Plon (p. 69-90).


IV


Le lendemain, dès l’aube, vers les quatre heures, un coup de poing culbuta dans la chambre le battant de la porte. Réveillés en sursaut, Jacques et Louise virent, effarés, devant eux, l’oncle Antoine debout, dans une latrinière exhalaison de purin tiède.

— Mon neveu, fit-il, la bouteille passe !

— Quelle bouteille ?

— Eh pardi, celle de la bête ! Que je vous dise. Norine a couru vers le village chercher le berger ; moi, je peux pas être partout à la fois et j’ai crainte que la Lizarde, elle ne vêle, avant qu’ils aient monté la côte.

— Mais, dit Jacques en enfilant sa culotte, je ne suis pas sage-femme et j’ignore l’art de traiter la gésine des vaches ; aussi je ne vois pas bien à quoi je pourrai vous être utile.

— Si da ; tant que ta femme allumera le feu et chauffera le vin pour la Lizarde, toi, tu pourras me donner un coup de main, en attendant que Norine et François arrivent.

Louise fit un signe à son mari, puis : Je vous suis, dit-elle, allez devant que je m’habille.

En route, Jacques ne put s’empêcher de rire, en contemplant la figure de l’oncle, variolée de points noirs.

— Ah çà, qu’avez-vous sur le visage ?

Le vieux cracha dans sa main, se la frotta sur les joues et l’examina.

— Ben, c’est des chiures ! j’ai dormi la nuit dans l’étable, et, vrai, y en a, mon neveu, des mouches près du bestial !

Et il hâta le pas, arquant ses courtes jambes, rognonnant tout seul, râpant ses doigts sur la brosse de son menton, puis se grattant la tête sous son bonnet jambonné par les crasses.

Quand il ouvrit la porte de l’étable, Jacques vacilla. Une corrosive touffeur d’alcali traversée par des milliers de mouches lui perça la vue d’aiguilles et lui térébra de sifflements ronds les ouïes. L’étable, mal éclairée par une lucarne, était trop petite pour contenir ses quatre vaches, serrées, les unes contre les autres, sur des litières empoicrées par d’excrémentielles tartes.

— Ma piauvre Lizarde ! ma piauvre bête ! gémissait le père Antoine, en s’approchant de celle qui beuglait sourdement et le regardait, la tête retournée, de ses grands yeux vides. — Et, écartant à coups de souliers les autres, il caressa la Lizarde, lui parla bas ainsi qu’à un enfant, lui prêta des noms d’amoureuse, l’appela « ma fanfan, ma fifille », l’encouragea à supporter le « mal joli », lui affirmant que si elle poussait ben, ça ne serait que l’affaire d’un moment, après quoi elle reprendrait sa taille.

Tout en se frottant le crâne, il disait à Jacques… — C’est qu’elle passe de plus en plus la bouteille ! Bon sang de bon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle fout donc, Norine ? — En attendant je vas toujours préparer de la filasse pour tirer le veau ; et, tout en tordant ses écheveaux, comme la Lizarde continuait à meugler, il vanta, pour la réconforter sans doute, la sûreté de son affection et les qualités de ses pis.

— Suppose que tu la traies, mon neveu, eh ben, elle te donnerait à peine du lait ! elle s’abandonne qu’avec Norine ; elle perd tout pour elle ; ah dame ! c’est point quand on aime, comme quand on aime point ! et elle est, comme le monde, la Lizarde, elle aime ceux qui la soignent !

Et les autres, c’est tout de même aussi comme elle ! — et il désignait les trois vaches qu’il interpella par leurs noms. « La Si Belle, la Barrée, la Noire », qui regardaient, d’un œil indifférent, leur camarade mugissant maintenant, la tête levée, vers la lucarne.

— Je vas toujours y graisser la naissance, ça la soulagera, pensa le père Antoine, qui versa de l’huile dans une assiette, puis relevant la queue avec une main, enduisit avec l’autre les génitoires enflammés de la bête.

