Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Composition

Panckoucke (1p. 131-136).

COMPOSITION. (s. f.) Suivant son étymologie ce mot signifie l’action de mettre ensemble plusieurs choses, plusieurs objets, plusieurs substances. La composition, dans les arts, consiste dans l’agencement des objets que l’imagination a conçus. On se sert du terme de composition en parlant d’une seule figure, parce qu’une figure n’est pas une chose simple ; elle est composée de parties qui peuvent être présentées d’un grand nombre de manieres différentes : souvent elle est drappée, souvent encore elle est accompagnée d’accessoires. L’art de la composition, dans une seule figure, consiste en ce que ses traits, son attitude, les mouvemens de tous ses membres, les accessoires, les draperies concourent à l’expression qu’on veut lui donner, & forment en même temps un tout digne de plaire au spectateur.

Avant de traiter un sujet fourni par la fable ou par l’histoire, il faut lire & relire avec soin l’auteur qui l’a traité, en connoître les circonstances, s’en pénétrer fortement, & se représenter enfin les divers instans offerts par ce sujet, pour choisir celui qui est le plus favorable à l’art. L’historien, le poëte représentent des instans successifs ; le peintre n’en représente qu’un seul dans un tableau : c’est à bien saisir cet instant, à le fixer dans son imagination comme ille fixera sur la toile, qu’il doit forcer toutes les facultés de son ame.

Pour donner aux personnages qu’on se propose de représenter le caractère de physionomie & l’attitude qui leur convient, il faut bien connoître leurs caractères. Les hommes fiers, modestes, audacieux, timides, francs, dissimulés, légers, profonds, n’ont pas la même physionomie, le même geste, le même maintien. Marius & César mirent sous leur joug la république romaine ; mais César, consiant, aimable, clément, ami des lettres, ne pouvoit ressembler au sombre, au farouche, au cruel Marius qui avoit conservé toute la rudesse de son origine. Annibal & Scipion furent deux généraux peut-être également habiles : mais la différence de leur caractère ne permet pas au peintre de leur donner les mêmes traits. L’historien nous décrit le caractere des hommes ; le peintre ne peut nous montrer que leur extérieur : il doit nous faire connoître par cet extérieur ce que l’historien nous apprend par ses descriptions.

Si le sujet qu’il veut traiter est grand, noble


& fier (& c’est à de tels sujets qu’il doit sur-tout consacrer ses talens), qu’il monte son ame à la noblesse, à la grandeur sublime des héros qu’il veut reproduire. Si pour représenter de grands hommes il se borne aux ressources techniques de son art, il ne fera de son art qu’un métier. Le peintre est un poëte : la premiere qualité qui lui est necessaire est cette sensibilité qui lui fait eprouver les passions de tous les personnages qu’il fait agir. Vous voulez faire revivra Curtius ; ne vous hâtez pas de prendre le pinceau ; attendez que, par un noble enthousiasme, vous vous sentiez disposé vous-même à vous dévouer pour la patrie.

Choisissez-vous un sujet gracieux ? N’occupez votre esprit que d’images riantes ; lisez des poésies agréables, n’ouvrez votre ame qu’aux douces passions, ne promenez vos regards ou votre esprit que sur des sites gracieux. Pour peindre Lesbie, il faut être Catulle.

En même-temps, instruisez-vous des vêtemens que portoient vos personnages, du pays où ils vivoient, du caractère distinctif du peuple dont ils faisoient partie. En un mot, avant d’esquisser votre sujet, soyez en état de vous le peindre à vous-même avec tous ses accessoires. Vous risqueriez de perdre des parties de votre composition qui vous causeroient du regret, & de ne réparer que froidement des sacrifices nécessaires, si après avoir vêtu vos figures d’amples draperies, vous étiez ensuite obligé de leur donner des draperies serrées, ou de suppléer à de riches étoffes par des étoffes légères.

