En vue de l’Himalaya/25 novembre 1934

La Concorde (p. 21-34).


Sonathi, 15 kilomètres au nord de Muzzafarpur.
Dimanche, 25 novembre 1934.

Cette semaine du 16 au 23 a été la grande semaine réalisant le passage du dernier échelon, la prise de contact avec la terre, avec le kodari (bêche-houe) et le tukri (panier pour transporter la terre) du paysan. Maintenant nous y sommes… mais je reviens à l’ordre :

D’abord un point à compléter : Dimanche 11 novembre, reçu un télégramme de Jack Hoyland annonçant son arrivée éventuelle pour nous aider. C’est un des plus connus des travailleurs quakers aux Indes — où il a passé des années. Il est maintenant très occupé au centre Quaker de Woodbrooke et surchargé de toutes sortes de besognes. C.-F. Andrews a insisté auprès de lui sur l’importance de notre effort — et l’importance de nous renforcer. Et Jack qui a toujours montré le plus vif intérêt pour cette entreprise s’est décidé à venir… si nous le demandions ; (je l’avais déjà demandé en fait… lors de notre dernière rencontre à Woodbrooke au commencement d’août en marquant la difficulté et l’improbabilité pour lui d’accepter). J’ai répondu télégraphiquement : « Grand service en perspective. Préparez-vous à partir après lettre-avion ».

Cette dépêche a été un puissant encouragement pour nous en nous montrant l’intérêt que prennent à notre affaire les hommes connaissant le mieux la situation aux Indes. La dépêche de Jack ajoute qu’il viendra à ses propres frais ce qui résout d’un coup un problème autrement difficile.


Vers Muzzajarpur.

Vendredi 16 novembre, le bateau à vapeur nous emmène sur le Gange. Joe, moi-même et Chakradar Saran (un volontaire indien du Centre de secours de Muzzafarpur), pour la traversée et remontée sur la rive nord. C’est la première fois que je remonte cette partie du Gange de jour… on ne voit pas grand chose sur la rive plate que du sable et des verdures lointaines… quelques gros bateaux descendent, comme de lourds insectes aquatiques. Le trafic est faible… ce n’est nullement une rivière industrielle. Nous voyageons toujours très confortablement en troisième. Pour la somme totale de 1 fr. 20 suisse Joe et moi nous nous trouvons transportés de Patna à Muzaffarpur à quatre heures de distance en chemin de fer et bateau. Ce n’est pas cher et pourtant la grande majorité des trois à quatre cent mille personnes qui vont se rendre à la foire de la pleine lune de novembre à Sonepur fera le trajet à pied. Les routes sont couvertes à des centaines de kilomètres à la ronde de gens, marchands ou pèlerins, qui se rendent à cette « mêla ». Nous voyons du train, en passant, les grands emplacements préparés pour la foire ; du bétail se trouve déjà réuni en grande quantité bien que la foire ne commence que dans deux jours. Heureusement que nous passons juste avant — autrement le voyage en troisième aurait été à peu près impossible. Je retrouve avec plaisir le paysage plus varié du nord du Gange : bananiers, bambous, palmiers de diverses descriptions, ricins. Je retrouve sur les fils télégraphiques les mêmes oiseaux bariolés que j’appellerais volontiers, au petit bonheur, perruches ou perroquets, si ces termes ne concernaient plutôt l’Amérique du Sud ou l’Amérique centrale. C’est lamentable d’être un âne en biologie, en zoologie, en ornithologie dans un pays regorgeant d’oiseaux intéressants et de devoir les ramener tous à deux ou trois types, connus depuis l’école enfantine… en disant : une « espèce de perroquet… une espèce de merle ».