— Te v’là ! dit-il, en se retournant vers Louise qui arrivait. Fais vite du vin chaud et prépare dans le seau avec du son une bonne eau blanche.

Qu’est-ce que t’as ? — et voyant sa nièce pâlir, il grommela entre ses dents : sacrées femelles ! c’est seulement pas décidées à aider les hommes ! Louise blêmissait, car cette terrible odeur de l’étable lui chavirait le cœur ; Jacques la soutenait à la porte lorsque des éclats de voix annoncèrent la tante Norine.

— Ah ben, cria l’oncle, qui ne s’occupa plus du malaise de sa nièce ; ah ben, c’est pas tôt ! si vous n’êtes pas restés deux heures, vous n’en êtes pas restés une ; quoi donc que vous foutiez en route ?

— Eh, j’ons verdé le plus que j’ai pu, mon homme, fit le berger qui souleva sa casquette, en voyant Jacques.

Et il entra dans l’étable, assourdi par les piaillements de Norine qui baisait sur les bajoues sa vache dont les mugissements s’accéléraient, en se prolongeant.

— J’ai idée que ça va y être, dit le berger, qui enleva son gilet à manches et recula sa casquette sur la nuque.

Des formes pointues de pieds se dessinaient dans le ballon diaphane qui sortait de la vache. Le berger creva l’enveloppe et les pieds apparurent, pas tout à fait crus, mais saignants comme ces pieds de mouton mal cuits, servis dans des restaurants aux prix infimes ; et Jacques, resté sur le seuil, vit les deux hommes entrer sous le derrière de la vache des bras nus et des mains enroulées de filasse et tirer, en sacrant, tandis que la bête ébranlait par ses beuglements l’étable.

— Bon sang de bon Dieu ! tiens bon, mon homme ; non, non, va droit ; c’est qu’il pèse, le bougre ! — Et tout à coup une masse gluante, énorme, déboula dans des éclaboussures de lochies et de glaires, sur un tas préparé de paille, pendant que l’entaille rouge ouverte sous la croupe de la vache se refermait, comme mue par un ressort.

— Eh ! nom de Dieu ! tiens-le, ah ! le sacré cosaque ! grondait l’oncle, en bouchonnant le veau qui tentait de se lever sur ses pattes de devant et lançait de tous les côtés des coups de tête.

Norine entra avec un seau fumant de vin.

— Vous n’avez pas mis d’avoine dedans ? demanda le berger.

— Non, mon homme.

— C’est ben alors, parce que, voyez-vous, ça échauffe ; du chènevis si vous en avez, mais pas d’avoine. — Et l’on approcha le seau de la bête remise sur pattes et dont la vulve saignait des stalactites de morves roses.

La Lizarde lapa le vin d’un trait. Alors Norine s’agenouilla et se mit à la traire ; elle avait l’air de sonner les cloches et les mamelles fusaient, sous ses doigts humectés par une goutte de lait, une boue jaune bouillonnée de mousse.

— Tiens, bois, fit-elle, à la vache qui avala, en deux coups de langue, la purée de ses pis.

— Pour un beau veau, c’est un beau veau, dit le berger, en étanchant ses doigts avec un bouchon de paille ; la tante Norine demeurait en extase, les mains tombées sur le ventre et jointes.

La vache se remit à mugir.

— Ah çà, t’as pas fini de gueuler comme ça, chameau ! clama Norine. — Fous-y donc sur le museau, à cette carne-là ! reprit l’oncle qui s’essuyait le front d’un revers de manche.

Il n’y avait plus de « fanfan » et de « fifille », plus d’appellations amoureuses, plus d’encouragement à bien vêler ; l’accouchement avait été des plus simples et le veau était né viable ; en même temps que leur inquiétude pécuniaire, leur tendresse avait pris fin.

Il ne s’agissait plus maintenant que de se reposer, en buvant un verre.

Ils rentrèrent dans la cahute et Norine sortit de l’armoire la bouteille à potion qui contenait de l’eau-de-vie et elle emplit les verres ; tout le monde trinqua et les vida d’un coup.