Il est bien essentiel que le site réponde au sujet, sauvage, austère, majestueux, riant, suivant la scène qui doit s’y passer ; car tout doit concourir à l’impression que l’artiste veut exciter dans l’ame du spectateur. Mais que la décoration, convenable à l’événement, lui soit subordonnée, & ne partage pas l’attention : que le peintre d’histoire sache exécuter, comme objets secondaires, de l’architecture, des ruines, du paysage, des fleurs ; mais qu’il ne se montre pas principalement peintre de fleurs, de paysge, de ruines, d’architecture.

Il doit se procurer des notions sur le pays où s’est passée la scène qu’il veut représenter, & le faire reconnoître par les plantes & les arbres naturels au climat, par le caractère de l’architecture, par celui des ouvrages de l’art. Si la scène se passe en Égypte, qu’on y voye des pyramides ou des satues égyptiennes, & non les statues ou les ordres de la Grèce.

Des maîtres instruits par une longue pratique ont conseillé de faire plusieurs esquisses de la composition que l’on se propose de traiter ; d’abord une très-légère, où soient indiqués seulement les principaux objets ; une seconde où l’on puisse reconnoître par des traits caractéristiques dans quelle contrée l’action s’est passée, où le site soit au moins indiqué, où l’on reconnoisse déjà l’effet général de la lumière large ou resserrée, où les principales figures soient au moins convenablement placées. Quand on sera ainsi parvenu à se rendre compte de tout son sujet, de ses convenances, de ses accessoires, on sera une dernière esquisse qu’on pourra regarder comme le modèle du tableau projetté, & qui semblera ne devoir subir d’autres changemens que ceux qu’indiquera l’étude de la nature pour chaque figure & potirles draperies.

De grands peintres, entre lesquels on compte le Poussin & Paul Veronèse, modeloient en cire les figures de leur sujet, les grouppoient convenablement, & tournant ensuite autour de cette composition en relief, ils en choisissoient l’aspect le plus pittoresque. Cette méthode est encore utile pour établir avec certitude les ombres & la lumière, pour s’assurer que, dans le tableau, tout sera conforme à la nature.

Il est inutile d’avertir qu’un seul sujet doit être representé dans un seul tableau. Aucun peintre n’imitera sans doute Paul Véronèse qui, dans la partie droite d’un de ses tableaux, a représenté Jésus-Christ bénissant l’eau dont il va être baptisé par Saint-Jean, & dans la partie gauche, Jésus-Christ tenté par le diable. Il faut tans doute rejetter le ridicule de cette composition sur ceux qui la demandèrent au peintre de Vérone. On trouve aussi des exemples de duplicité, & même de triplicité de sujets dans des bas-reliefs antiques. Il faut, pour que le sujet soit tellement un, que tout y appartienne, & si le peintre se permet quelques épisodes, il faut du moins qu’ils y soient lies, & qu’on reconnoisse, si on les en détachoit, qu’ils ne sont pas un tableau, mais seulement une partie subordonnée d’un tableau. Boileau a dit en critiquant une tragédie de Quinaut : chaque acte en sa pièce est une pièce entière. On ne cririqueroit pas moins justement un tableau dont chaque grouppe seroit un tableau entier. Le Poussin paroît avoir mérité ce reproche dans son tableau de la guérison du paralytique : le grouppe, représentant un vieillard qui donne l’aumône à une femme, est entièrement étranger au sujet, n’y est aucunement lié & n’y fait pas même la plus légère attention. On peut l’en détacher & ce sera un tableau entier. On a fait la même critique de la célèbre transsiguration de Raphaël. La partie supérieure du tableau, & sa partie inférieure, sont deux sujets & deux tableaux différens ; mais ce défaut est bien compensé par l’extrême beauté du tableau inférieur.

On ne peut donner un principe général sur la place que doit occuper le principal grouppe, la principale figure ; mais quelque place que l’artiste juge à propos de lui donner, tout doit tendre vers cette figure, tout doit y rappeller ; l’effet général, dont elle est la cause & l’objet,


toutes les parties enfin de l’ensemble. Telle est la seule loi rigoureusement obligatoire de la composition pittoresque. Si rien n’engage à prendre un autre parti, la figure principale doit être au centre & plus élevée que les figures subordonnées qui l’environnent. Ce n’est point une règle, mais une convenance sujette à des exceptions. Si un peintre avoit à représenter un roi charitable, qui s’incline pour panser lui-même un malade, pourroit-on le condamner parce que sa figure principale seroit la moins élevée de sa composition, lorsque d’ailleurs tout rappelleroit à cette figure. Jésus-Christ ayant un genou en terre & le corps incliné pour laver les pieds des apôtres, ou pour écrire sur le sable, est toujours la principale figure, quoique les autres soient plus élevées & plus développées.