Pendant que le train stationne, les mendiants circulent. Pauvre femme misérable atteinte d’une « espèce de lèpre » si ce n’est une vraie lèpre, les sourcils et cheveux devenus blonds, chose horrible chez un Indien ; les jambes et les bras couverts d’ulcère. Pauvre être qui se débrouille comme elle peut, au milieu des voies de garage — abritant sa figure contre le soleil qui aveugle ses yeux attaqués par la maladie. Elle porte un balluchon sordide. Où est-ce qu’elle peut bien aller ? Selon toute probabilité : nulle part — sans destination définie et consciente. Destinée humaine au niveau de celle du moucheron qui apparemment ne sait pas où il va.

Un autre genre de mendiant passe avec un tronc pour collecte. Il a l’air plus digne d’un collecteur officiel — sans doute pour quelque asile de lépreux l’on recevrait la femme vue tout à l’heure. Comme un collecteur pour asile de vieillards chez nous, il a du tact. Il n’insiste pas si on ne donne rien… Il a toute la tenue d’un vrai fonctionnaire. C’est qu’en effet, tout renseignement pris, il collecte pour le plus intéressant des asiles de charité, il collecte pour un « Goshala »… un asile pour vieilles vaches fatiguées que la piété hindoue tient à recueillir plutôt que de les abattre. Rien à dire si on commençait par la femme lépreuse. Il y a quelque chose qui cloche de manière révoltante dans cette religion comme dans d’autres.

En voyant passer des locomotives du Bengal et North Western Railway, fourbies avec soin, avec amour, je pense à une visite que nous avons eue à Patna du secrétaire du syndicat des cheminots de cette compagnie… et à son affirmation étrange que l’immense majorité des mécaniciens de locomotive ne savent pas lire même un indicateur ! Sur le « Victoria » un jeune Hindou croyait devoir m’affirmer (pour l’honneur de la nation), que le tiers seulement des Indiens était illettrés — en réalité ce sont 93 % sur l’ensemble de la nation, le 99 % de la population rurale.

À Sonepur, encore, je vois un individu habillé tout autrement que les Hindous : turban avec bonnet de couleur, un petit veston brodé à la zouave, des pantalons de toile bouffants, avec une jupe sur le pantalon, jusqu’aux genoux, des souliers relevés en pointe. Notre compagnon Chakradar nous explique que c’est un Khabuli ; leur spécialité aux Indes où ils sont assez nombreux dans le nord, est de pratiquer l’usure. Ils prêtent aux ouvriers et aux paysans au taux amical de 13 % par mois ; c’est la plaie bien connue de ce pays. Pas facile, semble-t-il, d’en sortir. On a créé des banques coopératives pour prêter à de meilleures conditions, mais même ces prêts coopératifs passent à travers plusieurs intermédiaires, quand ils arrivent au paysan, ils représentent pour lui une charge annuelle de 18 %. Il est étrange que même les nationalistes du Congrès n’aient rien pu inventer de semblable à un vrai « crédit mutuel ». Comme beaucoup de choses « coopératives » chez nous, ces banques coopératives sont devenues simplement des entreprises capitalistes ordinaires.


Chez un grand magistrat, M. Scott.

Arrivé à Muzzafarpur à la tombée de la nuit, nous sortons de notre wagon de troisième, nous commençons à décharger le nombreux bagage, et au bout d’un instant un gentleman anglais, suivi de deux serviteurs, m’aborde en me disant en français : « M. Ceresole, n’est-ce pas ? » C’est M. J.-E. Scott, le commissioner (préfet) du district de Tirhout qui s’est gentiment donné la peine de venir me chercher lui-même à la gare avec son auto. Il a passé deux semestres à Grenoble. Joe Wilkinson, l’Anglais, est emmené en auto par les amis indiens du Centre de secours de Muzzaffarpur et moi, le Suisse, suis emmené en auto par le préfet anglais. Ça n’a pas été « arrangé » du tout. C’est très amusant, et tout à fait comme il faut. Je dois dire que si la réception offerte à Joe au Centre de secours était aussi cordiale que possible, le confort et la splendeur dans la résidence du commissioner (payée par les Indiens, N. B.), l’emportaient naturellement, de beaucoup ; je me trouvais reçu après trois minutes d’auto dans le beau parc et la résidence spacieuse du premier magistrat exécutif d’un territoire de dix millions d’habitants. Très gentiment, M. Scott a insisté pour que Joe vienne souper le soir suivant (le samedi) avec nous et pour qu’il passe aussi la nuit du samedi au dimanche dans sa maison.