Puis Antoine se prit à causer avec le berger des délivrances, célèbres dans le pays, de certaines vaches.

— Dis-y donc au neveu, François, combien qu’il a fallu d’hommes pour faire vêler la vache à Constant ?

— Oh ! monsieur, fit le berger, en se tournant vers Jacques, il en a fallu huit, et des hommes qu’avaient du sang, allez ! — ah ! je peux dire que j’ai été outré de sueur, ce jour-là ! Oui, mon cher monsieur, j’ai dû, sauf votre respect, enfoncer mon bras dans le trou du cul de la bête, pour y tournibuler le veau et le faire descendre par la naissance ; et, c’est pas pour dire, mais il y a là, comme séparation, une peau qu’est ben vétilleuse !

— Aussi, dit le père Antoine, t’es recommandé à la ronde comme un berger qu’a de la connaissance…

— Oui, et des fois que j’ai dit qu’il n’y a rien à faire, on peut aller chercher le vétérinaire de Provins, il a pas belle de s’en charger ; au reste il le sait, cet homme, car une fois venu il a vite fait de cracher et de remonter dans sa carriole.

— Ah ! ben, c’étant ! s’écria Norine, en approuvant du chef.

Jacques regardait le berger tandis qu’il parlait. C’était un petit homme, maigre, tortueux : un peu bancroche, avec un profil dur, à la Bonaparte, et des yeux clairs qui riaient par instants et décelaient, avec un pli de la bouche rasée une incurable ruse. Il avait aux pieds de ces chaussons de lisière, tressés, noirs et blancs, qu’on appelle, dans ce coin de la Brie, « des bamboches », une chemise à raies bleues, un gilet à manches de lustrine noire, une culotte de velours à côtes, retenue par un ceinturon de cuir, en bandoulière une corne de fer-blanc et sur l’épaule un fouet.

— Allons, un verre, reprit Norine ; et de nouveau, l’on trinqua. François s’essuya les lèvres d’un revers de main, et, après quelques recommandations, il descendit, en clopinant, la côte.

Alors pressé de questions par son neveu, le père Antoine parla du berger : il expliqua qu’il était maintenant riche. Ah ! c’est que c’était là un bon métier ! — Tiens, il achète un taureau de deux ans quatre cents francs et il le revend six quand il a quatre ans : et pendant ce temps-là, son robin qu’est le seul dans le village, lui fait des rentes !

Et il énuméra le profit : deux francs par tête de vache, l’an, — puis un boisseau de blé et de seigle, des œufs à la Pâques, un fromage mou, quand la vache vêle, du vin à la vendange ; et quoi qu’il a à faire, je te le demande, à entretenir son robin pour qu’il soit toujours vif, à conduire le bestial du village dans le pré et à soigner ses bobos quand il en a. — Ah ! oui, c’est un bon métier reprit le vieux, en réfléchissant, François a maintenant sa suffisance…

— Mais combien y a-t-il de vaches à Jutigny ?

— Ben, je compte qu’il y en a pour l’heure deux cent vingt-cinq.

— Et d’habitants ?

— Ça va vers les quatre cents, mon garçon.

Il y eut un temps de silence. Louise et Norine revinrent de l’étable où la jeune femme s’était aventurée, afin de voir le veau.

Si tu savais comme il est gentil, dit-elle à son mari ; crois-tu, il boit dans un verre !

— Oui, en y ouvrant la gueule de force et il gigote ! répondit la tante Norine qui paraissait sans enthousiasme pour cette façon civilisée de boire.

— Ici, c’est pas souvent comme ailleurs, reprit le vieux d’un ton docte. On ne les laisse pas téter ; on en perd plus, mais comme ça, ils ne suivent pas leur mère et ils ne broutent pas.