On n’établira ni le nombre de grouppes qui doivent entrer dans un tableau, ni le nombre de figures qui doivent composer chaque grouppe. Il suffira de dire que les différens grouppes doivent être variés entr’eux dans leurs formes, dans leurs mouvemens, & même en général dans le nombre des figures, parce que la nature elle-même donne ordinairement l’exemple de cette variété, & parce que l’artiste marqueroit peu de ressources s’il étoit réduit à se répéter dans le même quadre.

Il y a pour les grouppes des préceptes d’école, qu’il faut connoître sans les recevoir comme des loix. Ces règles ont leur mérite & leurs avantages ; mais elles n’ont pas le droit d’asservir le génie, & doivent céder souvent à d’autres convenances. « Un des principaux objets de la liaison des grouppes, dit M. Dandré Bardon, est de conduire l’œil du spectareur sur le héros du sujet. Il convient que cette opération se fasse par une marche diagonale ; les procédés par lignes horizontales out paralleles à la bordure du tableau, produisent rarement des aspects pittoresques. »

On sent que cette marche diagonale, qui conduit à la principale figure, tend à donner à toute l’ordonnance pittoresque une forme pyramidale qu’on a grand soin aussi de recommander, & qu’on n’est pas non plus étroitement astreint d’observer. Ajoutons qu’on doit la déguiser même à l’instant où on l’observe, ensorte que l’ordonnance ne devienne pas une pyramyde parfaite, & que l’art dissimulé semble un effet de la nature.

En général on doit éviter que chaque grouppe, ou le total de la composition décrive une figure régulière, & trace une ligne horizontale ou perpendiculairement au-dessus d’une autre ; que les figures, les jambes, les bras décrivent des lignes paralleles ; que la distance soit parsaitement égale entre les différentes figures ou entre leurs parties ; que les membres semblables se trouvent dans une même position, ou présentent les mêmes raccourcis. Il faut chercher autant qu’il est possible à faire paroître les belles parties du corps. Si la composition générale décrit un demi cercle, ou concave, ou convexe, elle se développe mieux à l’œil du spectateur, que si elle étoit tracée sur une ligne droite.

Ecoutons encore le professeur que, nous avons déjà cité. « Un beau grouppe, ce sont ses termes, doit ressembler à une grappe de raisin. Il est la collection de plusieurs parties réunies par des liens pittoresques qui ne forment qu’un seul tout. Il doit avoir sa chaîne, c’est-à-dire, des objets qui s’échappent avec adresse de la masse du grouppe, & servent à le lier avec les grouppes voisins, ou avec d’autres figures qui l’agrandissent. Tous les grouppes doivent avoir leur soutien ; on nomme ainsi les grouppes subordonnés qui font la balance, la pondération, l’équilibre du tour ensemble, & qui concourent à faire valoir le grouppe capital. »

Il faut convenir qu’excepté le grand principe de l’unité de sujet & d’intérêt, toutes les règles de composition ne sont que des conseils qu’il est bon de se rappeller souvent, mais qu’on ne s’astreint pas à suivre toujours, L’un dés quatre tableaux de Rubens, qui représenrent la chûte des anges rebelles, n’offre ni une figure pyramidale, ni une grappe de raisin. L’ensemble général donneroit plutôt l’idée d’un paquet d’intestins retenus au sommet par un lien invisible ; c’est une des plus fougueuses conceptions du génie pittoresque. Il y a de très-belles compositions sur une ligne droite ; d’autres qui décrivent un croissant, ensorte que les deux côtés de l’ordonnance sont beaucoup plus élevés que le centre ; d’autres encore qui manquent d’équilibre & ne chargent qu’un des côtés du tableau.

