En racontant/Une Baleine dans le port de Québec

Traduction par Alphonse Gagnon (1851-1932).
Typographie de C. Darveau (p. 199-223).

UNE BALEINE
DANS LE PORT DE QUÉBEC



On peut dire, sans croire à la fatalité, que les hommes naissent avec des prédispositions, des goûts différents. Pour les uns, ce sera la musique, pour d’autres les sciences ; celui-ci excellera dans l’art militaire, celui-là dans le négoce ; enfin le soleil luit pour tout le monde, et il y a, pour chaque individu, une carrière ouverte.

Quant à moi, j’ai toujours eu un goût prononcé pour l’histoire naturelle, et je n’ai jamais perdu l’occasion de me procurer des spécimens de poissons et d’oiseaux chaque fois que j’ai pu le faire. Ma position d’officier du ministère de la marine et des pêcheries m’a permis de faire des collections utiles à mon pays, et surtout aux amateurs d’histoire naturelle. Mais plus d’une fois aussi, il s’est présenté des circonstances de nature à me créer des embarras sérieux et à mettre ma patience à l’épreuve. Le fait suivant, que je vais raconter, en est un exemple frappant.

Cette histoire, tout étonnante, tout invraisemblable qu’elle paraisse, n’en est pas moins vraie dans chacun de ses détails. Elle est à la fois comique et tragique, et la part que j’y pris, dans le temps, me causa beaucoup d’ennuis et de contrariétés ; cependant je finis par en prendre mon parti, et par en rire plutôt que d’en être vexé.

Plusieurs d’entre mes lecteurs se rappellent sans doute, (il y a de cela environ quatorze ans), l’arrivée d’une baleine énorme, dans le port de Québec, qui fut même hissée sur le plan-incliné du quai de la Reine, au grand plaisir de milliers de spectateurs ; mais tous ne savent peut-être pas ce qu’est devenu, en définitive ce géant de la mer, et les déboires qu’il m’a apportés.

Les notes que j’ai prises dans le temps de cet événement me permettent aujourd’hui d’en refaire le récit.


Ma sœur, dit Dinarzade, je ne sais quelle sera la fin de cette histoire, mais je trouve le commencement admirable. »
LES MILLE ET UNE NUITS.


Le matin du 4 août 1872, j’ordonnai, comme cela se faisait tous les ans à pareille date, à un des navires sous mon contrôle, de faire un voyage dans le nord du chenal.

Ce voyage, qui devait durer plusieurs jours et me procurer quelque loisir, était attendu avec impatience, vu que je me proposais une excursion à quelques-uns de nos lacs pour y pêcher la truite.

Tous mes préparatifs avaient été faits : mouches, lignes et cannes à pêche avait déjà subi une inspection minutieuse, et le lendemain matin, de bonne heure, je devais partir avec un joyeux compagnon.

Je ne m’attendais nullement alors à la surprise que le sort me tenait en réserve, et à l’espèce de poisson auquel j’allais bientôt avoir affaire. En ce moment du moins, je ne rêvais que truites et saumons, et les monstres, telles que des baleines, dépassaient assurément les bornes de mon ambition.

Après le départ du navire, je quittai mon bureau pour me rendre chez moi, où, à l’heure habituelle, je me mis au lit. Mais, à minuit, je fus éveillé soudain par quelqu’un qui agitait violemment la sonnette de ma porte, et je descendis à la hâte pour voir ce que c’était. J’ouvris, et aussitôt un de mes jeunes neveux, qui avait pris passage à bord du steamer, se précipita dans la maison. Il était tellement surexcité et hors d’haleine, qu’il lui fût impossible d’abord de proférer une seule parole. Dès qu’il put dire quelques mots, il m’annonça que le navire était revenu. Cette circonstance était tellement inattendue, que je craignais beaucoup qu’un grand malheur ne fût arrivé : que quelqu’un se fût noyé ou eût été tué.

Je lui dis de me faire connaître de suite le pire des choses.