Il se mit à rire. — Tu te rappelles, Norine, le père Martin, le fruitier — qu’est là, à Jutigny, pour manger son bien, ajouta-t-il, en se tournant vers Jacques — il se croyait ben malin parce qu’il revenait de Paris ; il comptait pas que le veau s’engraisse seulement avec du lait. Il me disait : Eh l’ancien ! pourquoi donc que t’y mets une cage d’osier au museau de ton veau ? et il ricassait quand j’y disais : « Mais c’est, mon homme, pour qu’il ne mange pas de la verdure ! »

Eh ben ! quand il a eu un veau qu’il a mené au marché de Bray, Achille lui a dit, en soulevant la paupière de son veau qu’était rouge : « Mais c’est un bon républicain que t’amènes là, n’en faut point », et tous les autres bouchers lui ont dit de même ; et il l’a encore son veau qui mangeait de l’herbe !

— Alors, demanda Jacques, il faut que le veau soit anémié, complètement déprimé, pour qu’il se vende ?

— Sans doute, mon garçon, sans ça, sa viande serait pas mangeable !

— Faut qu’il tourne à la graisse, qu’il ait plus de sang, appuya sa femme. — Tiens, on sonne à la petite porte du haut, bah ! c’est pas à se déranger, elle est ouverte ; il n’y a qu’à lui donner un coup d’épaule.

Et, en effet, après un choc, des pas s’entendirent. Jacques mit le nez dehors et aperçut un être, bas du derrière, boiteux et replet.

— C’est le facteur ! dit le père Antoine.

— Ah ben, c’étant !

L’homme était coiffé d’un immense chapeau de paille, entouré d’un ruban noir sur lequel était peint à l’huile, en lettres rouges, le mot « poste », et sur sa blouse en toile bleue, à parements de drap garance, il portait une sacoche. Il salua en arrière, traîna les pieds, déposa sa canne, et dit :

— C’est vous qui êtes monsieur Jacques Marles ?

— Oui.

Il tendit une lettre et reboucla son sac.

— J’ai idée que tu ne regretterais pas de prendre un verre, fit Norine.

— Sûr, fit-il.

— Et comben que t’en as bu des litres, depuis que t’as commencé ta tournée ? interrogea, en riant, le père Antoine.

— Oh ! j’en ai point bu plus de sept !

— Sept ! s’écria Louise.

— Lui ! — oh ! ma fille, il en avale dix sans être plus soûl qu’à l’heure présente.

Le facteur eut, à la fois, une mine humble et satisfaite. — Oui, mais c’est que je mange, dit-il d’un ton modeste.

— T’entends, Louise, va, quand vous aurez du reste, il vous le torchera, le temps de servir ; mais où donc que tu mets tout ce que tu bâfres ?

L’homme haussa les épaules, et, comme on lui apportait du pain et du fromage, il tira son couteau, se tailla une miche capable de rassasier tout un bivouac, mit dessus un peu de l’urinaire avarie de ce fromage bleu, et engouffra le tout par bouchées énormes.

Entre temps, la mâchoire pleine, les joues bondissant en un flux et un reflux des deux côtés des tempes, il se plaignait de la longueur de sa tournée ; enfin, pour l’instant, le parcours était tout de même bon ; les propriétaires habitaient dans leurs châteaux ; ça allongeait souvent sa route, comme pour venir jusqu’à celui-ci, par exemple, mais il avait affaire à du bien brave monde qui n’oubliait pas le facteur.

Jacques, plongé dans la lecture de sa lettre, leva le nez à cette amorce de pourboires, mais le facteur dont les yeux brillaient et dansaient, en quelque sorte, dans leurs capotes sillonnées de rides, détaillait avec complaisance les bienfaits des riches. Là, chez le meunier de Tachy, il y avait toujours une bouteille et une croûte et souvent du fricot de la veille qu’on lui gardait ; au château de Sigy c’était mieux encore ; le jardinier lui offrait de la salade et des fruits, et la dame veillait elle-même à ce qu’il mangeât un morceau et ne partît jamais le gosier sec ; tout le monde l’aimait au reste, parce qu’on savait à qui l’on avait affaire — puis qu’en repartant pour Paris, l’on pensait à sa petite famille, car il avait deux enfants, et c’est point dans le métier de facteur qu’on se fait du bien.