Des figures nobles doivent être noblement drappées : cela ne signifie pas qu’elles doivent être richement vêtues. Les dessins des riches étoffes, l’éclat de l’or & des pierres précieuses arrêtent trop l’attention des spectateurs, qui alors, comme dans la société, risquent de faire moins d’attention aux personnes qu’aux habits. Si le peintre d’histoire multiplie les ornemens & les parures, pour montrer son talent à représenter ces objets, il devient peintre de genre. Les sujets de l’histoire ancienne ne permettent pas l’emploi des riches étoffes, à moins que la scène ne se passe dans une Cour Asiatique : encore voyons-nous que le Poussin a répandu dans son tableau d’Esther devant Assuérus une richesse bien différente de celle des étoffes.

Un précepte utile seroit de n’admettre dans un tableau que les grouppes qui sont essentiellement nécessaires au sujet, & qu’autant de grouppes qu’il en faut pour concourir à l’effet de l’action. Je crois que le peintre qui se distingueroit par une exquise pureté de dessin, par


l’exactitude de l’expression, & qui approcheroit le plus qu’il est possible de la beauté, ne devroit pas multiplier dans ses tableaux les grouppes & les figures. Comma ses figures nous attacheroient fortement, il devroit nous laisser le moyen de savourer notre jouissance en ne la partageant que sur un petit nombre d’objets. S’il les multiplioit, son art l’obligeroit à en sacrifier une partie pour n’appeller le spectateur qu’au principal grouppe, à la principale figure, & il ne pourroit faire aucun sacrifice sans nous inspirer des regrets.

« La beauté ètoit en si grande estime chez les anciens Grecs, dit Rapnaël Mengs, qu’ils ne regardoient comme digne d’être imité que ce que la nature leur offroit de plus beau : on peut dire que c’est ce peuple qui a créé & perfectionné le beau style. Le soin singulier que leurs meilleurs artistes donnèrent à cette. partie leur fit négliger les grandes compositions qui font la gloire de quelques artistes modernes. Les tableaux de leurs plus célèbres maîtres étoient en général composés d’un très-petit nombre de figures, & leurs compositions, quoique pleines de génie, ne contenoient pas un grand nombre d’objets. Par les ouvrages qui nous restent des Grecs, il est facile de s’appercevoir que, dans leurs grandes compositions mêmes, ils s’appliquoient plus à rendre parfaite chaque figure en particulier, qu’à en former un bon ensemble. Si les anciens peintres ne mettoient pas beaucoup de figures dans leurs ouvrages, c’est qu’ils sertoient qu’un objet beau & parfait par lui-même, n’est pas dans son vrai jour, s’il n’est pas avantageusement placé. En effet la multiplicité d’objets nous empêche de jouir de la perfection du sujet principal. »

« Mais quand au commencement du quatorzième siècle, la Peinture commença, pour ainsi dire, à renaître en Italie ; les Peintres s’occupèrent à peindre des murs d’église, des cimetières, des chapelles : ils représentoient les mystères de ja passion, ou d’autres semblables sujets. Il s’offrit donc un vaste champ pour rendre la Peinture plus abondante que parfaite ; & chez les modernes, cet Arta conservé beaucoup de défauts de ces premiers essais. Aussi, de nos jours, n’est-il pas nécessaire que l’artiste cherche à satisfaire, comme chez les Grecs, des hommes instruits & des Philosophes : Il suffit de plaire aux yeux des gens riches, & d’une multitude grossière & ignorante. Delà vient que nos Artistes, au lieu de chercher à atteindre à la perfection de l’Art, ont recours à l’abondance & à la facilité ; parce que ce sont les parties les plus propres à être appréciées par les Amateurs, pour qui la plupart des ouvrages sont destinés. »

Sans négliger, comme les anciens, les parties de l’ordonnance d’où résulte un bon ensemble, il faudroit préférer, comme eux, la beauté d’un petit nombre d’objets à l’abondance d’une grande composition. Mais il est diverses classes de talent, égales peut-être, quoique différentes entre elles. Il faut livrer à l’impulsion de la nature les artistes qu’elle a moins destinés à nous plaire par la beauté parfaite de chaque objet, que par une autre partie de l’art que les Artistes appellent la grande machine.

