En vue de l’Himalaya/14 novembre 1934

La Concorde (p. 15-21).


Patna, mercredi 14 novembre.

Il y a eu aujourd’hui une semaine que nous sommes arrivés ici. Rajendra nous a avertis tout de suite que jusqu’aux élections législatives qui auraient lieu le 13 novembre, il ne serait pas possible de prendre les décisions finales permettant de nous mettre à l’ouvrage. Je constate avec grande satisfaction que nous n’arrivons pas trop tard et que — comme je m’y attendais un peu —, nous sommes sensiblement en avance sur les préparatifs qui ont été faits pour organiser ici notre action. C’est en m’embarquant à Londres pour rentrer en Suisse, le 4 octobre, après le service d’Oakengates, que j’ai télégraphié à Rajendra que la première unité pour le Bihar était assurée et que nous en espérions d’autres : il était assez difficile pour lui d’organiser quoi que ce soit avant d’avoir des nouvelles plus précises. Nous avons joliment bien fait de n’envisager qu’une unité pour faire les premières expériences nécessaires et de n’arriver que Joe Wilkinson et moi pour commencer cette besogne. La semaine de repos forcé et d’adaptation qui vient de nous être imposée tombait si à propos que nous n’en avons senti aucune impatience, malgré notre vif désir de commencer le travail. Cela aurait pu nous causer, à nous et à nos hôtes, un sentiment d’embarras si nous avions été un plus grand nombre à attendre ainsi.

Le premier soir, sortie au bazar de Patna dans la grande rue marchande… invraisemblablement pittoresque. C’est accablant de devoir résumer par deux mots d’une banalité aussi écrasante des impressions aussi vives. Il faudrait décrire longuement chaque groupe de femmes et d’enfants, chaque échoppe, chaque chariot de paysan — avec l’inévitable vache qui se promène au milieu de tout cela. Les impressions vives ne sont pas toutes également agréables à Joe, à ce contact No 3 avec son empire, contact encore plus profond que les précédents, est littéralement suffoqué par les odeurs multiples et compliquées — pour ne pas dire plus — qui se traînent lourdement sur ce bazar. Il passe par le moment, inévitable ici : où l’on constate avec un certain effroi que tout, ma foi, ne sera pas rose ni surtout odeur de rose et qu’avec toute la sympathie que ce peuple inspire, on aura certaines répugnances à vaincre. Joe en devient un peu silencieux pour un moment, mais il se remet pour un moment aussi en prenant une cigarette, tout en projetant d’abandonner ce grand luxe dans ce pays où on n’a souvent, pour nourrir une famille tout un jour, que la somme nécessaire à payer un petit paquet de cigarettes. En traversant la grande pelouse communale, le Maidan, pour rentrer chez nous — nous cherchons parmi les étoiles : la polaire si basse déjà sur l’horizon — et la Grande ourse, — les subterjis, les sept richis, mais ces sept sages ont disparu sous l’horizon comme jamais ils ne le font chez nous.

Dès la première nuit, nous dormons admirablement sous nos moustiquaires. Rien de plus délicieux que de narguer ainsi, bien à l’abri, ces affreux petits individus dont la musique stridente se fait entendre dans l’air. Mais cela nous met en présence de l’un des problèmes les plus graves qui ait préoccupé les philosophes hindous : si la vie du moustique doit être respectée, il est illogique de protéger ses chevilles ou ses mollets contre lui. Je ne puis pas claquer un moustique sans me demander involontairement si deux yeux hindous veloutés et profonds ne vont pas apparaître avec un air de reproche et de douleur indicibles pour cette offense à la loi du respect de toute vie. C’est ridicule, évidemment, mais certes, ce qui ne l’est pas, c’est la souffrance universelle…

À côté des moustiques — et c’est bien la vie —, nous voyons de dessous nos moustiquaires flotter mollement, s’allumer, s’éteindre, se renverser, la merveilleuse luciole égarée dans la chambre. Cette lumière qui palpite. Joe qui n’a aucune prétention à la poésie ou à la remarque shakespearienne dit avec un air « matter of fact » qui me saisit : « C’est comme si chaque battement de cœur faisait de la lumière ». Et quand on y regarde de plus près, la réalité est presque plus saisissante encore : c’est dans l’essor du vol et chaque fois que les ailes se soulèvent que la lumière apparaît.

Nous avons eu matin et soir une bonne et longue conversation avec Rajendra sur tout au monde. On nous répète ici qu’au Bihar, Rajendra est aimé et respecté plus encore que Mahatma lui-même. C’est un homme d’un charme étonnant. Une magnifique physionomie hindoue ; il est exactement aussi beau dans le sens ordinaire et régulier du mot que Mahatma est laid. Intelligent sans l’ombre de pédanterie, facile à suivre et clair dans tout ce qu’il dit, n’ayant jamais l’air de se souvenir qu’il est un personnage important, mais arrivant par je ne sais quel charme à le faire oublier à tous ceux qui l’entourent. Ami fidèle et parfait de Gandhiji, bien entendu. D’un bout de l’Inde à l’autre, et dans tous les partis, on s’accordait pour admirer son discours présidentiel au Congrès. Sur ma demande, il nous en a donné, ce matin enfin, le texte imprimé. C’est un discours admirable, parfaitement rédigé, sobre, net, cinglant sans aucune exagération en ce qui concerne la situation créée par l’administration anglaise, constamment soutenu par le souffle spirituel, le feu le plus naturel, et animé dans toutes ses critiques de la loyauté et de la bienveillance les plus évidentes. Certainement, une des choses qui parlent le plus en faveur du Congrès, — tel que l’esprit de Gandhi l’a fait, — c’est qu’il se soit donné un président de ce calibre et qui semble capable — si ça ne tenait qu’à lui, — de mener son pays sur n’importe quelle hauteur.