Fatigué par ce verbiage, Jacques songeait, en repliant sa lettre, à ses tracas qui allaient croissant. Un ami, qui s’était chargé de surveiller ses affaires dans la capitale, lui écrivait une lettre inquiétante.

Certitude maintenant affirmée de ne rentrer dans aucun fonds ; ses créanciers unis pour préparer la saisie de ses meubles ; d’autre part, refus du Crédit Lyonnais d’escompter des billets qu’il espérait convertir en argent liquide.

— Ça va mal, se dit-il.

— Allons déjeuner, fit Louise qui l’observait.

— Eh bien ! reprit-elle quand ils furent seuls, que t’écrit Moran ?

Il lui passa la lettre et elle hocha la tête.

— Combien d’argent avons-nous ?

— Pas beaucoup, huit cents francs au plus, car il y a déjà eu de la dépense, et elle ajouta, en soupirant, et ce n’est pas fini !

— Comment cela ?

Elle entra dans des explications. Il avait fallu acheter d’abord pour une cinquantaine de francs d’ustensiles de cuisine et de vaisselle. Il fallait se procurer encore des avances de café, de cognac, de sucre, de poivre, de sel, de bougies, de charbon, toute une série d’achats difficiles à effectuer dans ce château perdu.

Au reste, la question de la nourriture se compliquait comme à plaisir. La bouchère de Savin, la seule bouchère qui existât dans le pays, à la ronde, se refusait absolument, de même que tous les autres commerçants d’ailleurs, à monter jusqu’à ce château qui n’était pas situé sur leur route ; de son côté, la femme qui vient, le samedi, de Provins, avec des provisions de légumes, de poulets, d’œufs, la coquetière, ainsi qu’on la nomme, déclarait ne pas vouloir éreinter son cheval à grimper la côte.

Il n’y avait que le boulanger qui consentait à fournir le pain, et encore était-il convenu qu’il le déposerait en bas, à la porte du château, au bout de l’avenue, sur le chemin de Longueville, à cinq heures du soir.

— Ce sera commode, fit observer le jeune homme. Lorsqu’il pleuvra, nous mangerons de la mie de pain détrempée, de la panade.

— Nous achèterons un panier sur le couvercle duquel on mettra des pierres.

— Mais voyons, l’oncle Antoine mange aussi du pain. Que diable ! il pourrait bien acheter le nôtre avec le sien !

— Tu n’en voudrais pas. Norine rapporte plusieurs pains à la fois, si bien qu’au bout de cinq ou six jours, c’est de la pierre. Tu en sais quelque chose du reste !

Jacques eut un geste de découragement.

— Quant au vin, poursuivit-elle, nous devrons en faire venir une feuillette de Bray-sur-Seine ; l’oncle, dont la récolte a été maigre l’an dernier, s’offre d’ailleurs, si nous en avons de trop, à nous reprendre une moitié de la feuillette.

— Et elle coûtera, cette feuillette ?

— Une soixantaine de francs.

Jacques soupira.

— Ah çà ! mais, qu’est-ce qu’il chantait ton oncle, lorsqu’il assurait que nous trouverions tout ici en abondance ?

— Il ne savait pas. Il s’imaginait probablement que nous vivrions, ainsi que lui, d’un peu de pommes de terre et de fruits.

— Le plus clair de tout cela, c’est qu’il va falloir, chaque jour et quelque temps qu’il fasse, trotter pendant deux lieues dans la campagne, pour trouver une côtelette et du fromage. — Mais enfin, et Jutigny ? et Longueville ? il n’y a donc pas de commerçants dans ces trous-là ?

— Non, c’est Savin qui les dessert. — J’espère cependant, reprit-elle, que nous finirons par nous organiser, car la sœur d’Antoine, la vieille Armandine, connaît à Savin une famille pauvre dont la petite fille ne va pas à l’école pour l’instant ; moyennant un prix à débattre, on enverrait l’enfant chaque matin ici ; nous lui donnerions les commissions et elle les rapporterait, après son déjeuner, dans l’après-midi.