« Ah ! mon oncle », dit-il d’une voix que brisait l’émotion, « le steamer… le capitaine… la baleine… » !

Je n’y pouvais rien comprendre, sinon qu’il pouvait être question de baleine.

« Que veux-tu dire ? As-tu perdu l’esprit ? »

« Non, non, répondit-il, le capitaine veut vous voir immédiatement à ce sujet. »

« Oh ! quel monstre… ! deux cents pieds de long, et de la grosseur d’un navire ! »

Je pris le jeune homme par les deux épaules et le fis asseoir.

Après quelques minutes de repos, il fut en état de me faire comprendre qu’à vingt-quatre milles en bas de Québec, et à cent milles de l’eau salée, l’équipage avait trouvé une grosse baleine échouée sur une batture sablonneuse, que le steamer avait viré de bord remorquant avec lui cette baleine, et que le capitaine désirait me voir.

Je m’habillai et descendis au quai où je trouvai le capitaine se donnant des airs importants, et paraissant soucieux à l’endroit de cette capture. Je le priai de s’asseoir et de m’expliquer tout ce que cela voulait dire.

« Eh bien ! monsieur, dit-il, faisant de suite appel à mes sentiments de générosité, sans doute vous êtes le maître et vous pouvez faire ce que vous voulez, mais j’espère que vous ferez ce qui est juste et raisonnable, et que vous m’accorderez une part de cette prise ; c’est toute une fortune, voyez-vous, et pareille chance ne m’arrivera peut-être jamais ; vous et moi pouvons retirer de cette baleine d’immenses bénéfices, et même allouer à l’équipage une part de la prise.

« Voulez-vous que nous partagions également dans les profits et les dépenses ? Je suis prêt à payer ma part. Je ferai ce qu’il faut, et j’espère qu’en cette circonstance, vous aurez égard à mes intérêts.

« Il y a là une magnifique spéculation à faire ; cette baleine doit contenir au moins cent barils d’huile, laquelle est en grande demande par le temps qui court, malgré la concurrence que lui fait l’huile de pétrole. »

Voilà en substance le discours que me tint le capitaine, à ma demande de me raconter comment il était venu en possession de cette baleine ; il entrevoyait évidemment une fortune, et il se croyait en possession d’une mine d’huile inépuisable.

« C’est un marché conclu, capitaine, lui répondis-je, et je ferai en sorte de donner satisfaction à toutes les parties intéressées. Mais enfin, dites-moi, en bonne vérité, où avez-vous pris cette baleine ? »

« Eh bien ! monsieur, après avoir quitté le quai rien d’extraordinaire ne survînt jusqu’au moment où, étant vers le milieu du chenal, côté nord, la vigie cria : « une goëlette ou une barge échouée ou renversée sur le banc de sable, à droite, en avant de nous » !

« Plusieurs personnes, qui étaient sur le pont en ce moment, portèrent leurs lunettes vers l’objet indiqué, mais aucune ne pouvait dire ce que c’était. Je donnai l’ordre d’arrêter le steamer, et dépêchai le contre-maître avec six hommes qui partirent dans une chaloupe pour reconnaître l’épave en question. Nous ne perdions pas de vue leurs mouvements, et nous les vîmes approcher du banc de sable avec précaution, et débarquer. Comme la marée était à demi-baissant, la place laissée à sec s’étendait sur une distance considérable de l’objet en vue. Plus les hommes avançaient, plus ils paraissaient indécis ; ils marchaient ensemble en montrant des signes évidents de crainte. Ils continuèrent à avancer prudemment ; et, rendus à une certaine distance, ils s’arrêtèrent comme pour se consulter. Finalement, se tournant vers nous, ils se mirent à crier de toute la force de leurs poumons, dans leur langue maternelle. Nous écoutâmes, et je crus saisir les mots : « une baleine, une baleine ! » Pour le coup, pensai-je, voilà des hommes qui ont la berlue ; une baleine ici, dans cette partie du fleuve, qu’est-ce qui a déjà vu cela ? Néanmoins, je fis mettre une chaloupe à la mer, et nous atteignîmes bientôt la plage. Les hommes que j’avais d’abord envoyés en reconnaissance vinrent à ma rencontre ; ils paraissaient tout excités, et parlaient tous à la fois, disant que c’était une baleine monstrueuse. Deux d’entre eux déclaraient positivement qu’elle était vivante, qu’ils l’avaient vu clignoter des yeux ; un autre assura qu’il l’avait vu remuer ; personne n’avait osé l’approcher de trop près, craignant qu’elle ne se retournât de leur côté, et d’un coup de son énorme queue, ne les lançât dans l’éternité.[1]

