En vue de l’Himalaya/13 novembre 1934

La Concorde (p. 9-14).


Patna, Bihar et Orissa, 13 novembre.


En route pour le Bihar.

Ma lettre d’hier s’est trouvée brusquement arrêtée. Nous étions à peine débarqués à Bombay.

Après dîner, tournée d’affaires et d’emplettes en auto dans les rues affairées de Bombay, au milieu des passants en foule dense. C’est le contact No 2 de Joe avec son empire et la compression supplémentaire causée par notre Rolls-Royce (possédée par un Hindou !) parmi les sujets hindous de sa Majesté britannique, lui est manifestement très désagréable. Joe est un Anglais démocrate, et, invariable, il garde ici la même attitude et les mêmes sentiments que dans sa petite ville du Yorkshire, silencieux et bienveillant, non sans humour, mais absolument dépourvu de tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à l’orgueil nationaliste ou simplement national. C’est là — avec d’excellents autres traits — ce qui en fera un collaborateur extrêmement précieux pour tout contact à prendre avec les Indiens. D’autre part, il n’y a dans son attitude rien d’amer ni d’agressif contre son gouvernement, nul désir de souligner les fautes des Anglais pour le plaisir de les souligner. Il ne vante jamais les qualités anglo-saxonnes mais les représente effectivement par sa simple manière d’être ou d’agir et semble d’ailleurs absolument inconscient de posséder ces qualités.

… L’heure du départ de Bombay approche. À la gare où l’automobile nous amène, nous trouvons encore le bon Ranchhoddas, le jeune étudiant-ingénieur hindou qui m’a si gentiment aidé lors de ma première expédition ici et qui est décidé à venir le plus tôt possible travailler avec nous. Il a fait sept heures de chemin de fer pour venir nous saluer et nous aider au passage. Je suis heureux de le trouver aussi profondément intéressé et plus résolu que jamais.

À la gare, mouvement d’hésitation du secrétaire de Bulabhai Desai lorsque, descendant de la Rolls-Royce, nous confirmons notre décision de nous embarquer en troisième classe. L’heure de la revanche pour l’humiliation subie en « seconda non economica » a sonné[1] Pour le prix de 18 fr. 70 (les prix ont leur éloquence) nous achetons, chacun, Joe et moi, le droit de parcourir 1650 kilomètres en 30 heures de voyage effectif dans le train le plus rapide des Indes — Calcutta mail, qui marche à 55 kilomètres à l’heure, vitesse commerciale, arrêts compris. Le départ est tout simplement glorieux… ! Quatre amis sont là pour nous souhaiter bon voyage. Le compartiment — très propre et agréable — dans lequel nous entrons, est à vrai dire bondé… mais deux minutes avant le départ, huit des occupants amenés par un voyageur ingénieux, sortent tous ensemble du wagon — et dans l’espace considérable qui devient libre ainsi, un des voyageurs hindous s’empresse encore, de déplacer son bagage, de manière que Joe et moi nous trouvons, chacun, en possession de plus d’espace qu’il ne nous en faut pour nous étendre absolument, à cent pour cent, sans contraction et recroquevillement d’aucune sorte sur nos matelas de voyage. De nouveau — et quoi que nous fassions — nous voilà embarqués de la manière la plus luxueuse… Jamais, il faut le dire tout de suite, je n’ai voyagé plus confortablement ni dormi mieux que pendant cette nuit du 5 au 6 novembre, et dans la nuit suivante, de 9 à 11 heures du soir, jusqu’à notre arrivée à Mughal-Sarai (10 kilomètres de Bénarès). Là, il fallait quitter le rapide de Calcutta et, après trois heures de salle d’attente, continuer de 3 h. 10 du matin à 6 h. 43, sur Patna.

Température délicieuse dans le wagon, — ni trop chaud ni trop froid — les souvenirs torrides de juin rendaient cette nouvelle expérience encore plus délicieuse.

Et le paysage normalement garni de verdure — au lieu de la terrible étendue grillée — semblait l’image du Paradis, bien que les villages continuassent, même en bonne saison, à paraître d’une pauvreté, d’une simplicité hypoparadisiaques… Nous passons par des endroits aux noms magnifiques : Itarsi, Sohagpur, Gadarvada, Jeebbulpore, Manikpur, Chheoki (à 35 milles de Allahabad), Mirzapur, Moghal Sarai… Il semble que notre troisième classe roule, tout enturbannée, le long d’un des vers ronflants de la « Légende des siècles ». Ces noms merveilleux couvrent à n’en pas douter des splendeurs extraordinaires mais il faut bien avouer que nous n’en voyons pas grand chose… Il faut laisser courir son imagination. À chacune de ces stations les crieurs et vendeurs annoncent leurs marchandises sur des notes variées. En voilà un qui crie : Gueerem Tchâ — Tchâ Gueerem, d’une voix absolument sépulcrale — comme si le : « Chaud thé — thé chaud » qu’il annonce était la liqueur la plus noire, la plus détestable, la plus funèbre qu’on puisse avoir à redouter.

Nous avons été si bien fournis par nos amis que, sans même faire encore usage de la précieuse caisse-cuisine emportée de Suisse, nous vivons entièrement sur nos provisions. Une tasse de thé suffit à les compléter. Nos compagnons de voyage sont gentils mais la conversation n’est pas très active et pour cause : le seul qui sache l’anglais profite de son voyage pour dormir positivement trente heures de suite.

Nous ne sommes plus très loin. Il s’agit de ne pas trop bien dormir et de ne pas manquer la station. Un magnifique lever de soleil sur des champs qui paraissent trempés d’eau, des villages particulièrement misérables, quelques paysans errant çà et là, une famille groupée autour d’un pauvre feu. Voici Dianpore ; plus que dix minutes ; nous plions bagages… et quelques instants plus tard, à 6 h. 45, nous voilà à Patna. Débarquement de tout notre matériel sur un quai où nous ne voyons d’abord aucun ami. Puis tout à coup apparition de nos amis du comité de secours ; Rajendra Prasad lui-même bien que très pris par l’asthme qui le gêne depuis plusieurs jours et accablé de travail par les séances du Congrès à Bombay, a tenu à venir lui-même nous attendre à la gare. Nous sommes chaleureusement reçus, et ramenés en auto au « Centre ». Plus encore que chez les amis Desai, je m’y sens chez moi. Je réoccupe mon ancienne chambre, avec Joe cette fois, à côté de celle où est descendu Gandhi en mai dernier et où demeure maintenant Rajendra Prasad.

Hari-Raout écoute le verdict de l’astrologue. (p. 114.) Le premier puits en maçonnerie, (p. 123.)
Hari-Raout écoute le verdict de l’astrologue. (p. 114.) Le premier puits en maçonnerie, (p. 123.)
Hari-Raout écoute le verdict de l’astrologue.
(p. 114.)
Le premier puits en maçonnerie.
(p. 123.)
Une maison en « adobé ». Un quartier de Bochaha, le nouveau village ; au premier plan, deux « lattas », (p. 122.)
Une maison en « adobé ». Un quartier de Bochaha, le nouveau village ; au premier plan, deux « lattas », (p. 122.)
Une maison en « adobé ».
Un quartier de Bochaha, le nouveau village ; au premier plan, deux « lattas », (p. 122.)
  1. À son corps défendant, Pierre Ceresole a dû faire le voyage Venise-Bombay en IIe classe, le vaisseau n’ayant pas de IIIe, cette classe que par un élégant euphémisme on appelle « Seconde économique ».