent des mots dont il ne résulte qu’une idée vague & indéterminée

Les loix que vous venez d’établir, dira-t-on, prescrivent des obligations si difficiles, qu’on pourroit affirmer qu’aucun artiste ne doit les avoir complettement remplies. Cela est vrai : je pense même que cette observance est au-dessus des moyens de l’art ; mais ces loix n’en sont pas moins imposées par la nature. Cependant, comme dans la perfection morale, on admet par nécessité des modifications & différens degrés de mérite ; ainsi l’artiste qui approche de cette perfection d’imitation que l’art ne peut atteindre, a droit à de justes louanges & même à l’admiration. En effet, que dans un nombre de figures dont un tableau est composé, celles qui doivent intéresser davantage, montrent les sensations ou soient affectées des passions qu’elles doivent avoir, on pardonne aisément à quelques autres d’être (comme cela n’arrive que trop souvent) insignifiantes. De même, si les objets inanimés les plus essentiels à l’action ont le caractère distinctif qui y a le plus de rapport, on doit & l’on est forcé d’être indulgent. D’ailleurs il faut observer que si l’on étoit témoin de l’action réelle qui est représentée, on fixeroit sa vue sur l’endroit de la scène qui inspireroit le plus d’intérêt, & qu’on n’appercevroit alors que vaguement ce qui seroit plus éloigné. Cette observation, fondée sur une vérité de fait, est infiniment essentielle pour fonder à leur tour plusieurs des conventions reçues dans la peinture moderne.

Mais, ces modifications ou ces adoucissemens des loix de l’expression, n’empêchent pas qu’un


objet peint ne doive, comme par un effet magique, exciter dans le spectareur l’idée de ce qui n’existe pas dans cet objet ; c’est-à-dire, l’idée du mouvement ou de la vie. Et cet effet surnaturel a lieu dans les chefs-d’œuvre d’un art, que, par cette raison sans doute, on a nommé divin.

L’on peut donc dire des ouvrages de peinture qu’anime l’expression, ce qu’Horace disoit des poësies de Sapho.

Spirat adhuc amor

Vivuntque commissi calores

Œoliœ fidibus puellœ.

Pour parvenir, s’il est possible, à concevoir en partie les causes de ce miracle de la peinture, il est nécessaire de se fixer à deux observations.

La première, que l’union de l’ame & du corps est si intime, qu’il n’existe pas un moment où, dans un être animé, le corps ne participe pas des affections de l’ame, puisque même la vie n’est sensible que par cette participation réciproque &continuelle.

La seconde, que la peinture, bornée à ne représenter qu’un instant, peut parvenir cependant à rappeller l’idée de cette action & de cette réaction continuelle de l’ame & des sens, dont l’habitude est telle pour nous, que nous en avons sans cesse l’idée, ou la conscience ; mais comment la peinture en tire-t-elle avantage ? C’est que l’esprit humain qui, dans un continuel mouvement, passe sans cesse du passé au présent, & du présent à l’avenir, ne peut fixer la représentation bien faite d’une action instantanée, sans mêler à l’idée qu’il en prend, des idées antérieures & sur-tout des idées postérieures. Cette ondulation devient d’autant plus rapide, que l’objet est mieux représenté ; & l’esprit qui n’est lui-même que mouvement, dès qu’il est excité par une première illusion, fait participer idéalement la figure bien imitée au mouvement qui lui est propre.

Mais après avoir parlé de l’obligation où est le peintre de provoquer ces effets magiques, on s’attendra peut-être à trouver ici tout au moins quelques indications de ce que, dans la pratique, il doit faire pour la remplir : j’ai dit qu’il est infiniment difficile & peut-être impossible de conduire à cet égard la main de l’artiste.

En effet, s’il est dans la peinture des procédés plus ou moins méchaniques, plus ou moins susceptibles de démonstrations, c’est en raison des rapports qu’ils ont avec quelques sciences exactes & positives, telles que l’anatomie, les proportions, la perspective, & la pondération. La plupart des autres dépendent d’un sentiment intelligent, & ne comportent ni règles précises ni démonstrations possibles. Cependant l’on peut au moins mettre l’artiste sur la voie, en lui conseillant des études en quelque sorte pratiques qui peuvent faire connoître les muscles, les nerfs & les traits, organes immédiats de l’expression. Quelques-uns de ces muscles ont même, dans la science de l’anatomie, des noms qui désignent quelques fonctions appartenantes à l’expression.