« Ma présence sembla leur inspirer de la confiance. Tous les yeux se portèrent vers moi, comme pour m’inviter à me mettre à leur tête, et battre la marche, mais je vous assure que cette idée-là ne me souriait guère. Enfin, après que chacun se fût tour-à-tour traité de poltron, (et je vis bien par leur regards qu’ils en pensaient autant de moi,) un nommé Baptiste, faisant preuve de plus de courage que les autres, s’offrit pour aller en avant, si tous voulaient le suivre, et se tenir tout près de lui. Tout le monde consentit à cet arrangement, et nous partîmes à la file indienne, Baptiste en tête, armé d’une gaffe et d’une perche. Lorsque nous fûmes arrivés à une certaine distance, Baptiste s’arrêta soudain, bien décidé à ne pas faire un pas de plus ; mais les railleries que nous lui adressâmes sur sa vantardise de nous conduire jusqu’à la baleine le piquant au vif, d’un bond il s’élança vers le monstre, qu’il darda d’un coup de gaffe, et reprit sa course vers nous où il s’arrêta hors d’haleine.

« Pas un muscle de la baleine n’avait remué. Ceci eut pour effet d’enhardir Baptiste qui répéta le même jeu avec le même résultat.

« Encouragés à notre tour par l’attitude immobile de la baleine, nous résolûmes de lui donner un assaut général, et chacun s’étant approché suffisamment, la frappa à tour de rôle soit avec une rame ou quelque chose de semblable. La baleine était bien morte. J’examinai le pauvre animal avec étonnement, et des visions d’huile de baleine et des monceaux d’argent passèrent devant mes yeux. Je sentais que le sort me favorisait, et que j’allais enfin voir se réaliser en ma faveur un de ces heureux hasards de la fortune. Il y a, voyez-vous, dans la vie de chaque homme, un de ces heureux moments qui peut le conduire à la richesse « s’il saisit la balle au bond ». Nous nous consultâmes longuement pour savoir comment nous allions nous y prendre pour nous assurer la possession de cette baleine, et la transporter jusqu’à Québec. Après bien des pourparlers, il fut convenu de lui percer la mâchoire, de passer à travers cette incision une chaîne qui, retenant la queue, serait attachée à un câble du steamer ; et, à la marée montante, de la remorquer en ville. J’envoyai chercher la chaîne qui fut attachée comme je viens de le dire.

« Avec quelle anxiété nous comptâmes les heures et les minutes, en attendant le retour de la marée, de cette marée qui devait nous permettre d’obtenir de si mirobolants résultats. Elle vint cependant à son heure, et nous partîmes, amenant à notre remorque la baleine qui, tantôt se balançait d’un côté, tantôt de l’autre, ouvrant de temps à autre sa gueule tellement grande, qu’elle arrêtait presque le navire dans sa marche.[2]

« À force de persévérance, et grâce à la marée, nous atteignîmes enfin le quai vers minuit, et j’envoyai votre neveu vous apprendre cette nouvelle.

« Maintenant, je sais que vous vous attendez à ce que je reparte dès l’aurore pour mon voyage, qui durera plusieurs jours, et que je dois vous laisser l’affaire en mains, mais j’espère que vous veillerez à mes intérêts. Comme je viens de le dire, je vous prie de me mettre de part dans la moitié des dépenses et la moitié des profits. C’est toute une fortune, voyez-vous, que cette baleine, et, vraiment je serais très inquiet durant mon absence, si je ne savais d’avance que ce que vous ferez sera bien fuit. »

« Très bien, capitaine, lui répondis-je, soyez convaincu que je veillerai à nos intérêts communs ».

