En racontant/Dans le Bas du Fleuve
Typographie de C. Darveau, (p. 225-238).
DANS LE BAS DU FLEUVE
Jamais au spectateur n’offrez, rien d’incroyable ;
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
En juillet 1872, mes devoirs officiels m’obligèrent à visiter la côte du Labrador, en bas de la Pointe de Monts.
Le steamer Druid, à bord duquel je fis heureusement le voyage, atteignit la rade peu spacieuse, mais coquette, près de l’île aux Œufs, où il jeta l’ancre. Des manœuvres, amenés pour cette fin, se mirent à réparer le phare et autres dépendances de cette station.
Prévoyant que les travaux à exécuter nous retiendraient à cet endroit deux ou trois jours, j’organisai une partie de pêche. À environ six milles de là, il y avait une rivière que l’on disait contenir du saumon. Je pris place dans la chaloupe du steamer avec le capitaine et quatre hommes, bien pourvus de lignes, de mouches, de tentes et de provisions pour un campement d’une couple de jours.
Durant le trajet, nous longeâmes le rivage où l’on pouvait apercevoir un grand nombre de veaux-marins étendus ça et là au soleil, sur les rochers découverts à marée basse. Dès que nous les approchions, ils se hâtaient de quitter leur endroit de repos pour plonger à l’eau, puis revenir à la surface, et nous regarder avec étonnement, s’exposant ainsi parfois à servir de cible à nos carabines. Ils disparaissaient, malheureusement, aussitôt que blessés, de sorte qu’il nous fut impossible d’en capturer un seul. Le lendemain cependant, un pêcheur de l’endroit en sauva trois qu’il trouva à fleur d’eau, lorsque la marée était au plus bas. À l’entrée de la petite rivière Trinité, nous aperçûmes, sur la lisière du bois, une cabane de pêcheur entourée d’un arpent environ de terre en culture, promettant une belle récolte de patates : ce qui était considéré comme un grand luxe pour le propriétaire.
En débarquant sur le rivage, vis-à-vis de la cabane, un homme grand et bien fait nous aborda en nous saluant dans la langue de son pays, la France. En réponse à nos questions, il nous dit que l’on pourrait pêcher le saumon à 6 milles en amont de la rivière, au pied de rapides qu’il y avait là. Nous prîmes notre service, en qualité de guide, cet homme qui s’appelait Gitory, et il nous conduisit à l’endroit indiqué que nous atteignîmes, après une marche fatigante à travers un sentier difficile.
Pendant deux heures nous jetâmes le filet, mais en vain : pas un seul saumon ne vint mordre à l’appât. Il est vrai que plusieurs belles truites nous dédommagèrent quelque peu ; mais de saumon, on n’en vit pas l’ombre, nonobstant tout notre savoir-faire pour l’attirer. Il fut décidé que nous retournerions sur nos pas pour regagner le vapeur ; mais au moment où chacun se chargeait de son fardeau et allait s’engager dans le sentier, nous entendîmes un clapotement sur l’eau, et, un magnifique saumon de disparaître ! Ceci consola un peu notre guide qui, jusqu’alors, avait paru bien mortifié de notre insuccès, et de notre apparente incrédulité au sujet de ses affirmations sur l’existence du saumon dans cette rivière ; quoique maintenant convaincus du contraire, nous continuâmes cependant notre chemin, et nous atteignîmes notre chaloupe, harassés de fatigue, après une marche de 14 milles. Notre embarcation, heureusement, avait été mise en un lieu sûr, car un grand vent s’était élevé, et les vagues roulaient sur la plage avec une telle violence, qu’il nous fut impossible de la relancer. Nous fûmes contraints d’accepter l’hospitalité de notre guide pour la nuit et de partager, avec lui et sa femme, son logis composé d’une seule pièce.
Madame Gitony nous prépara bientôt, à même nos provisions, un souper, qui fut pris de grand cœur ; puis on alluma la pipe, et chacun commença à raconter ses aventures : histoire de tuer le temps.