M. Scott a été aussi aimable, complaisant et bien disposé envers nous et nos projets, qu’on pouvait l’être. Nous avons examiné longuement différentes possibilités de travaux. Il a l’air très disposé à soutenir des projets auxquels nos amis indiens s’intéresseraient aussi. Avec cartes et documents, une idée plus claire de la situation pouvait être obtenue.

Mrs Scott a été, si possible, plus aimable encore. Elle est Irlandaise et comme telle a pour les Hindous et leur situation une compréhension et une sympathie spéciales qu’elle ne cache nullement. Elle me rapporte la remarque d’un de ses amis indiens : « Madame, si nous disions ce que vous dites, il est certain qu’on nous mettrait en prison ». Vivante, intelligente, sans lourds préjugés ; M. Scott étant encore occupé par le dépouillement des élections, je passe la soirée avec elle, et de même une bonne partie de la matinée du samedi, après le plus agréable des déjeuners anglais. M. Scott est depuis vingt-neuf ans aux Indes, il a été dans plusieurs provinces, en Assam sur la frontière chinoise, en Orissa. Écossais, grand chasseur (vingt-sept tigres, me dit Mrs Scott), plusieurs belles têtes de tigres empaillés ornent le salon. Il aime beaucoup les oiseaux et, décidé à se retirer l’année prochaine, il veut passer six mois au Kashmir pour étudier et photographier les oiseaux. Les gens d’ici l’estiment. Un ami du Centre nous disait : « Comme homme, personnellement, M. Scott est très sympathique. Il s’intéresse aux gens. » Et réciproquement M. Scott me disait de l’ami indien que nous devons rejoindre plus tard à Motihari : « Prajapati Mistra a des idées politiques différentes des miennes, mais c’est un très honnête homme qui a donné toute sa fortune pour la cause nationale et avec lequel je m’entends très bien. »

Il y a pourtant, c’est assez inévitable, même chez M. Scott, la tendance discrète à « patronize » (traiter en protecteur) et à tenir à distance tout Indien. Attitude nécessaire, disent-ils, chez l’homme qui en définitive doit ou veut faire intervenir la force pour maintenir son service ou son prestige.

En ce qui concerne nos projets, je constate une certaine tendance chez lui à opposer aux plans proposés par nos amis indiens des plans légèrement différents ; à proposer par exemple tel village pour la reconstruction plutôt que tel autre mentionné d’abord par les Indiens. Mais cela ne dissimule rien d’essentiel et ne présentera pas de difficultés, à cause de l’extrême bonne volonté, du côté indien, d’accepter tout ce que l’on peut raisonnablement accepter comme contre-proposition.


Au Centre de secours.

Le samedi après-midi, notre ami Phanandra Mohandutta, (dans ces lettres je l’appellerai : « P. » tout court), nous amène à son Centre de Sonathi, perché sur les digues d’un grand réservoir d’abreuvage pour le bétail et qui a constitué une île et un lieu de refuge au moment des grandes inondations qui ont couvert la région de un à deux mètres d’eau, en juillet, après le tremblement de terre. Cette région est occupée par des villages rapprochés de sept à huit cents familles en tout.