Le Statuaire, ne faisant ordinairement qu’une seule figure, est sévèrement astreint au devoir de la faire belle. Si la Nature ne l’a pas formé pour sentir & exprimer le beau, il n’est pas né pour son Art, mais d’autres parties pourroient lui procurer des succès dans la Peinture.

Aucun Peintre ne diffère plus de Raphaël que Rubens, & cependant tous deux ont des droits à l’admiration de la postérité. Raphaël, Statuaire, eût approché des Artistes de l’ancienne Grèce : Rubens, Statuaire, eût, peut-être, égalé le Puget dans une seule partie, le sentiment des chairs, & lui auroit été fort inférieur dans tout le reste ; ou plutôt le caractère propre de son Art l’auroit forcé de se faire une manière toute différente de celle que nous lui connoissons, & de s’appliquer à la correction des formes.

Jeune Artiste, cherchez à vous connoître : examinez le penchant que vous a donné la Nature. Si en voyant les tableaux des grands Maîtres, vous êtes principalement touche de la beauté des formes, de l’expression des passions douces, de l’imitation de la nature parfaite, du sentiment de la sagesse, d’un rendu précis & cependant animé, ne vous livrez pas à des compositions qui supposent plus de fougue que de précision, plus d’abondance que de sensibilité, plus de richesse que de perfection. Ne traitez par choix que des sujets qui vous permettent toute l’étude dont vous êtes capable. Mais si, dans les ouvrages de vos prédécesseurs ou de vos contemporains, c’est ce qu’on appelle la grande machine qui vous charme le plus, livrez-vous aux vastes compositions, étonnez par la variété, la richesse, le nombre de vos conceptions ; peignez des batailles, des assemblées publiques, des sacrifices solemnels, des émotions populaires ; que, sous vos pinceaux, Virginius frappe sa fille à la vue de tout un peuple ; assemblez tout l’Olympe aux nôces d’Alcide & d’Hébé ; creez une foule ivre de vin & de joie pour lui faire accompagner le triomphe de Bacchus. Que votre couleur soit brûlante comme votre imagination ; &, par l’enthousiasme que vous inspirerez aux spectateurs, étourdissez-les sur les incorrections qu’entraînera l’impossibilité de faire autant d’études attentives que vous leur présenterez d’objets. Mais souvenez-


vous que si l’on vous pardonne quelques défauts d’exactitude, un rendu moins précis, le choix d’une nature moins parfaite, des exagérations dans les mouvemens & dans les formes, on ne vous permettra pas des incorrections trop choquantes, & que sur-tout vous prenez l’engagement de racheter chacune de vos fautes par autant de beautés. Vous lutteriez vainement, il est vrai, contre Raphaël, le Dominiquin, le Poussin ; travaillez donc à rendre Rubens, ou Paul Véronèse aux Amateurs des Arts. Proposez-vous toujours plus que le but auquel il vous est permis d’atteindre ; c’est le seul moyen de vous forcer vous-même à employer toutes vos forces. N’oubliez pas que la grande machine de la composition exige les grands effets de la couleur. Une composition chaude, exécutée d’un pinceau sec, & n’offrant qu’une couleur froide, fait un contraste barbare dont le plus foible connoisseur est choqué. Cherchez, dès vos premières esquisses, à disposer vos grouppes, votre site, vos accessoires, de manière qu’ils puissent vous procurer des masses imposantes d’ombres & de lumières, & que même indépendamment de la couleur, on voie de grands effets dans le clair-obscur de votre composition.

La profusion est vicieuse, même dans les plus vastes ordonnances. Au lieu de donner de la beauté & de l’expression, dit Gérard Lairesse, elle diminue au contraire l’effet d’un ouvrage. Il faut éviter aussi, même dans les compositions d’un petit nombre de figures, de laisser de trop grands espaces vuides, & de présenter en quelque sorte une toile nue. Mais ce n’est pas par des accessoires inutiles que l’espace doit être en quelque sorte rempli ; c’est par le sujet même. On connoît des tableaux, justement estimés à plusieurs égards, où l’Architecture l’emporte trop sur l’objet principal. On pourroit dire que ce sont des Tableaux d’Architecture ornés de figures, où du moins les deux genres y sont tellement partagés, qu’on ne sait auquel des deux on doit les rapporter.