La baleine ayant été amarrée au ponton, je dis adieu encore une fois au capitaine ; et je repris le chemin de ma demeure, enchanté de la perspective que j’entrevoyais.

Je passai une partie de la nuit éveillé, occupé à chercher parmi les livres de ma bibliothèque ceux qui pourraient me renseigner au sujet des baleines. Le seul que je pus trouver fut un vieil exemplaire de « Chambers Information for the People ». Il était dit dans ce volume qu’une baleine franche donne un baril d’huile par pied. Le capitaine m’avait appris que cette baleine avait 70 pieds de long, et qu’elle était de bonne race. Je calculai le tout de cinquante à soixante centins le gallon, puis, en homme heureux, je fumai une pipe, souris de satisfaction de ce bon coup de fortune, et je me couchai pour prendre un peu de repos, ne rêvant que de baleines depuis celle qui avait avalé Jonas, jusqu’à celle que je possédais maintenant.

De bonne heure le lendemain matin, j’étais rendu sur le quai, où une foule de gens étaient déjà rassemblés pour voir le cétacé. Plusieurs, ne se contentant pas de le regarder, étaient occupés à le dépecer, sur une élévation près du quai, où, à marée basse, on pouvait l’apercevoir sur presque toute sa longueur.

Les prix fabuleux qui couraient de bouche on bouche, quant à sa valeur, de la part de personnes qui disaient s’y connaître, engagèrent plusieurs spéculateurs à me faire des offres ; mais voyant que je ne voulais pas vendre, ils proposèrent de former une compagnie à fonds social et de prendre des actions. Je n’acceptai aucune de ces propositions, et je décidai que le capitaine et moi-même seraient les seuls membres de la société.

Chacun émettait son idée. Un gaillard déjà vieux et à la figure effilée, proposa de la laisser voir à tant par tête. Ceci me frappa comme étant une idée pratique, et je lui laissai mettre son projet à exécution, recevant avec satisfaction l’argent qu’il déposait fréquemment sur ma table.

Durant toute la journée, je fus assiégé de personnes qui me demandaient de leur raconter l’histoire de cette capture. Dans le nombre, il se présenta un individu qui, tout excité, réclamait la baleine, disant qu’il l’avait harponnée à quelques deux cents milles en bas du fleuve plusieurs jours avant sa découverte par le capitaine, et il me menaça de toutes les rigueurs de la loi, si je ne la lui abandonnais pas à l’instant même. Comme preuve de sa prétention, il assurait qu’on trouverait certainement des marques sur le corps de la baleine. Je la fis examiner minutieusement, et comme aucune marque quelconque ne put être constatée, je ne voulus pas accéder à sa demande. J’avais promis au capitaine de soigner ses intérêts, et je voulais tenir ma parole.

En attendant, l’exhibition donnait les meilleurs résultats, et l’argent m’était apporté à profusion.

Je calculai que, pourvu que cela pût se continuer encore deux ou trois jours, les résultats seraient magnifiques, d’autant plus que le lendemain était le jour d’ouverture d’une exposition industrielle dans la vieille cité, et que, sans doute, des milliers de visiteurs profiteraient de cette circonstance pour voir un objet aussi curieux qu’une vraie baleine. J’avoue franchement que je commençai à croire que nous avions trouvé « la pie au nid », et chaque demi-heure ajoutait des sommes d’argent considérables à mes premiers calculs des profits probables, qui devaient être partagés entre le capitaine et moi-même. De même que les parts de banque en temps de hausse, la valeur de la baleine montait, montait, montait toujours. Hélas ! toutes ces brillantes espérances devaient être bientôt réduites à néant et faire place à d’amères déceptions.

Il faisait très chaud ; le soleil dardait des rayons ardents, et je ne crois pas que cette baleine eût jamais fréquenté les pays chauds ; la température froide du nord lui aurait sans doute convenu bien mieux, car je m’aperçus bientôt qu’elle manifestait des symptômes alarmants causés par la chaleur.