P. a trente-huit ans. C’est un solide Bengali au regard d’une bonté frappante. Il a fait des études très complètes à Calcutta dans le Collège catholique du Saint-Sauveur où enseignent des pères irlandais et belges ; sans prosélytisme déplacé ; P. dit qu’on leur laissait toute liberté de garder la religion qu’ils voulaient ; il n’a nullement été forcé de se convertir. Il est resté Hindou, très large et libre, dans le style de Gandhi. Et si les collèges catholiques aux Indes produisent beaucoup d’hommes comme P. — ou même quelques-uns seulement — on ne saurait adresser trop d’éloges à leur œuvre. P. a été inspecteur d’agriculture dans un des districts d’Orissa, en contact permanent avec les paysans, pour leur apporter de nouvelles semences et de nouveaux procédés. Il connaît admirablement leur mentalité, sait leur parler. Il a quitté le service du gouvernement pour des divergences d’opinions techniques en restant dans les meilleurs termes avec ses anciens chefs. Membre du Congrès, il a aussi été plus d’un an en prison. Après Gandhi, pour nous introduire généralement aux Indes, Rajendra Prasad pour nous recevoir plus particulièrement dans la région du tremblement de terre, nous ne pouvions guère souhaiter mieux pour être soutenus directement dans les villages, qu’un homme comme P. Perché sur sa digue, P. a aussi organisé un dispensaire qui rend de grands services à de pauvres gens qui viennent consulter le jeune docteur attaché au Centre.

Le trajet en auto dans la campagne indienne de village en village, samedi entre 4 h. 30 et 6 heures du soir, était comme un rêve. D’abord six ou sept kilomètres sur la route de Muzzafarpur à Sitamarhi, meilleure qu’en mai dernier mais bien médiocre. Elle franchit le Gandak, de nouveau à moitié vide maintenant, sur un assez misérable pont dont le tablier repose sur des flotteurs. C’est en fait un pont de bateaux. Toute cette région est menacée par le caprice et le déplacement compliqué du Gandak et de son collègue le Bagmati. Pas la peine pour un géographe consciencieux de marquer trop nettement leur position sur la carte, cette position varie constamment au hasard des passages qui s’ouvrent et qui se bouchent pour le plus grand ennui des riverains. On quitte la route de Sitamarhi pour faire encore sept ou huit kilomètres vers l’est dans une campagne charmante où chaque village avec ses palmiers, ses buffalos en train de ruminer, ses chèvres, ses groupes d’enfants, de femmes, ses huttes en bambou et roseau, ses arbres et cultures variés, offre des tableaux et des scènes délicieuses ; la lumière de ce ciel des Indes est quelque chose d’extraordinaire : en approchant du coucher du soleil il semblait que nous étions comme dans un paysage de soies fines, nuances exquises, et quelque chose de substantiel dans ces lumières, si douces, des lointains. Pauvreté, misère extrême, — mais beau comme un spectacle absolument naturel, harmonieux — (en mineur malheureusement) depuis des siècles. P. nous reçoit de la manière la plus cordiale. Il est entendu qu’en attendant que le vaste projet de déplacement et reconstruction de villages soit au point, nous nous occuperons avec notre équipe indienne — encore à constituer — à faire des travaux utiles dans le voisinage du Centre.

C’est donc l’endroit où nous ferons nos débuts et au premier repas que P. nous offre, nous ne pouvons nous empêcher de rire des vagues peurs que nous et nos amis avons eues en pensant au régime alimentaire qui nous serait « infligé ». Ici il y a des œufs en quantité et excellents à 3 annas (je dis 21 centimes 4/10) la douzaine, du poisson à 1 anna (je dis 7 centimes 1/10) le seer, qui vaut à peu près un kilo, du lait à 1 anna le litre (7 centimes 1/10), des bananes à 2 douzaines pour 7 centimes 6/10, des quantités de canards sauvages qu’on vous apporte et vous cède, sans qu’on ait marchandé, à 4 annas, c’est-à-dire 28 centimes et 1/2 la pièce ! Comme notre hôte, sa « dame » et ses trois fillettes, ainsi que les six ou sept volontaires indiens qui vivent avec eux, sont des gens modestes, on ne mange pas constamment ici toutes ces bonnes choses ; le riz, le dhal, les légumes bouillis, entre autres les aubergines (brinndjal) restent la nourriture fondamentale. Mais l’énumération précédente des ressources gastronomiques du pays marque que pour celui qui n’est pas réduit à vivre absolument à 14 centimes 2/10 par jour, on se trouve ici tout simplement dans un pays de cocagne…