Comme notre hôtesse ne prenait pas part à la conversation, je regardai de côté et l’aperçus à travers l’épais nuage de fumée qui remplissait la chambre, assise dans un coin, fumant aussi sa pipe tranquillement. Je la priai de s’approcher, et de me dire comment elle passait son temps sur la côte du Labrador ; je plaçai en même temps près de moi un escabeau à trois pieds, pour qu’elle vînt s’y asseoir. Elle acquiesça à ma demande ; et, après quelques instants de conversation, je remarquai qu’elle était très intelligente, possédant même une bonne éducation pour une personne de sa condition. J’eus la curiosité de la questionner sur sa vie passée, en autant que les circonstances pouvaient le permettre. Elle était d’ailleurs d’une nature très expansive, et me dit que, née à Québec d’une famille respectable et à l’aise, elle avait reçu son éducation dans un couvent avec l’intention d’embrasser la vie monastique. Une maladie, qui la rendit incapable de mettre ce projet à exécution, l’obligea, d’après l’avis du médecin, à faire un voyage sur mer, ou à résider dans quelque place d’eau, comme étant le seul remède pouvant la guérir. Son oncle, propriétaire d’une goëlette faisant le cabotage entre le Labrador et Québec, lui fournit l’occasion de faire le voyage désiré. Ils quittèrent Québec tard dans l’été, en destination du détroit de Belle-Isle, et firent naufrage près de la Pointe aux Esquimaux, où ils faillirent périr. Elle fut bien traitée cependant par les habitants de l’endroit où elle passa l’hiver, et recouvra complètement la santé. Ce fut là aussi qu’elle fit la connaissance de Gitony, français d’origine et tonnelier de son état, qui était venu de St-Malo dans l’espérance de faire fortune, en fabriquant des quarts pour les pêcheurs canadiens. Si ses espérances de bien-être furent déçues, il se dédommagea en gagnant le cœur de celle qui avait d’abord voulu se faire religieuse et qui devint son épouse.
C’est alors que commença pour elle une existence qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.
Peu de temps après son mariage, Gitony construisit une barque, et fit voile avec sa jeune femme pour l’île d’Anticosti, ayant eu soin de se munir de provisions et d’engins de chasse. Une cabane fut élevée dans l’endroit le plus isolé de l’île, et Gitony se fit trappeur, laissant parfois sa femme au logis pendant des jours et des semaines, avec un gros chien de Terreneuve pour seul compagnon : son plus proche voisin demeurant à une distance de 20 milles.
Il serait difficile d’imaginer une existence plus solitaire, plus dépourvue de tout agrément, surtout pour une femme dont l’éducation première n’avait pas été de nature à la familiariser aisément avec ce genre de vie.
Munie d’un simple fusil, et d’abondantes munitions, elle devint bientôt une chasseuse émérite. Durant une saison elle tua cinq ours noirs et un grand nombre d’oies et de canards sauvages. Enfin, il n’y avait rien de si touchant que la description qu’elle me fit de sa profonde solitude, des découragements qui s’emparaient d’elle parfois, et des misères qu’elle eut à subir.
Les souvenirs de son enfance, les relations de sa jeunesse, les diverses jouissances qu’offre une grande ville où elle était née et avait été élevée, tout cela se présentait parfois à son esprit, lui rappelant les jours heureux d’autrefois, augmentant par la même la tristesse de son séjour dans ces régions désertes.
Un hiver, par un froid des plus rigoureux, étant seule, sa cabane fut détruite par le feu. Elle réussit à sauver son fusil, ses munitions, un peu de farine et quelques hardes ; tout le reste devint la proie des flammes. Elle se confectionna un habillement d’homme avec de vieilles voiles de bateau, qu’elle doubla avec ses propres vêtements, et passa ainsi six semaines dans une hutte qu’elle se construisit de troncs d’arbres coupés aux alentours, ayant eu soin d’en boucher les fentes pour mieux se garantir des intempéries de la saison.
Au retour de son mari, ils se mirent ensemble à travailler et érigèrent une nouvelle cabane. L’été suivant, durant une autre absence de Gitony, elle aperçut en face de l’île, une goëlette de pêche américaine. Après un va-et-vient de plusieurs heures, la goëlette fit mine de jeter l’ancre et de débarquer une partie de son équipage avec l’intention évidente de visiter la cabane. Craignant pour son honneur et sa sûreté, vu qu’elle était seule, elle saisit une paire de ciseaux, se coupa les cheveux, s’affubla de quelques vieux habits dont son mari se servait pour la pêche, se noircit la figure de façon à lui donner l’apparence d’une barbe naissante, et attendit tranquillement l’arrivée de ses visiteurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à paraître, emportant avec eux une cruche de whiskey, des cartes et des provisions. Ne sachant parler l’anglais, elle leur fit comprendre par signes qu’ils étaient les bienvenus, et toute cette après-midi jusqu’au lendemain soir, elle fut obligée de boire, de fumer, de jouer aux cartes et de tenir compagnie à ces gens grossiers.