Le médecin du port avait évidemment eu vent de cette baleine. Aussi, se présenta-t-il tout ému à mon bureau, me demandant si j’avais l’intention d’attirer sur la ville quelque épidémie, en empoisonnant l’atmosphère avec cette baleine. « Les fièvres typhoïdes ou le choléra, monsieur, vont, bien sûr, éclater dans la ville avant vingt-quatre heures, me dit-il, si vous ne nous débarrassez pas de suite de cette baleine ; il faut qu’elle soit enlevée immédiatement. »

Je fis tous mes efforts pour l’engager à se désister de cette fâcheuse résolution ; j’employai tous les arguments que mon éloquence pouvait me fournir pour l’amener à considérer cette affaire à un point de vue plus favorable : tout fut inutile. Il devait voir à ce que cette baleine fût à l’instant éloignée de l’enceinte de la ville, et certainement qu’elle le serait.

Vous pouvez vous figurer quel froid ceci jeta sur mon enthousiasme. Je me fâchai d’abord, puis m’apaisai, et enfin, devenant plus accommodant, je dis au docteur qu’il pouvait se charger de la baleine, et d’en faire ce qu’il voudrait.

« Nenni ! monsieur, se hâta-t-il de répondre d’un ton irrité, je ne veux rien avoir à faire avec cet animal ; il faut que vous voyez vous-même à ce qu’il soit éloigné. »

Enfin, nous convînmes tous deux d’aller examiner la baleine, et de voir s’il n’était pas possible de la garder encore une couple de jours, sans danger pour la santé publique.

Je sentis renaître mes espérances ; mais, en apercevant le colosse, je jugeai de suite que tout espoir était perdu. Nous le trouvâmes sur le plan incliné où il avait séché ; mais quel désolant coup d’œil il présentait !

Nombre de spectateurs, curieux de connaître l’épaisseur de la peau de l’animal, lui avaient fait des incisions en telle quantité avec des coûteaux ou autres instruments tranchants, qu’on aurait dit qu’il avait été attaqué de la picote. Il me fallut admettre que l’odeur qui se répandait dans les environs n’avait rien d’agréable. Ceci confirma plus que jamais le docteur dans sa résolution ; et, environ une heure après qu’il m’eut quitté, un officier de police, accompagné de trois constables, vint me servir une sommation formelle, de la part du maire, à l’effet d’éloigner cette baleine sans retard.

Figurez-vous l’impasse dans laquelle je me trouvais ! Comment faire pour l’enlever ? Où la mettre ? L’homme à qui appartenait jadis un fameux éléphant était bien mieux que moi ; au moins ce dernier était vivant et pouvait marcher, mais le monstre que j’avais là était immobile, rien ne pouvait le mettre en mouvement. Si, au moins, le capitaine avait été là pour venir à mon secours ! Il me fallait obéir, tout en faisant des efforts pour sauver les soixante-dix barils d’huile, sans compter les os.

de la baleine qui devaient me rapporter un joli bénéfice.

Enfin, je me décidai à fréter un remorqueur pour la ramener quelque part en aval du fleuve. Nouvel embarras : la baleine ne pourrait flotter, disait-on, dans l’état où elle était maintenant. Ne sachant mieux, je frétai pareillement deux barges, et à la haute marée, la baleine, placée entre ces deux barges, fut solidement attachée, et nous partîmes, traînant le tout à notre remorque.

L’une des barges contenait cent barils vides d’huile, plusieurs grands chaudrons en fer, des haches, des pelles, enfin tout ce qu’il fallait pour le dépècement de la baleine.