Cela paraît fantastique à dire et malheureusement n’allège pas le sort de ceux qui reçoivent pour paye 4 gobelets 1/2 de riz pour sept heures de travail par jour. P. confirme non seulement que le salaire de 3 annas par jour (21,4 centimes) est considéré comme un bon salaire, mais ajoute, que les paysans de Lourgaon que nous voyons justement passer en troupe sur la route, travaillent pour le compte de leur zamindar (propriétaire foncier) au salaire de 1 1/2 anna par jour (10,6 centimes). Je cite ce chiffre au commissioner Scott, un des jours suivants, et lui-même répond énergiquement « pas possible… ». J’en réfère à P. qui devant le magistrat de district, M. Swanzy, nous donne confirmation et précision du fait qu’il rapportait : Les ouvriers de campagne reçoivent comme salaire en tout et pour tout 4 seers (théoriques) de riz, ce qui au poids local fait en réalité 2 seers 1/2 valant, au prix courant, 1 1/2 anna (10,6 centimes).

Je remettrai doucement M. Scott au courant la prochaine fois que je pourrai le faire en douceur. Bien entendu je ne puis pas insister trop et trop systématiquement sur les points délicats et douloureux. Exploitons d’abord les excellents points qui sont prêts pour une vraie collaboration. Pour trancher définitivement cette question salaire, en anticipant un peu, je signale notre propre expérience aussi concluante que possible. Lorsque, à la réunion sous l’arbre de Sonathi, le mardi 20 novembre, à la nuit tombée, nous proposions aux paysans du village de commencer le travail sur la route le lendemain, P. me demande : « Quel salaire proposez-vous ? » Je réponds : « Un salaire assez bon pour qu’ils soient tous contents, — pas trop haut afin que tous ne se précipitent pas vers nous pour l’unique raison que nous payons beaucoup mieux que d’autres ». Là-dessus P. annonce qu’ils recevront chacun 2 annas (14,2 centimes) pour la journée normale en cette saison de sept heures de travail. Non seulement tous approuvent en parole — mais le lendemain, alors que nous avions demandé vingt hommes, il y en avait trente-cinq qui se sont mis au travail et il y en aurait eu plus encore si nous avions engagé tous ceux qui se sont présentés. Ils ont réagi à l’offre de 2 annas exactement comme cela devrait être si le salaire ordinaire est de 1 1/2.

Je reprends mon histoire. Arrivé aux huttes du Centre de Sonathi qui couronnent les murs du réservoir, nous pouvons admirer dans le coucher du soleil la plaine immense qui s’étend de tous les côtés, à l’infini, sauf aux points où l’horizon se heurte à des groupes de palmiers, à de petits boqueteaux d’arbres plus denses ; au loin, dans les arbres, les pauvres huttes en boue, bambous et roseaux du village de Sonathi — les champs labourés, coupés par la route — une route secondaire — (de dixième classe à en juger par son entretien actuel) mais parcourue de la première heure du matin jusqu’après le coucher du soleil par de très nombreux groupes de paysans et paysannes. Le Centre comprend P., sa femme qui fait la cuisine pour tous, ses trois fillettes, le jeune médecin indien, trois ou quatre jeunes volontaires indiens et quatre ou cinq serviteurs-coolies.

Après le repas pris en famille, nous nous réunissons autour d’une bonne lampe à pétrole à bec Auer et à pression et P. nous explique la situation des villages voisins. Dès le milieu de juillet, un grand nombre de maisons ont pendant deux mois été baignées dans l’eau qui montait, suivant les endroits, de trente centimètres à un mètre cinquante au-dessus du niveau du sol.