Il faut, d’une autre part, que l’artiste observe presque continuellement sur la nature animée, ce que ces organes éprouvent de nuances, relativement aux âges de la vie, au sexe & aux accidens ou circonstances ; il faut qu’il étudie les hommes dans les momens où ils éprouvent les affections les plus douces & les passions les plus violentes. La lettre suivante contient des observations curieuses & bien faites sur une scène d’expression.

« Je ne me rappelle point sans émotion le spectacle que m’offrit un jour une assemblée de jeunes gens prêts à tirer la milice. Tous les mouvemens divers que le désespoir, la terreur, la tristesse, l’espérance & une joie immodérée peuvent communiquer & imprimer à l’ame, se peignirent au-dehors avec les traits les plus marqués, & sous tous les caractères variés qui résultent de l’action & des effets différens de ces passions plus ou moins énergiques, selon leur concours, selon le genre & le caractère des fibres ébranlées, selon la propension de ces mêmes fibres à des mouvemens en tel ou tel sens, ou à des vibrations plus ou moins violentes. »

« Jamais il n’y eut de plus beau sujet d’étude pour le physicien & pour le peintre. Ici le désespoir, mélé sans doute de colère, s’annonçoit par la férocité du regard, par la rougeur du visage, par les rides dont le front étoit semé, par le froissement des dents, par les mouvemens précipités & convulsifs des mains : là, il se manifestoit par des regards inquiets & pressans, par un trémoussement involontaire & forcé des lèvres, par un trouble évident répandu sur toute la face, & par des larmes qui s’échappoient & couloient goutte à goutte. Une entière immobilité, une sorte de stupeur générale, le hérissement des cheveux, la fixité de l’œil, organe impuissant dans ce moment terrible, décéloient dans quelques-uns l’épouvante ; ce même sentiment se montroit dans quelques autres par le creusement ou par l’allongement des traits, par l’abattement des yeux, par la forte pression & l’adhésion intime des lèvres l’une à l’autre, par la pâleur & la rougeur qui se succédoient alternativement, & par un tremblement étonnant dans tous les membres. »

« J’en voyois dont les yeux étoient élevés & fixés vers le ciel, la bouche béante, &


les lèvres dans cet état de contraction auquel un ris purement corporel & sardonien les détermine. De profonds soupirs, des bras affaissés & pendans, des paupières à peine entr’ouvertes, une face livide & inondée de sueur, désignoient dans ceux-ci l’abattement de toute la machine, tandis que ce même abattement s’ annonçoit dans ceux-là par la courbure de leur corps, la flexion de leurs genoux, la position de leurs yeux constament attachés sur la terre, & par l’abandon total de leur tête qui, livrée à sa pente naturelle, s’inclinoit en avant, & succomboit à son propre poids. »

« D’autres ébranlemens suscités par l’approche de l’instant redouté, se faisoient encore appercevoir ; une infinité d’autres signes & de nouvelles révolutions, non moins vivement caractérisées, succédoient rapidement aux premières. Tel qui étoit auparavant dans cet anéantissement où l’ame, pour ainsi dire, éclipsée, semble ne prêter au corps aucun mouvement, aucune vie, paroissoit triompher sur le champ de cet accablement. L’élévation de sa tête, l’assurance de son regard, dénotoient en lui le courage & l’espérance. Tel autre, dont la sérénité avoit présagé d’abord la tranquillité & la constance, devenoit triste, morne & interdit : en un mot tous les modes, toutes les diverses façons d’être & de sentir, étoient extérieurement exprimés d’une manière si intelligible par l’augmentation, la diminution & le changement de l’altération des linéamens ou des traits de chaque visage, qu’il étoit absolument impossible de méconnoître, non-seulement les différens genres, mais les différens degrés des affections tumultueuses d’où naissoient successivement tant de désordres. »