Jacques commençait à croire que les économies réalisées à la campagne étaient un leurre et que la solitude, si séduisante à évoquer lorsqu’on réside en plein Paris, devient insupportable quand on la subit, loin de tout, sans domestique et sans voiture.

Et il passait en revue les inconvénients déjà découverts de ce château : voisinage menaçant de bêtes et d’hommes ; humidité glaciale ; manque de confortable et disette d’eau ; puis encore certains abandons qui l’indignaient. Il avait en vain cherché dans le labyrinthe de ces pièces les confessionnaux du corps, les pièces aménagées pour déverser ses fuyants secrets. Il avait fini, en bas, près de la chambre de la Marquise, par découvrir un petit réduit, mais il était dans un tel état de décrépitude qu’on n’y pouvait sans péril entrer.

Et c’était le seul.

Il avait exprimé son étonnement à l’oncle Antoine qui avait d’abord ouvert de grands yeux, puis avait regardé Norine.

Elle trépigna de joie, se tapant sur les cuisses. — C’est-il donc que tu voudrais chier, mon neveu, dit-elle entre deux hoquets ; mais on se pose dehors, où qu’on est, comme nous !

Cette simple façon de résoudre une question gênante exaspéra tout bonnement le jeune homme.

Et il maugréa pendant une partie de la journée, qui s’écoula d’ailleurs sans qu’il s’aperçût de l’égouttement des heures.

L’action sédative de la campagne le dorlotait encore et il ne connaissait pas l’ennui de l’oisiveté qui se traîne dans des chambres ressassées ou devant des paysages déjà vus ; il en était toujours à la période d’engourdissement, à cette bienheureuse lassitude du plein air qui émousse l’acuité des tracas et baigne l’âme dans des sensations assoupies de syncope, dans d’inertes impressions de vague ; mais si la tiédeur des matins agissait sur lui comme un remède parégorique, comme un calmant, le deuil refroidi du crépuscule dispersait, de même qu’au premier jour, cette tranquillité qui faisait place à d’incertains malaises et à d’imperturbables et confuses transes.

Ce soir-là, après le dîner, il était descendu avec sa femme dans la cour du château et, assis sur des pliants, ils regardaient, silencieux, le jardin fatigué se ramasser sur lui-même et s’endormir ; et, bien qu’il éprouvât encore cette évagation qui détachait son esprit de l’idée sur laquelle il le voulait fixer, il sentait sourdre dans cet automne d’âme les mystérieuses humiliations de la peur. Il contempla Louise. Mon Dieu ! qu’elle était pâle ! Il eut un frisson, car ces traits cernés décelaient la marche continue de la névrose, et il redouta les prochaines attaques de l’indomptable mal, dans l’isolement de cette ruine.

Et ce mal-être presque douillet qui résulte de l’impuissance à se commander, se changea, chez Jacques, en de nettes inquiétudes ; son esprit disséminé se rassembla sur sa situation et sur celle de Louise. Il recula dans ses souvenirs, remonta dans sa vie, se rappela les bonnes années qu’ils avaient égrenées ensemble. Il avait fallu pour l’épouser se fâcher avec sa famille composée de négociants riches indignés de la basse extraction de cette femme issue d’une génération paysanne mal équarrie par la petite bourgeoisie d’un père. Il avait franchi ces haines, accepté sans regrets une entière rupture avec des parents dont il méprisait les appétits et les idées et qu’il ne visitait auparavant, du reste, qu’à de rares intervalles.

Eux, de leur côté, le jugeaient fou ; oui, bon à rien, mais pas encore fou, se disait Jacques qui n’ignorait pas l’opinion de sa famille. Oui, c’était vrai, il n’était bon à rien, incapable de s’éprendre des occupations recherchées des hommes, inapte à gagner de l’argent et même à le garder, insensible aux appâts des honneurs et au gain des places. Ce n’était pas cependant qu’il fût paresseux, car il avait d’immenses lectures, toute une érudition lointaine mais éparpillée, ingérée sans cible précise, méprisable par conséquent pour les utilitaires et les oisifs.