Nous allons visiter ces villages le lendemain matin, dimanche. Lourgaon est comme assis dans un tub : restes de huttes démolies, tas de boue ; si on circule à pied, l’eau vous monte jusqu’aux genoux. Dans les villages inondés, nous circulons en chariot traîné par deux bœufs ; c’est la prise de contact, la première du service civil avec le champ de bataille. Les gens après s’être réfugiés ailleurs, entre autre sur la digue de P., pendant les hautes eaux, sont rentrés chez eux, mais ils aimeraient bien n’avoir pas une seconde fois la même expérience.

P. est paternel avec tous. On nous reçoit partout cordialement. Aucun doute sur l’urgence d’aider ces braves gens. Nous visitons le même jour plus loin sur la route de Sitamarhi le village de Darhampur auquel M. Scott semble s’intéresser spécialement. Même désolation aquatique ; les grenouilles partout maîtresses exclusives du terrain. C’est incroyable que ces pauvres paysans en se serrant sur un bout de talus resté sec, en retirant les pieds, pour ainsi dire, et en rajustant d’un cran encore leur ceinture furieusement serrée, arrivent à supporter n’importe quoi — un inconfort et une incertitude atroces. La terreur du destin et la lutte sans merci contre ses péripéties marquent l’expression de ces hommes de quelque chose d’indescriptible. L’étrange, le merveilleux, c’est qu’il ne paraît s’y mêler ni méchanceté ni amertume — acceptation naturelle du dernier, du suprême effort.

Joe et moi nous nous retrouvons le même soir à la résidence de M. Scott. Agréable dîner, où nous rencontrons le président du district board, le conseil exécutif de la division — il s’appelle Srinarayen Mahata — homme riche, plus ou moins banquier dans le privé, aux idées larges, collaborant volontiers avec le gouvernement sans être détaché, me semble-t-il, de la cause nationale indienne. Type raisonnable et bon en somme, mais trop facilement résigné à un système où tous ne se sentent certes pas aussi à leur aise que lui.

Lundi après-midi visite au village de Mustafagunj où l’on se propose de transporter les gens de Minapur, palabre sur la place du village avec le zamindar et une foule pittoresque à côté du temple hindou dont le carillon se déclenche au milieu de nos débats. Tous sont d’accord pour le projet, le zamindar aussi.

Nous repassons notre pont de bateau et le faubourg poussiéreux, illuminé de Muzaffarpur et rentrons pour la nuit au Centre du B. C. R. C. C’est moins grandiose qu’à la résidence mais parfait d’hospitalité. Mardi 20, retour à Sonathi. Organisons notre installation provisoire dans cet endroit hospitalier entre tous et le soir, sur la place du village, conférence à la lune et la lanterne avec les gens du village. Je devine deux ou trois phrases hindi de notre fidèle P. qui arrange tout, prévoit tout, pense à tout.


Mercredi 21 : Après une bonne nuit dans notre hutte sur les lits de sangle, une bonne douche à la pompe ; avant la sortie du soleil, Vénus, rayonnant point de diamant, dans l’océan de couleurs idéales qui monte de l’Orient. Je remarque que mon pantalon de travail, mon bleu qui a servi en Suisse et en Angleterre, prend, sous ce ciel un rayonnement extraordinaire, bleu-mauve-rouge. Ai-je la berlue ? Peut-être la joie d’avoir enfin repassé mon bleu ici pour

un vrai travail de service civil aux Indes ;


enfin nous y sommes. Déjeuner de bon thé chaud et de légumes et nous trouvons à Sonathi notre groupe de trente-cinq paysans indiens de la « première unité » — exactement ceux dont j’ai parlé partout dans dix-sept conférences en Angleterre et en Suisse — exactement, « conforme au programme ». Il faut que j’arrête mon feuilleton à ce « climax ». Du 2 novembre à aujourd’hui lundi 26, les choses n’ont fait que s’améliorer. Réjouissez-vous, chers amis, de la prochaine livraison à laquelle je vais travailler incessamment ! Ceci doit, j’espère, si je m’arrête ici, prendre l’avion mercredi à Allahabad.

Très affectueux messages

Pierre.