Cependant, elle se tira d’embarras assez bien pour ne pas donner l’éveil au moindre soupçon, et ils se séparèrent les meilleurs amis du monde : elle, en remerciant Dieu de l’avoir délivrée de ces importuns. Elle passa ainsi plusieurs années de sa vie, années telles qu’il est donné à bien peu de femmes d’en connaître de semblables.
Enfin Gitony décida de se transporter sur la Côte Nord où je le rencontrai. Sa femme lui avait souvent demandé de venir demeurer à Québec, mais cela n’entrait pas dans ses goûts. Une fois elle s’enfuit, tandis qu’il était absent, avec l’intention de lui faire dire, aussitôt après son arrivée à Québec de venir la rejoindre. C’était le seul procédé qu’elle connût pour l’induire à abandonner ces plages désertes. Mais lui, arrivant cette fois plus tôt qu’il n’était attendu, suivit la piste de sa femme sur le sable du rivage et la rencontra sur le chemin conduisant à une localité où elle espérait trouver une goëlette qui la ramènerait au milieu de la civilisation, qu’elle souhaitait tant de revoir : il revint avec elle au logis.
Ma présence parut lui donner un nouveau courage, et je conseillai fortement son mari de monter à Québec où je lui procurerais de l’ouvrage. Il vint l’été suivant, et trouva bientôt de l’emploi comme tonnelier ; mais, après un séjour de quelques jours en ville, madame Gitony tomba de nouveau malade, et j’appris avec surprise, peu de temps après, qu’elle était retournée au Labrador.
Un an venait de s’écouler depuis ces événements, lorsqu’un jour une femme, habillée de deuil, se présenta à mon bureau. Je reconnus madame Gitony ; mais, cette fois, elle était veuve. Elle me dit qu’après leur retour au Labrador, son mari et elle s’étaient avancés jusqu’au sein de la forêt avec des provisions, dans le but de chasser durant l’hiver. Ils avaient avec eux deux chiens attelés à un cométique ou traîneau pour transporter leur équipement. Mais, à peine avaient-ils atteint leur destination, que son mari fut frappé de paralysie, et mourut dans ses bras. Peut-on se représenter une position plus horrible ? Seule dans la forêt, à cent milles de son habitation, avec le cadavre de son mari !
Elle faillit en perdre la raison ; mais, reprenant tout son courage, elle enveloppa le cadavre, qu’elle ficela sur le traîneau, et arriva ainsi à travers les bois, après une marche des plus pénibles, à une cabane de pêcheur où elle enterra son mari ; puis elle monta à Québec avec l’intention de ne plus jamais retourner au Labrador. Enfin, il n’y a pas bien longtemps j’étais étonné d’apprendre que, quoique maintenant âgée d’au-delà de quarante ans, elle avait épousé un autre pêcheur, et repris sur ces côtes arides, le genre de vie qu’elle redoutait tant autrefois, et qu’aujourd’hui elle préfère évidemment à tout autre.
Il est des personnes qui deviennent tellement éprises de la vie sauvage et libre des bois que, malgré ses fatigues, ses privations, ses luttes contre la faim, un séjour de quelques mois dans une grande ville leur devient ennuyeux au point qu’elles aspirent bientôt à reprendre leur première occupation ; ce qui arrive fréquemment.
Le genre de vie que mènent nos gardiens de phares, chacun l’admettra, est loin d’être enviable. Il faut une bonne dose de courage et d’énergie pour affronter une semblable existence, toute d’isolement et souvent accompagnée de privations. Plusieurs pourtant l’acceptent avec plaisir, et y passent des jours heureux.
J’ai connu un homme d’éducation, né et élevé près de Québec, autrefois marchand, et marié à une femme possédant aussi une bonne éducation. Après avoir accepté un emploi comme gardien d’un phare sur l’île d’Anticosti, il obtint plus tard, par influence de parenté, une situation du gouvernement avec un salaire suffisant pour bien élever sa famille et vivre confortablement. Néanmoins, ce fut en versant des larmes qu’il quitta sa demeure sur cette île abandonnée ; et, un an après, il priait avec instance le gouvernement de lui rendre son ancienne position.