« J’observai des touches encore plus ressenties & des passions plus fortement prononcées lorsqu’il fut question d’interroger le sort. Le malheureux qui avoit témoigné le plus d’impatience d’apprendre le sien, se traînoit avec peine vers le lieu où le hasard alloit en décider. Sa main se refusoit à l’action qui devoit l’en instruire : il ne se saisissoit qu’en frémissant de la balle sur laquelle sa destinée étoit écrite, & la crainte & l’effroi l’emportant sur le desir d’être tiré d’une incertitude cruelle, dans laquelle il auroit alors préféré de demeurer, il jettoit loin de lui, & avec une sorte d’horreur, cette balle aussitôt qu’il l’avoit prise, & ne s’informoit pas de ce qui pouvoit en résulter pour lui de consolant ou de funeste. »

« Un autre s’avançoit avec cette audace qu’inspirent quelquefois les grands dangers ; mais après s’être assuré par lui-même de la faveur du sort, il tomboit dans la situation d’un homme épouvanté du seul souvenir du péril imminent auquel il étoit échappé. » « Plusieurs s’offroient au coup avec une résolution qui dans les uns tenoit du désespoir, & pouvoit être dans les autres l’effet d’un véritable étourdissement. »

« Entre ceux que le hasard rendit à eux-mêmes, quelques-uns montrèrent une tranquillité que je n’envisageai pas néanmoins comme une exemption entière de tout trouble ; cette tranquillité, plus froide dans quelques autres, me représentoit cet état d’indifférence qui est plus voisin de la tristesse que du plaisir. J’en contemplai beaucoup dont le contentement se manifestoit par des larmes plus ou moins abondantes : d’autres rioient, & versoient à la fois des pleurs ; d’autres encore faisoient malgré eux des cris, des sauts & des éclats de rire. L’équilibre des vibrations étant en effet rompu, l’empire de la volonté eût été certainement trop foible pour balancer en eux, dès le premier moment, l’irruption soudaine & copieuse des esprits qui provoquoit leurs mouvemens. D’autres enfin, non moins transportés de plaisir, parloient sans cesse, & marquoient par une singulière volubilité de langue le sentiment dont ils étoient intimément pénétrés : car l’abondance ou la superfluité des paroles est souvent l’expression d’une joie immodérée, comme le silence est l’expression d’une douleur profonde. »

« En considérant aussi ceux qui furent les victimes du sort, je remarquai dans l’un d’eux une résignation subite qui me surprit d’autant plus, que cet abandonnement total de lui-même venoit d’être précédé de toutes les démonstrations d’une terreur réelle. Un autre, qui s’étoit soutenu jusqu’alors en masquant son effroi de tous les dehors de l’arrogance, fut aussitôt abattu ; une respiration entrecoupée & tremblante lui permettoit à peine de proférer quelque plainte. »

« Mais celui qui me remua le plus fortement étoit un jeune homme que j’avois vu plongé jusques là dans la plus affreuse consternation. Il s’avança pas à pas, & la tête toujours baissée ; la vue de l’objet dans lequel étoit renfermé son arrêt, porta tout-à-coup la rage jusques dans le fond de son ame. Soudain il grince des dents, frappe sa poitrine, & la déchirant d’une main avec fureur, il fouille de l’autre avec emportement parmi les balles, la retire de même, & tendant son bras pour exposer à tous les yeux le sort qui lui est échu, son égarement est tel, que lui seul ne distingue plus rien. Ses membres, incapables de mouvemens, demeurent dans la situation où ils se trouvent, & toutes sensations cessent, pour ainsi dire,


en lui, comme s’il eût été atteint de cette maladie formidable où le corps s’en tient à la position qu’il a prise ou qu’on lui donne. »

L’Artiste curieux d’étudier la plus belle partie de son art, celle qui peut l’élever au rang des grands poëtes, trouvera des occasions fréquentes d’observer le jeu des différentes passions.

Quelques peintres, le Brun entr’autres ; ont tracé des exemples de l’expression du visage relativement à quelques passions : mais qu’il y a loin de ces essais à un ouvrage parfaitement médité & étendu sur tout ce qui dans le corps humain est susceptible d’expression, soit par les formes, soit par les mouvemens, soit par la couleur !