Tous les Amateurs connoissent les règles triviales de la composition ; elles sont à leur portée : il ne faut qu’en avoir entendu parler une fois pour les retenir. Mais ce n’est qu’une longue étude & une pratique raisonnée qui apprennent les grands principes du Dessin & les autres parties capitales de l’Art. C’est donc sur la composition qu’ils se rejettent le plus volontiers pour faire briller leurs connoissances aux yeux de ceux qui sont plus ignorans ou plus modestes qu’eux. Ils élèvent leur voix magistrales contre les compositions modernes qui ne pyramident pas bien, qui grouppent mal, qui ont des trous, &c. Mais ils se taisent si le tableau est du Dominiquin, du Poussin, de le Sueur : une conscience secrette leur dit qu’ils pourroient bien avoir tort contre ces grands Maîtres, & qu’une imitation vraie de la Nature peut bien valoir les règles de l’Ecole.

Il est très-vrai que ces règles sont justes ; elles sont fondées sur l’observation du bon effet que produisent les ouvrages qui les ont fait naître : mais si elles sont généralement bonnes, elles ne sont pas d’une bonté absolue, & doivent céder à des raisons supérieures, à un autre genre de convenance. C’est au bon esprit de l’Artiste à juger d’après la manière dont il conçoit le sujet, s’il fera bien de s’y soumettre, ou s’il est plus à propos de s’en affranchir. Il ne s’en affranchira jamais, sans s’imposer des obligations plus difficiles à remplir ; celle de satisfaire le spectateur par la perfection du Dessin & la justesse de l’expression. S’il renonce à être riche, il ne peut plaire sans être beau.

Il ne peut y avoir de meilleure leçon de composition pittoresque, que l’examen d’un Tableau bien composé ; & cette leçon aura encore bien plus d’autorité, si l’examen est fait par un grand Artiste. Nous croyons donc ne pouvoir terminer plus utilement cet article, qu’en rapportant l’examen que le Brun fit d’un Tableau du Poussin dans une conférence de l’Académie.

Ce Tableau représente la Mane envoyée aux Israélites dans le désert. Il est connu par la bonne estampe qu’en a fait G. Chasteau.

On voit à la droite, sur le devant, une femme assise donnant la mammelle à sa mere, & caressant son enfant. Auprès d’elle est un homme de bout qui admire sa vertu, & un peu plus en arriere un autre homme malade, assis à terre, & se soulevant un peu à l’aide de son bâton.

Un autre vieillard, près de cette femme, paroît affoibli par une longue misere. Il a le dos nud : un jeune homme lui passe la main sous le bras pour l’aider à se lever.

Sur la même ligne, mais du côté opposé, paroît une femme qui tourne le dos, & tient entre ses bras un petit enfant. Elle a un genou à terre & fait signe de la main à un jeune homme qui tient une corbeille pleine de manne d’en porter au misérable vieillard dont on vient de parler. Près d’elle sont deux jeunes garçons, dont le plus âgé repousse l’autre d’une main, lui fait renverser le vase où il a déjà recueilli de la manne, & tâche d’en ramasser seul. Auprès du jeune homme portant une corbeille, est un homme à genoux, joignant les mains & levant les yeux au Ciel. Devant la femme dont on vient de parler, & plus près de la bordure du Tableau, on voit quatre figures. Les deux plus avancées représentent un homme & une femme inclinés pour recueillir de la manne. Derriére la femme est un homme qui en porte avidement à sa bouche, & une fille


de bout, regardant en haut, & levant sa robe pour recevoir la manne qui tombe du ciel.

Ces deux parties qui occupent les côtés opposés du tableau, forment deux grouppes de figures qui laissent le milieu ouvert ; en sorte qu’on apperçoit librement vers le centre de la composition & sur un plan plus reculé, Moyse & Aaron accompagnés des anciens du peuple dont les attitudes variées concourent à la scène qui les rassemble.