D’un autre côté, je sais aussi que d’autres ont perdu la raison, par suite de cette existence monotone et solitaire. Ceci n’est arrivé qu’aux hommes. Les femmes paraissent mieux en prendre leur parti ; elles font souvent la plus grande part d’ouvrage, tiennent la station en bon état, tandis que les hommes sont là à regretter leur bonheur passé. Il y a aussi des stations où le mari, la femme et les enfants paraissent très heureux, et où l’on cultive le bon ton, la musique et autres arts d’agrément. On y possède des livres, et leur langage ne ressemble en rien à l’espèce d’argot que l’on remarque quelquefois chez des gens élevés dans les villes.
Le professeur Linden, qui a visité ces parages, mentionne dans ses écrits une de ces familles, celle de M. Edwin Pope, de l’île d’Anticosti, que j’ai aussi visitée, et dont les charmantes filles, qui n’ont quitté l’île que l’année dernière (1882), feraient honneur à n’importe quelle famille de nos grandes villes ; ses garçons peuvent aussi avec avantage se présenter partout, et madame Pope est née et élevée sur l’île, qu’elle n’a jamais quittée que je sache. Il y en a beaucoup d’autres sur la côte du Labrador qui possèdent une bonne éducation, et même sont très agréables en société.
C’est à la station solitaire de l’île aux Oiseaux que les gardiens ont été le plus cruellement éprouvés. Le phare est perché sur un rocher carré de quelques centaines de pieds d’étendue. Pour y atteindre, il faut se servir d’une grue suspendue dans une boîte, et monter une hauteur de 120 pieds. Le premier gardien, après un séjour de deux ans, fut pris de folie par suite de la monotonie de son existence. Il fut remplacé par un homme très respectable, qui, au bout de neuf ans, s’étant un jour aventuré sur la glace, dans les environs, pour faire la chasse aux loups-marins, fut surpris par une tempête et périt avec son fils ; leurs cadavres n’ont jamais été retrouvés. Son successeur, un des gardiens les plus intelligents et les plus capables, ayant, par mégarde, allumé le feu à un quart de poudre, fut mis en pièces ainsi que son jeune fils et son assistant. Cependant, malgré ces malheurs, dès qu’une vacance a lieu, les demandes de remplaçants ne manquent pas, et ce sont invariablement des personnes possédant les qualités nécessaires pour se créer un avenir autrement.
Tout ce qui précède me remet en mémoire une aventure arrivée au marquis de Lorne lui-même, dans les parages du bas du fleuve, alors qu’il était gouverneur général.
Il y a quelques années, je visitais les côtes à bord du vapeur Druid, en compagnie de Son Excellence.
Nous nous arrêtâmes dans plusieurs endroits des plus intéressants, entre autres aux Sept Iles, où nous jetâmes l’ancre dans la jolie baie du même nom.
Voulant essayer nos fusils, Son Excellence et moi sautâmes dans un canot conduit par deux hommes. On nous fit entendre que les porcs-épics abondaient dans ces parages, et nous étions fort désireux de leur donner la chasse. En approchant du rivage, nous fûmes salués par un pêcheur canadien de ma connaissance.
Connaissez-vous, lui dis-je en débarquant, quelque bon endroit de chasse dans les environs. « Oui répondit-il, si vous savez où aller. » Je lui demandai s’il pouvait me procurer un guide. — « Oui monsieur, me répondit-il, je connais un Indien, excellent chasseur ; si vous voulez, je vais aller le chercher. » Son Excellence me souffla alors à l’oreille de tâcher d’avoir, non pas un soi-disant Indien, mais un Indien pur sang. Il en avait déjà employé, dans d’autres circonstances, de ces prétendus Indiens qui portaient des noms écossais, tels que McLeod, etc., et qui ressemblaient trop à l’homme blanc. Il aurait voulu un Indien réel, et s’attendait bien à en trouver dans une localité aussi reculée que celle où nous étions. Je recommandai au pêcheur de nous amener un Indien pur sang, ce qu’il promit, la chose lui étant d’ailleurs, disait-il, si facile !
Le croiriez-vous ? il s’était à peine approché d’un poste composé d’une vingtaine de ouigouams, que je l’entendis appeler à pleins poumons quelqu’un qui répondait au nom de Campbell, un nom écossais. Nous ne revenions pas de notre surprise. Ce sauvage portait le même nom que celui de Son Excellence !
Heureusement que notre populaire gouverneur a eu occasion, depuis, de rencontrer dans le Far West des Indiens réels, de vrais pur sang, ne portant pas de nom écossais, et qui lui auront sans doute procuré le plaisir de la nouveauté qu’il se promettait.