Cette question qu’il s’efforçait d’élaguer de ses préoccupations, la question de savoir à l’aide de quelles manigances il gagnerait désormais son pain, l’assaillait, plus térébrante et plus têtue, alors surtout qu’il suivait des yeux sa femme affaissée sur son pliant et sans doute torturée, elle-même, par d’analogues craintes.

Il se leva et fit quelques pas dans la cour.

La nuit maintenant venue déformait le vaisseau de l’église, en face, qui passait par les nuances du noir, très foncé, presque épaissi par des surjets d’ombre, aux endroits envahis par le lierre ; moins profond, plus délavé aux places nues des murs, clair encore dans le cadre des fenêtres dont les vitres en vis-à-vis paraissaient contenir une eau ténébreuse et trouble.

Jacques contemplait cette fonte lente de la pierre dans l’obscurité quand, du haut de l’église, un oiseau s’éleva, tel qu’un aigle, décrivit de ses ailes éployées une foudroyante parabole et tomba avec un bruit sourd du ciel dans le bois où des branches froissées craquèrent.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Louise, qui vint se serrer contre son mari.

— Mais c’est un chat-huant, sans doute. Ces oiseaux pullulent dans le clocher de l’église.

Il prit sa femme sous le bras et ils se promenèrent dans la cour, saisis par le silence énorme de la campagne, ce silence fait d’imperceptibles bruits de bêtes et d’herbes qu’on entend lorsqu’on se penche.

La nuit, devenue plus opaque, semblait monter de la terre, noyant les allées et les massifs, condensant les buissons épars, s’enroulant aux troncs disparus des arbres, coagulant les rameaux des branches, comblant les trous des feuilles confondues en une touffe de ténèbres, unique ; et presque compacte et dense, en bas, la nuit se volatilisait à mesure qu’elle atteignait les cimes épargnées des pins.

Enfin par-dessus l’église, le jardin, les bois, tout en haut, dans le ciel dur, sourdaient les froides eaux des astres. On eût dit de la plupart des sources lumineuses et glacées et de quelques-unes, qui ardaient plus actives, des geysers renversés, des sources retournées de lueurs chaudes. Il n’y avait pas une vague, pas une nue, pas un pli, dans ce firmament qui suggérait l’image d’une mer ferme parsemée d’îlots liquides.

Jacques se sentait cette défaillance de tout le corps qu’entraîne le vertige des yeux perdus dans l’espace.

L’immensité de ce taciturne océan aux archipels allumés de fébricitantes flammes le laissait presque tremblant, accablé par cette sensation d’inconnu, de vide, devant laquelle l’âme suffoquée, s’effare.

Louise avait, elle aussi, fait évader sa vue dans ces lointains gouffres, suivant son mari dont l’œil adultéré par le mirage d’une vision fixe s’illusionnait, apercevant au hasard et à son gré, là où elles n’étaient pas, les constellations aux couleurs vives, les astres lilas et jaunes de Cassiopée, Vénus à la planète verte, les terres rouges de Mars, les soleils bleus et blancs de l’Orion.

Guidée par son mari, elle s’imaginait, de son côté, les voir ; et elle resta pantelante de cet effort, étourdie lorsqu’elle rappela ses yeux devant elle, éprouvant dans l’estomac comme une angoisse qui fluait jusque dans ses jambes devenues incertaines et molles, ressentant l’exacte impression d’une main qui la tirerait, avec lenteur, intérieurement, de haut en bas.

— Je ne suis pas bien, dit-elle, rentrons.

Et derrière le château, à son tour, la lune surgit, pleine et ronde, pareille à un puits béant descendant jusqu’au fond des abîmes, et ramenant au niveau de ses margelles d’argent des seaux de feux pâles.