Je suis confondu que nous nous trouvions sans calcul et sans préméditation, amenés pour notre travail aux côtés de cet homme. Rien ne saurait nous encourager davantage. Nous sommes donc bien dans la ligne où l’on arrive naturellement aux meilleurs endroits.

… Dans la matinée du 13, j’ai pu passer une bonne heure chez M. Brett, le commissaire britannique pour la réparation au Bihar.

Mr. et Mrs. B. paraissaient tous deux très intéressés par notre projet — plus encore qu’en juin. Mr. B. suggérait que nous ferions bien de ne pas nous éloigner trop d’un centre relativement important, comme Muzaffarpur, pour que notre entreprise ait autant de publicité que possible. Le déblaiement du sable ne paraît pas aussi nécessaire qu’il paraissait au premier abord. Ce qui est maintenant arrêté, c’est que nous commencerons par déblayer des canaux de drainage dans le voisinage du village de Bakhri près Motihari où j’ai séjourné dix jours en mai, et que de là nous étudierons les possibilités qui se présenteront à d’autres endroits. Très particulièrement le déplacement des villages aujourd’hui trop exposés aux inondations et la reconstruction du village à un autre endroit sur un nouveau plan (village modèle). Nous avons en vue très spécialement le village de Sonathi, à treize kilomètres au nord de Muzaffarpur. Ce dernier projet est absolument satisfaisant. Il rallie tous les suffrages et remplit tous les « desiderata ». Il m’a été proposé indépendamment et simultanément par M. Brett et par les amis du Comité indien qui s’est réuni hier sous la direction de Rajendra Prasad. Il s’agit de reconstruire environ sept cents maisons.

Je suis enchanté de la manière dont tout se développe normalement. Cette affaire vit.

Notre séjour de neuf jours à Patna prend fin aujourd’hui. Nous partons à 13 h. 30, dans une heure, Joe et moi pour Muzaffarpur. J’y suis attendu chez le commissioner du district M. Scott, à 18 heures ce soir et je resterai chez lui jusqu’à demain. Admirable occasion de parler en détail de nos projets et de toute la situation. Demain 17 et les jours suivants, nous visiterons, Joe et moi, la région de Sonathi et le 19 nous continuerons notre route de Muzaffarpur sur Bakhri où les premiers préparatifs pour notre travail auront été faits.

Je tiens à mettre ces lignes à la poste de Patna ; dans les endroits où nous allons maintenant, il sera plus difficile d’expédier à temps notre courrier.


Au bord du Gange.

La période électorale a été ici très pittoresque et animée, mais plus animée encore la vieille fête hindoue de « Choth » où les fidèles Hindous se rendent par petits groupes accompagnés de tambours et de trompettes sur les bords du Gange pour leur dévotion. De bonne heure le matin du 13 novembre, avant le lever du soleil, toute la ville n’était qu’un vaste ronflement de tambours avec petites phrases monotones courtes et toujours les mêmes lancées par les trompettes — et j’ai accompagné l’un des groupes sur la berge du Gange au « Ghat » qui se trouve derrière la caserne de la police militaire. Deux ou trois mille personnes se pressaient au bord de l’eau… la plupart se regardant les unes les autres plutôt qu’occupées d’un culte véritable. Un petit nombre seulement nageaient ou plongeaient. On descendait des corbeilles de fruits en offrande au Gange… mais après être descendu jusqu’au bord de l’eau elles remontaient la berge et les fruits étaient consommés, je suppose, par ceux qui les avaient apportés. Sur une sorte d’estrade un vieil Hindou à lunettes tenait un livre à la main et silencieusement paraissait bénir la foule de gestes onctueux dont les voisins semblaient se soucier assez peu. Je pensais qu’au moment du lever du soleil ce personnage hiératique prononcerait un discours ou lirait ses formules. Mais il est resté muet jusqu’au bout, jusqu’au moment où le soleil s’étant levé assez haut dans le ciel, la foule commençait à se dissiper. Quand j’ai demandé l’explication de cette attitude à un ami hindou du Centre… celui-ci a émis assez irrévérencieusement l’opinion que — peut-être bien — le personnage qui m’avait frappé ne savait pas lire et que livre et lunettes n’étaient avec les gestes bénisseurs qu’une habile manière de se donner de l’importance et de se faire remarquer. J’en ai été un peu déçu. J’ai remarqué un vieillard à cheveux et favoris blancs qui faisait les grands gestes sacrés, les bras levés vers le ciel et s’inclinant à plusieurs reprises. Les jeunes gens se tenaient plutôt au haut de la berge en spectateurs et sans prendre part active à la cérémonie. L’ensemble n’en était pas moins étonnamment pittoresque avec les saris de couleurs variées portés par les femmes. J’en ai remarque une en sari grenat portant un enfant au corps sculptural sur sa hanche ; avec les bracelets d’argent que la mère et l’enfant portaient, cela faisait un tableau parfait — la perfection des formes, grâce et couleurs — entrevue dans un éclair. Tous ces gens ont l’air si paisible et gentil, seulement trop passifs, trop résignés. Étrange émotion devant ce culte plusieurs fois millénaire qui appelle toujours cette race aux mêmes gestes. Voici une procession bizarre qui arrive avec ses trompettes et une idole légèrement construite, portée sur un plateau sur les épaules de quelques hommes. Maintenant le silence est revenu dans la ville — tambours et trompettes ont cessé.

Mais voici l’heure du départ pour Muzaffarpur et du courrier.

Affectueux messages à tous

Pierre.