Nous allions sans trop savoir où nous pourrions prendre terre. Nous n’osions pas non plus approcher des endroits où il y avait des habitations. Nous finîmes par découvrir une baie déserte à quelque distance de la ville, où nous décidâmes que le steamer courrait une bordée, et lancerait les barges sur la grève aussi loin que possible. Ce projet, que l’état de la marée favorisait, fut mis à exécution ; la baleine fut commodément attachée à quelques gros arbres qu’il y avait là, et le baissant la laissa à sec sur la grève. Quinze à vingt hommes s’occupèrent de la dépecer, de faire bouillir, et d’embariller l’huile. Je revins alors chez moi, brisé de fatigues, regrettant le moment où je devins associé dans une aventure de baleine.

Pendant quelques jours, je fis des visites quotidiennes à mon établissement baleinier, mais bientôt la chose ne me fut plus possible. L’odeur infecte pénétrait mes habits ; j’en avais plein la gorge et les narines, à tel point que je fus plusieurs jours sans pouvoir manger.

Cependant la nouvelle de l’atterrissage de la baleine dans l’anse St-Patrice (communément appelée le Trou St-Patrice) se répandit partout et l’on accourait de plusieurs milles de distance pour la voir. Elle fut hachée et coupée par morceaux par des gens avides de curiosités, quelques-uns emportant des lambeaux de peaux pour faire des cuirs à repasser, ou pour couvrir de vieux coffres. J’avais bien défendu aux hommes de mentionner mon nom dans cette affaire de la baleine ; peine inutile, chacun semblait savoir que j’en étais le propriétaire. Les journaux se mirent de la partie et publièrent des rapports les plus ridicules au sujet de cette baleine, et, pendant plusieurs jours, je reçus nombre de télégrammes et de lettres de mes amis par tout le pays, me demandant des renseignements touchant la fameuse baleine ; quelques-unes de ces lettres étaient en vérité fort amusantes. D’autres, s’occupant de beaux-arts, me caricaturèrent. L’un me représenta couché dans un lit, et entouré de baleineaux me suppliant de leur rendre leur maman. Mon nom volait de bouche en bouche, et ma renommée grandissait au point que je ne crois pas que Barnum lui-même, qui avait pourtant tant de choses merveilleuses à montrer, n’occupât l’attention publique plus que moi-même à cette époque. Des présidents de sociétés historiques ou autres institutions savantes, vinrent me voir pour connaître l’histoire de ce monstrueux poisson, et ma mémoire devait être rendue immortelle si je consentais à en abandonner le squelette pour leur musée. Je les remettais, pour accepter de tels honneurs, jusqu’à l’époque où je pourrais consulter mon associé, le capitaine, qui, j’en étais certain, préférerait convertir le tout en argent ; et, invariablement, je donnais pour raison que celui-ci étant absent, je ne pouvais rien faire sans son consentement.

À l’occasion d’une de mes visites, je remarquais à environ un quart de mille plus bas que le lieu où nous étions, une grande barge remplie de gens venant de la rive sud du fleuve. Ils avaient organisé un pique-nique dans le but de voir la baleine. Il y avait de soixante à soixante-dix personnes de tout âge et de tout sexe. La difficulté était de prendre terre, vu l’absence de quais. Aussi, quelques robustes jeunes gens portèrent les femmes sur leur dos jusqu’au rivage. Tout le monde étant débarqué, l’on forma une procession pour se rendre jusqu’à l’anse ; mais chaque pas qu’ils faisaient en avant remplissait leurs narines d’une odeur tellement infecte, qu’ils pouvaient à peine respirer. À la fin, ils s’arrêtèrent tous ensemble ne pouvant évidemment supporter cette odeur davantage. Plusieurs des jeunes gens, moins délicats que les autres, approchèrent du monstre, et en firent des récits tellement fabuleux, que les femmes, que l’on a toujours accusées, à tort sans doute, d’être fort curieuses, exprimèrent leurs vifs regrets de ne pouvoir elles aussi le voir de près.