Des collections de dessins ou d’études faites méthodiquement par des artistes habiles, aidés des observations de quelques philosophes, éclairés dans la partie des arts, seroient les véritables fondemens d’une science qui n’est pas créée. On peut avancer que la théorie n’en est qu’ébauchée, puisque les artistes n’ont d’autres guides encore que leurs observations passagères, & l’imitation des imitations célèbres. La ressource du plus grand nombre est le tâtonnement ou une sorte de routine.

Au reste, je placerai au mot Passion quel-ques-unes des observations & des essais de le Brun, mais en ne dissimulant pas, malgré ces secours, la disette de l’art sur cet objet important. (Article de M. Watelet.)

Expression. On peut distinguer dans l’expression une bonté absolue & une bonté relative. Une figure dans laquelle l’artiste aura su rendre avec la plus grande vérité une affection de l’ame, sera d’une bonne expression absolue ; mais elle peut être justement condamnée relativement au sujet du tableau, si elle ne s’accorde pas avec l’expression générale que ce tableau doit offrir. Par exemple, dans le tableau de Jacques Jordaens, qui appartient au Roi, & qui représente les vendeurs chassés du temple, les expressions sont d’une grande justesse & d’une parfaite verité ; elles sont bonnes en elles-mêmes ; & cependant elles sont vicieuses relativement au sujet, parce qu’elles sont comiques, & qu’elles distraient le spectateur du respect qu’il doit avoir pour une action de Jésus-Christ, tandis que tout, dans le tableau, devroit tendre à inspirer ce respect.

Dans un tableau représentant le martyre d’un faint, tout doit concourir à faire entrer dans l’ame du spectateur le sentiment d’une douleur pieuse, à la vue des tourmens du héros qui a scellé sa foi de son sang. Le Dominiquin a donc manqué à l’expression relative, lorsque dans le martyre de saint André, il a représenté un bourreau qui est tombé en tirant une corde, & d’autres bourreaux qui le mocquent de lui par des gestes grossiers. Cette scène burlesque, considérée en elle-même, est d’une bonne expression ; mais cette expression. est déplacée relativement au sujet.

Quelquefois une expression peut être de la plus grande bonté relative, sans avoir la bonté absolue. Raphaël nous offre un exemple frappant d’une expression de ce genre. Pour qu’un homme en étouffe un autre sous ses pieds, il faut qu’il fasse usage de toutes ses forces, & encore seront-elles insuffisantes. Mais dans le tableau de Raphaël, faint Michel, pour écraser le démon, ne le touche même pas. C’est que le saint archange a reçu pour cette action une partie de la puissance de Dieu même ; un geste, une intention lui suffit pour opérer. Son expression seroit donc insuffisante, même ridicule, s’il s’agissoit d’un homme : elle est sublime lorsqu’il s’agis d’un ministre de la divinité, & Raphaël a peut-être été de tous les peintres le seul capable de la trouver.

Comme il est resté jusqu’a présent le plus grand maître dans cette belle partie de l’art, nous croyons, pour faire connoître à cet égard ses principes & sa pratique, devoir transcrire ici ce qu’en a dit un peintre célèbre qui l’avoit beaucoup étudié.

« L’esprit de Raphaël éroit philosophique, & ne pouvoit être touché que des choses qui ont quelque expression. Il conçut les premieres idées de l’expression figurée en voyant les ouvrages de Massacio, & les cartons de Léonard de Vinci. C’est d’après eux qu’il considéra la nature sous toutes ses faces, s’attachant particulièrement aux affections de l’ame, & à leurs effets sur le corps. »