On voit dans le lointain, sur les montagnes & les collines, des tentes, des feux allumés, & une infinité de gens épars de côté & d’autre ; enfin tout ce qui peut donner l’idée d’un campement.

Telle est la disposition du tableau. Le ciel est couvert de nuages dont quelques-uns fort épais. La lumière qui se répand sur les figures, paroît une lumière du matin : l’air chargé de vapeurs ne lui permet pas d’être fort brillante, & du côté d’où tombe la manne, il est rendu plus épais, parce qu’il est chargé de cet aliment miraculeux.

La composition du site présente l’image d’un désert affreux, & d’une terre inculte ; on voit que les Israëlites sont réduits à la dernière nécessité dans un pays dépourvu de tout. Les figures sont dans une langueur qui fait connoître la longue disete dont elles sont abattues. La lumière a coutume d’inspirer la gaité ; mais ici elle est si pâle & si foible qu’elle n’imprime que la tristesse. L’œil, en se promenant dans ce paysage, où régne tout l’art du grand maître, n’y trouve pas le plaisir dont on se sent pénétré à l’aspect d’une belle campagne. Il n’apperçoit que de grands rochers qui servent de fond aux figures ; les arbres qui les couronnent sont sans fraîcheur, le feuillage en est desséché, la terre atide ne nourrit ni herbes ni plantes, aucun sentier ne témoigne que le pays soit fréquenté.

Les grouppes, continue le grand peintre dont nous rapportons ici les observations, sont formés de l’assemblage de plusieurs figures jointes les unes aux autres qui ne separent point le sujet principal, mais qui servent au contraire à le lier, à arrêter la vue, & à l’empêcher d’errer incertaine dans une grande étendue de pays. Lorsqu’un grouppe est composé de plus de deux figures, il faut considérer la plus apparente comme la principale partie du grouppe, & l’on peut dire de celles qui l’accompagnent, que les unes en sont le lien, & les autres le support.

Ainsi, dans le tableau qui nous occupe, la figure de la femme qui allaite sa mère, est la principale du grouppe : la mère & le jeune enfant en sont la chaîne & le lien, le vieillard qui regarde ce spectacle touchant, l’autre vieillard qu’un jeune homme aide à se lever en le prenant sous le bras, en forment le soutien, lui donnent une grande étendue dans le tableau & sont fuir les figures qui sont derrière.

Mais si le grouppe n’étoit compose que de la femme, de la mère & de son enfant, si n’ayant pas d’autres figures pour support, il étoit seul opposé à la figure de Moyse & aux autres qui sont encore plus reculées, il demeureroit sec & maigre, & tout l’ouvrage sembleroit composé de trop petites parties.

Il en est de même de la femme qui tourne le dos : elle est soutenue d’un côté par le jeune homme qui tient une corbeille, & par l’homme qui est à genoux ; & de l’autre côté par les deux figures qui ramassent la manne, par l’homme qui en goûte, & par la jeune fille qui en reçoit dans sa robe.

L’effet de la lumière mérite d’être observé. Elle se répand confusement sur tous les objets. Il est aisé de reconnoître que l’action se passe de grand matin, parce qu’on voir encore sur la surface de la terre & au bas des montagnes un reste de vapeurs qui y répand un peu d’obscurité & rend les figures moins apparentes. Cet effet de clair-obscur contribue à faire brille. davantage les figures qui sont sur le devant ; elles sont frappées des éclats de la lumière qui sort par les ouvertures des nuages que le peintre a ménagées exprès pour autoriser les jours particuliers qu’il distribue sur différentes parties de son tableau.

Il a même affecté de tenir l’air plus sombre du côte où tombe la manne ; & de ce côté où l’air est plus obscur les figures sont plus éclairées que de l’autre côté où l’air est plus serein. Il a employé ce moyen pour les varier toutes aussi bien dans les effets de la lumière dont elles sont frappées que dans leurs actions, & pour donner une plus agréable diversité de jours & d’ombres à son tableau.

Nous reviendrons sur cet excellent ouvrage de l’art à l’article Expression, pour prouver que les expressions de toutes les figures concourent à l’expression générale qui doit animer la composition. (Article de M. Levesque. Tous les articles précedens sont de M. Watelet).