L’une d’entre elles, coiffée d’un grand chapeau de paille tressée, portant ombrelle et lunettes, et dont l’âge et l’embonpoint semblaient désigner comme étant la chaperonne, se tourna vers ses campagnes et leur dit qu’elle savait bien comment s’y prendre pour surmonter cette difficulté. « Suivez-moi » ajouta-t-elle. Toutes la suivirent dans la direction d’un champ où elles se mirent activement à ramasser des herbes. La procession se forma de nouveau, avec la vieille dame en tête, et elles s’avancèrent en riant, bien décidées à surmonter tous les obstacles. Lorsqu’elles furent assez près, on s’aperçut que chaque femme avait un paquet de menthe sauvage sous le nez, s’amusant beaucoup du succès de l’idée de la vieille de pouvoir contempler la baleine en respirant l’odeur de la menthe !

Après plusieurs jours de travail, je fus étonné d’apprendre que tout ce que mes hommes avaient pu recueillir était neuf barils pleins de ce qu’ils assuraient être de l’huile de baleine. Ce mince résultat renversa du coup les calculs du capitaine et les miens ; ce n’était, ni plus ni moins, qu’une amère dérision. Assurément, l’auteur qui avait écrit l’article sur la baleine que j’avais lu le soir même de cette fameuse trouvaille, n’avait pas voulu parler d’une baleine telle que la nôtre. Je vous prie de croire qu’à ce moment j’aurais vendu ma part à bon marché, mais les actions de baleine n’inspiraient plus la même confiance dans le public ; elles étaient de beaucoup au-dessous du pair.

Ayant eu, vers le même temps, une entrevue avec le capitaine, je constatai qu’il ne prenait plus aucun intérêt à la spéculation, et ne réclamait aucun dividende. Enfin, j’étais résolu d’en finir avec cette affaire. Je fis mettre à bord les neuf barils d’huile, ainsi que tous les outils employés à l’opération du dépècement. Étant amateur d’histoire naturelle, et ne perdant aucune occasion de collecter des échantillons, je fis aussi embarquer le squelette qui fut laissé à blanchir sur le quai. Quoiqu’on m’eût assuré que l’huile recueillie était bien de l’huile de baleine, elle ne me plaisait pas ; elle avait une odeur tout à fait différente de toute autre huile de baleine que j’avais déjà eu occasion de voir : c’était au point qu’on aurait dit que cette maudite bête était là toute entière, en chair, en muscles, en os, en barbes, etc. Aussi, je me hâtai cette fois d’accepter la première offre qui me fut faite, avant l’arrivée du médecin du port, et je vendis mes neuf barils d’huile trente piastres, à condition qu’ils seraient enlevés sur le champ. Ils devinrent la propriété d’un trafiquant de vieux fer et de cordages et agrès. On me rapporta que celui-ci s’était vanté d’avoir fait une magnifique transaction. Quelques jours plus tard, il trouva un acheteur. Ils allèrent ensemble examiner l’huile, mais à peine avaient-ils ouvert la bonde d’un des barils pour en extraire un échantillon, que le contenu s’éventa et répandit une odeur tellement infecte, qu’ils furent obligés de reculer.

Le fait est que ces neuf barils d’huile ne contenaient rien de plus que de la baleine bouillie à un haut degré de fermentation ; il n’y avait pas une roquille d’huile dans tout le corps de l’animal.

Elle avait évidemment été attaquée de quelque maladie, et croyant peut-être que le changement de température lui serait salutaire, elle avait quitté la mer pour les eaux douces, où elle mourut et flotta jusque sur la batture de sable où elle fut trouvée (à mes dépens).

Je me composai, en face de tous ces revers, la meilleure contenance possible. Le squelette de la baleine fut exposé à l’air où il ne tarda pas à blanchir, et devint l’objet de la curiosité d’un grand nombre, les os des mâchoires ayant seize pieds de long chacun.

Somme toute, je devenais propriétaire d’un squelette de baleine.

Un jour que j’étais tranquillement à examiner le débit et le crédit de mes comptes relativement à cette spéculation de baleine, je constatai que je me trouvais à perdre une somme considérable. Comme je fermais, à mon grand déplaisir, mes livres de comptes, j’entendis frapper à la porte de mon bureau, et priai la personne d’entrer. Un homme à l’air respectable s’avança vers moi, et me demanda si j’étais M. McGreevy.