« Son premier soin, quand il vouloit composer un tableau, étoit de penser à l’expression ; c’est-à-dire, d’examiner suivant le sujet, quelles passions devoient animer les personnages en général ; ensuite il calculoit les dégrés de ces passions, & déterminoit les personnages auxquels il falloit les donner ; quelles espèces de figures il devoit employer ; quel devoit être leur nombre, & à quelle distance de l’objet principal il étoit convenable qu’el1es fussent placées pour mieux concourir à l’effet général. Par ce moyen il concevoit l’étendue de son ouvrage, déterminoit la grandeur du champ qu’il devoit remplir, & les rapports mutuels de l’expression de l’objet principal, & de celle des principaux grouppes. Il considéroit si l’action se bornoit au moment actuel, ou si elle devoit s’étendre au-delà ; si elle étoit d’une expression forte ou foible, ou tempérée ; si elle avoit été précédée de quelque événement antérieur, ou si quelque événement postérieur devoit la suivre ; si la scène étoit tranquille ou tumultueuse, agréable ou triste, ordinaire ou singuliere, paisiblement ou tumultueusement lugubre. »


« Après avoir réfléchi sur tous ces détails, il choisissoit ce qui étoit le plus nécessaire pour disposer son objet principal, & lui donnoit la plus grande vérité & la plus grande clarté. Ses autres idées se suivoient conformément à leur importance, & il plaçoit toujours les choses les plus nécessaires avant celles qui l’étoient moins : de cette manière, ses ouvrages, sans manquer d’aucune partie essentielle, n’en avoient aucune d’inutile, & le beau s’y trouvoit toujours, tandis que chez les autres artistes, le nécessaire manque souvent, parce qu’ils ont cherché la beauté dans les choses inutiles. »

« Lorsqu’il passoit à chaque figure en particulier, il ne cherchoit pas d’abord, comme les autres peintres, l’attitude la plus pittoresque qu’il pouvoit leur donner, sans prendre garde si ces figures convenoient au sujet ou non ; mais il réfléchissoit sur ce qui se devoit passer dans l’ame d’un homme qui se trouveroit dans une circonstance semblable à celle qui lui étoit offerte par son sujet. Il songeoit ensuite à l’effet que telle ou telle passion devoit faire sur le personnage qu’il représentoit ; & quelle partie du corps devoit être mue pour l’exprimer : c’est à cette partie qu’il donnoit alors le plus d’action, en laissant oisives celles qui n’y étoient pas nécessaires. Voilà pourquoi l’on trouve dans les tableaux de ce maître de ces figures tranquilles & droites qui sont aussi belles que celles dont le mouvement est trèsmarqué dans une autre partie du tableau, parce que cette attitude simple & tranquille, sert à exprimer la situation intérieure de l’ame, & que les autres qui sont en action, représentent des mouvemens extérieurs. »

« Ainsi on trouve l’esprit de Raphaël dans chaque ouvrage, dans chaque grouppe, dans chaque figure, dans chaque membre, dans chaque articulation, & jusques dans les cheveux & dans les draperies. S’il fait parler quelque’une de ses figures, on s’apperçoit si son ame est calme, ou si elle parle avec véhémence. Celle qui pense, a véritablement l’air d’un homme qui médite ; & l’on distingue dans toutes les passions susceptibles d’être fortement rendues, si elles ne font que commencer si elles sont’à leur plus haut période, ou bien si elles finissent. »

« Je n’écris point pour ceux que la paresse domine, & qui prennent pour prétexte, comme on le fait souvent, qu’il est impossible de connoître les beautés de Raphaël à moins que d’être à Rome : car je puis assurer que ceux qui sont en état de réfléchir, pourront faire toutes les remarques que je viens d’indiquer, d’après les gravures que Marc-Antoine, Augustin de Venise, & d’autres, nous ont données des ouvrages de ce grand maître, quoique l’expression y soit nécessairement affoiblie….. »

« L’objet qu’il a eu principalement en vue, c’est l’invention, & l’invention consiste dans l’expression de la vérité. Toutes les figures de ses tableaux sont ce qu’elles doivent être, & ne sauroient servir à exprimer une autre passion. Le caractère pensif, le triste, le gai, le furieux, sont tous également bien rendus. Il n’a pas seulement donné l’expression convenable à chaque figure, mais le sujet entier & ses différentes épisodes ont les caractères requis pour servir d’accessoires à la figure principale. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est la variété qu’il a su mettre dans une même expression, & le jugement qu’il a montré, en se servant tantôt de plusieurs figures pour rendre une seule expression ; & tantôt d’une seule partie d’une figure : le tout suivant que l’exigeoit le sujet, & non pas au hasard, & par un simple luxe d’imagination, mais selon la véritable dignité, & selon que la force de l’expression le demandoit. »