« Non, monsieur, répondis-je, ce n’est pas mon nom. »

La personne qu’il nommait était président de la Compagnie de Navigation à Vapeur du Saint Laurent, et avait son bureau à quelques pâtés de maisons plus loin, mais l’espèce de consonnance était la cause de cette méprise.

« Eh bien ! monsieur, peut-être n’aurez-vous pas objection à me dire si vous êtes la personne à qui appartient une baleine ? »

« Oh ! oui » répondis-je, je suis ce malheureux Qu’y a-t-il à votre service, monsieur ?

« Je suis, dit-il, un des membres du conseil municipal de St-Jean, et je suis aussi marguillier en charge. Vous avez fait dépecer une baleine à l’anse St-Patrice, à quelques milles au-dessus de nous. Une partie de la carcasse de cette baleine est descendue avec le courant, et est venue s’échouer sur la grève, en face de l’église et de nos maisons. L’air est empesté, et cette infection nous empêche d’aller à l’église ou de demeurer dans nos maisons ; c’est terrible, monsieur. Je viens de la part du conseil vous prier de faire enlever ces débris avant que nous mourrions tous du choléra, ou de quelque autre maladie contagieuse. »

Ayant déjà les nerfs pas mal agacés par le résultat de ma spéculation, cette nouvelle, vous pouvez l’imaginer, n’était pas de nature à ramener ma bonne humeur. Je fis appel à la nature accommodante du conseiller, qui, en considération d’une certaine somme d’argent, promit de faire enlever cette carcasse de la grève, et de m’éviter ce nouveau désagrément, qui, je l’espérais bien, serait le dernier.

Vers la fin de septembre de cette même année un de mes amis, qui est président d’une université aux États-Unis, vint visiter Québec, et j’eus le plaisir de passer plusieurs heures agréables avec lui. Il vint à mon bureau où je lui montrai le squelette de ma baleine. Il en fut émerveillé, et comme c’était le premier squelette de cette espèce qu’il voyait, il le considéra comme une vraie curiosité. Il me fit comprendre, par d’adroites insinuations, que ce squelette serait une acquisition du plus haut intérêt pour le musée de son université. Je lui racontai alors tout ce que cette abominable baleine m’avait donné d’ennuis et coûté d’argent. Il ajouta que, si je consentais à faire encaisser le squelette, et à le lui expédier, il espérait bien que les administrateurs de la dite université m’en accorderaient un prix raisonnable. Comme il s’offrit à payer les frais d’emballage, je consentis, et le fit mettre à bord d’un des steamers d’une ligne de l’ouest.

Plusieurs mois se passèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de ce monsieur. Un bon matin, la malle m’apporta une lettre de lui dans laquelle il exprimait le désir de savoir si je n’étais pas d’opinion que cette baleine était née pour être le cauchemar de tous ceux qui, de loin ou de près, auraient quelque chose à faire avec elle. Le squelette était bien arrivé à Chicago ; mais l’agent de la ligne de steamers l’avait en même temps laissé tout abasourdi par la note des frais d’expédition qui s’élevait à $225., et que l’université avait dû payer. Il craignait que, par suite de cette circonstance, mes espérances de compensation fussent en vérité fort problématiques.

Ceci mit le comble à mes aventures, et fut la dernière des déceptions que je dus à cette détestable et à jamais détestée baleine.

Maintenant, cher lecteur, si, pour terminer, vous me permettez de vous donner un conseil, je vous recommanderai de ne jamais spéculer sur des baleines mortes, surtout en temps de canicule !




  1. En avril 1863, une baleine, ayant échoué sur la plage île Dunkerque, dans les derniers débats de son agonie, faisait voler le sable à plus de 300 pieds de distance.
  2. La gueule d’une baleine est d’une grandeur énorme, d’une capacité si grande, que dans celle d’un spécimen de 78 pieds de long, pris en 1726, au cap Hourdel, dans la baie de la Somme, deux hommes, dit-on, pouvaient entrer sans se baisser.