« Il offre des variétés sans contrastes recherchés, des passions violentes sans grimace & sans bassesse. Il a même connu l’expression de l’ame & ses effets sur les tendons des différentes parties du corps, qu’il a quelquefois exprimés par le seul mouvement d’un doigt. Il a su faire usage aussi des choses qui n’étoient bonnes que parce qu’il savoit les employer à-propos, & qui auroient fait un mausvais effet ailleurs. Aucun artiste n’a su trouver comme lui le juste degré du ni plus ni moins de mouvement que l’ame produit sur le corps. Trop souvent, au lieu de personnes animées par une passion grande & sorte, on a fait des espèces de frénétiques, & pour rendre les mouvemens d’une ame tranquille & sage, on a peint des figures froides & insensibles. »

« Communément la première chose sur laquelle les artistes fixent leur attention préférablement à toutes les autres, c’est l’agencement & la composition de chaque figure, selon le contraste & les règles de l’art : Raphaël, au lieu de suivre cette méthode, se représentoit d’abord à l’esprit toutes les parties telles qu’il convenoit qu’elles fussent pour concourir à l’expression générale ; ensuite il pensoit à l’objet principal de son sujet ; & enfin à chaque figure en particulier : il n’en plaçoit aucune sans avoir examiné auparavant quelles étoient celle qui devoient paroître le plus, en commençant toujours par les parties qu’il vouloit faire agir pour exprimer la passion, & en laissant plus ou moins oisives


celles qui n’étoient pas utiles à cette expression. Il a su exprimer la simplicité d’esprit, le recueillement, & toutes les passions tant intérieures qu’extérieures. J’entends par passions intérieures, celles que le peintre doit exprimer par les moindres parties & les membres les plus délicats, tels que le front, les yeux, les narines, la bouche, les doigts, &c. Les passions extérieures sont celles qui se manifestent par des mouvemens violens, qui sont les effets d’une passion spontanée ou portée à l’excès. »

« Raphaël a eu soin aussi de ne représenter jamais, ou du moins que très-rarement, une action achevée : j’appelle une action achevée, lorsqu’il ne reste plus rien à faire pour la terminer. Par exemple, une personne qui marche, quand elle a fait un pas & posé le pied, ne peut plus faire autre chose que de recommencer cette même action ; & cette attitude ne fera pas un aussi grand effet dans un tableau, que celle d’une figure représentée actuellement en action, & qui n’a pas encore achevé le pas : c’est que, par ce moyen, on laisse travailler l’imagination du spectateur qui s’apperçoit aisement que la figure doit finir le mouvement actuel, & ne peut pas rester immobile, comme celle qui a fini ce mouvement, & qui peut demeurer tranquille sans en faire un autre. Une figure dont l’action est terminée, reste oisive & sans occupation. »

« Raphaël a employé une finesse de l’art peu connue des artistes vulgaires ; c’est la méthode de cacher avec adresse une partie du corps, telle qu’une main, un pied, &c. : car on ne peut pas dire qu’il n’a pas montré ces parties, parce qu’il n’a pas su les bien faire ; mais il ne s’est servi de cette sage économie, que pour ne pas montrer des parties qui seroient restées oisives, ou qui auroient ôté aux parties principales quelque chose de leur beauté. Il a souvent aussi caché certaines parties, à cause du mauvais effet qu’elles auroient produit avec une autre partie qu’il vouloit faire paroître. Ce qui prouve cette idée, c’est qu’il n’a pas fait usage de cette méthode dans ses figures principales, mais seulement dans celles qui pouvoient souffrir quelque négligence apparente. » (Extrait des œuvres de Mengs.) »

Nous avons rendu compte des observations faites par le Brun, dans une conférence de l’académie, sur la composition du tableau de la manne donnée aux Israélites dans le désert, par le Poussin. Nous avons promis alors de revenir sur cet ouvrage de l’art, pour montrer, par un bel exemple, comment toutes les figures d’un tableau doivent concourir, par leurs expressions, à l’effet que le peintre veut produire. C’est encore le Brun qui continuera de parler ici ; mais pour le bien entendre, il faut relire ce qui a été dit de la composition & des différent grouppes ; de ce tableau, article Composition, & sur-tout avoir sous les yeux le trait de ce tableau. Planche I.

Le Brun montra que le Poussin a rendu toutes ses figures si propres au sujet, que toutes ont rapport à l’action, & contribuent à faire connoître les maux que le peuple Juif avoit soufferts. Les uns languissent encore, & ne sont pas même instruits de l’assistance miraculeuse qui vient de leur être envoyée ; les autres en éprouvent déjà les effets, & sont partagés par des actions qui, toutes différentes, tendent également à exciter l’intérêt du spectateur.

Ce n’est pas sans dessein que l’artiste a choisi un homme avancé en âge, pour lui faire regarder une femme qui allaite sa mère. Une action de charité si extraordinaire devoit être regardée par un personnage grave ; un tel spectateur la relève encore davantage, parce qu’il est plus capable d’en sentir le prix ; & comme il s’applique à la considérer, il engage ceux qui voyent le tableau, à s’y attacher plus particulièrement à leur tour, & à la mieux apprécier.

On reconnoît aisément dans la figure de cet homme, les sentimens de surprise & d’admiration dont il est pénétré. Ses bras sont retirés & posés contre le corps, parce que, dans les grandes surprises, tous les membres ont coutume de se retirer les uns près des autres, sur-tout quand l’objet qui surprend, n’imprime dans l’esprit qu’un sentiment d’estime & d’admiration, sans aucun mélange de crainte ; car la frayeur trouble les sens, & engage à chercher des secours, & à se défendre contre le péril dont on est menacé. La piété filiale représentée par le Poussin, n’inspire au vieillard qui en est témoin, qu’une admiration facile à reconnoître par l’expression de son visage. Il ouvre les yeux autant qu’il le peut ; on diroit qu’en regardant plus fortement, il espère comprendre davantage la grandeur de l’action dont il est touché, & qu’il force le sens de la vue à toute l’activité dont il est capable, pour mieux sentir ce qu’il ne sauroit trop estimer.

Il n’en est pas de même des autres parties de son corps : les esprits qui les abandonnent, les laissent sans mouvement. Sa bouche est fermée comme s’il craignoit qu’il lui échappât quelque chose de ce qu’il a conçu, & cette clôture du passage de la respiration, lui élève l’estomac plus qu’à l’ordinaire. Il semble se retirer un peu en arrière, pour témoigner sa surprise, & pour marquer en même temps le respect que lui inspire cette action vertueuse.

La femme pieuse qui allaite sa mère, ne la regarde pas en lui rendant ce généreux secours :


c’est son enfant qu’elle regarde ; c’est vers lui que son corps est penché. Le desir qu’elle éprouve de les secourir tous deux, lui fait faire une double action de mère. D’un côté, elle voit dans une extrême défaillance celle qui lui a donné le jour ; & de l’autre, elle voit celui qu’elle a mis au monde, lui demander une nourriture qui lui appartient, & qu’elle semble lui dérober en la prodiguant à une autre. Le devoir & la piété parlent à la fois à son ame, & dans le moment qu’elle ôte le lait à son enfant, elle lui donne au moins des larmes. On voit que, par ses paroles & ses caresses, elle cherche à l’appaiser, & semble implorer le pardon du tort qu’elle lui fait. L’enfant se contente de pleurer, & ne s’emporte point avec excès pour avoir ce dont on le pve.

L’action de cette vieille femme qui embrasse sa fille, & qui lui met, la main sur l’épaule, est bien une action des vieilles gens, qui embrassent avec force ce qu’ils tiennent, craignant toujours qu’il ne leur échappe, & elle marque en même temps l’amour & la reconnoissance de cette mère pour sa fille.

Le malade qui se lève à demi pour les regarder, contribue encore à les faire remarquer. Il est si surpris, qu’il oublie son mal pour les considérer. Comme la chaleur naturelle agit principalement où les esprits se portent avec le plus d’affluence, on voit que toute sa force se trouve dans la partie supérieure du corps où les esprits sont appellés par l’admiration qu’il éprouve.

Par la figure du vieillard qui, couché derrière ces deux femmes, regarde le ciel en étendant les bras, & par celle du jeune homme qui lui montre les lieux où tombe la manne, le peintre a voulu désigner deux mouvemens d’esprit fort différens, quoique’excités par la même cause. Le jeune homme, en voyant tomber cette nourriture extraordinaire, la montre avec empressement au vieillard, & n’est occupé que de la joie qu’il ressent de ce bienfait, sans penser à celui qui l’accorde : le vieillard plus sage est moins pressé, de regarder la manne, que de lever les yeux au ciel, & d’adorer la providence qui la répand sur la terre.

Le Poussin ne disposoit pas seulement ses figures pour remplir l’espace de son tableau, il leur donnoit à toutes des mouvemens divers dont elles sembloient animées, & avoit soin que tous ces mouvemens eussent des causes paticulières qui se rapportassent à son sujet principal. Ainsi, comme le Brun ne manqua pas de l’observer, on voit par l’action de ces deux jeunes garçons, qui se poussent pour recueillir la manne sur la terre, l’extrême nécessite, le besoin pressant auquel le peuple de Dieu se trouvoit réduit. Ces deux jeunes gens ne se battent pas comme des ennemis qui se voudroient du mal ; l’un tâche seulement que l’autre ne prenne pas ce qui lui est si nécessaire à lui-même.

Une femme invite un jeune homme qui tient de la manne dans une corbeille, à en porter au vieillard qui est derrière elle : exemple touchant de bonté. Le besoin qu’elle vient d’éprouver, ne la rend que plus sensible aux souffrances des malheureux.

Une belle & jeune fille regarde en haut, tendant le devant de sa robe, & sans daigner se baisser pour recueillir la manne, elle la reçoit du ciel, comme s’il ne la répandoit que pour elle. L’artiste a voulu exprimer par cette figure l’humeur trop souvent dédaigneuse des femmes qui ont de la beauté. Elles croyent que la nature entière doit être à leur service, & ne reçoivent même les bienfaits que comme des tributs qu’elles sont en droit d’attendre & d’exiger.

Le Poussin a représenté un homme qui porte de la manne. On voit, par son action, qu’il ne fait que commencer à en porter à sa bouche, pour savoir quel en est le goût ; & cet épisode, en apparence peu intéressant, mais en effet très-ingénieux, fait connoître que la manne est une nourriture nouvelle, encore inconnue au peuple à qui elle est accordée. Ainsi le tableau ne représente pas indistinctement la manne tombant dans le désert ; mais le premier instant où elle est tombée.

L’homme & la femme que l’on voit si attachés à en ramasser, sont dans la même attitude, parce que tous deux ont une même intention : on voit par leur empressement qu’ils sont du nombre de ceux qui, par une prévoyance inutile, & par une coupable défiance des secours divins, tâchent d’en faire une trop grande provision.

Le Brun fit encore remarquer, comme une des belles parties du tableau, ce grouppe de figures qui paroissent devant Moyse & Aaron. Des hommes à genoux, d’autres dans une posture d’humiliation, & ayant des vases de manne, semblent remercier le prophête du bien qu’ils viennent de recevoir. Mais Moyse levant en haut les bras & les yeux, leur répond que c’est du ciel que leur vient ce secours ; & le grand prêtre Aaron, joignant les mains, leur donne l’exemple de rendre graces à Dieu.

Les anciens & les sages d’Israël sont derrière Moyse. Comme ils ont une connoissance plus particulière que la multitude, des miracles que Dieu opère par l’entremise de son prophête, ils regardent en haut, & remercient le Tout-Puissant des bienfaits qu’il accorde à son peuple choisi.

Enfin toutes les figures d’un tableau, le site, les épisodes, les accessoires, le ton gé-


néral, les teintes particulières, la couleur, l’étoffe, la forme des draperies, doivent contribuer à fortifier l’expression principale, & à pénétrer l’ame du spectateur des sentimens que l’artiste s’est proposé d’exciter. Les beautés mêmes qui contrarient cet objet, deviennent des défauts, parce qu’elles sont déplacées.(Article de M. LevesQUE.)