En racontant/Un Oiseau sans plumes
Typographie de C. Darveau, (p. 239-244).
UN OISEAU SANS PLUMES
Qui fait l’oiseau ? c’est le plumage.
« À tout seigneur tout honneur », dit un vieux
proverbe, et voici en quelle circonstance, il y a
quelques années, je dus m’efforcer d’être complaisant
à l’égard d’un personnage distingué en visite à
Québec.
Le gentilhomme en question qui, soit dit en passant, est un savant et un littérateur d’un grand mérite, se prit d’intérêt pour l’étude des poissons des environs de notre ville et de la pêche qu’on leur fait. Je lui avais décrit en termes si élogieux nos lacs incomparables et les belles truites aux différentes nuances qui les habitent, qu’il manifesta le désir de visiter ces endroits.
Je lui fis l’offre de mes services ; un canot fut retenu, et, m’étant pourvu de cannes à pêcher, lignes, hameçons, enfin de tout l’attirail nécessaire, je me préparai à le recevoir, ainsi que madame la duchesse, leur fils et leurs deux filles.
Au jour convenu, par une belle après-midi de juin, nous partîmes en voiture, en route pour un lac en renom, à quelques douze milles de la ville[1].
Les nobles étrangers furent bientôt installés dans le canot, qui ne tarda pas à glisser mollement sur le lac calme et poli comme un miroir ; mais pas une truite ne put être prise pour corroborer les rapports enthousiastes que j’avais faits.
J’étais mortifié et désappointé en même temps de leur peu de succès.
M’étant placé sur l’avant du canot, je déployai tout le savoir-faire que plusieurs années de pratique m’avaient appris ; mais ce fut en vain, pas une truite ne se montra.
Je me retournai pour voir à quoi mes hôtes passaient leur temps. Je les vis en frais de disséquer une fleur des champs ramassée sur la route, la comparant avec d’autres de même famille qu’ils avaient connues en Europe.
Ce noble personnage, en mentionnant le nom scientifique de cette fleur, me demanda s’il existait d’autres espèces de la même famille en Amérique. Cette question était de nature à ajouter à mon embarras, et je dus avouer que mes connaissances en botanique n’étaient pas assez étendues pour me prononcer sur un tel sujet. Un profond silence s’ensuivit jusqu’au moment où, jetant les yeux sur des rochers voisins, il me demanda si je pouvais lui dire de quelle formation ils étaient. Évidemment, me dis-je, je ne suis pas l’homme qu’il faut pour entretenir de tels savants. Et ma réponse, en fait de géologie, ne fut guère plus heureuse que la précédente.
Tenant cependant à établir mes titres à des connaissances de quelque nature, je me tournai vers le duc, et lui dis d’abord, qu’en Amérique, le nombre des personnes qui consacraient leur temps à des études scientifiques étaient très restreint. « Pourquoi cela, demanda-t-il ? »
« Parce que cela ne paie pas ; et, dans ce pays-ci, chacun a besoin de tout son savoir et de toute son énergie pour faire de l’argent ; et l’homme de science a bien peu de chance d’arriver à la fortune. Cependant, ajoutai-je, Votre Grâce ne doit pas se former une opinion du degré de connaissances des habitants de ce pays par mon ignorance de la botanique et de la géologie. Nous nous efforçons tous d’acquérir quelques connaissances particulières dans les arts ou les sciences. Quelques-uns cultivent la musique, d’autres dessinent, s’occupent de peinture ou de choses qui sont utiles ou agréables. Quant à moi personnellement, étant amateur de chasse et de pêche, je suis devenu familier, avec les différentes variétés d’oiseaux et de poissons de ce pays, et je serai heureux de mettre au service de Votre Grâce, mes connaissances en ornithologie et en pisciculture. »
« Merci », répliqua le noble duc, « je connais très bien vos oiseaux américains, et je puis dire à leur chant le nom de plusieurs d’entre eux. Ainsi, l’oiseau que nous entendons en ce moment est le merle », ce qui était vrai, et j’en conclus qu’en effet il connaissait nos oiseaux, au moins celui-ci.
Un peu plus loin, un autre chanteur attira son attention. « Vous connaissez sans doute cet oiseau », me dit-il ?
« Oh ! oui, répliquai-je, je le connais bien ; ils sont très nombreux dans les environs, et de fait, ils le sont partout. » « Je le connais aussi, dit Sa Grâce, c’est le… le… j’ai son nom sur le bout des lèvres… c’est bien singulier que je ne puisse le nommer. Comment appelez-vous donc cet oiseau ? »
Chacun son tour, dis-je en moi-même, en voyant l’embarras du duc, et je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction en pensant jusqu’à quel point il venait de se prendre dans ses propres filets.
Après un profond salut, je lui dis : « Cet oiseau, Votre Grâce, est appelé un rossignol irlandais ; mais c’est en réalité un oiseau d’un autre plumage, ou plutôt c’est un oiseau sans plumes, c’est une grenouille… »
J’observai du coin de l’œil l’effet de cette réponse chez mes nobles hôtes, mais les regards qu’ils portèrent sur moi étaient empreints de la plus parfaite incrédulité. Sa Grâce me dit que j’étais dans l’erreur, qu’il connaissait bien cet oiseau, seulement qu’il ne s’en rappelait pas le nom dans le moment.
Je ne voulus pas, par déférence, engager une discussion à ce sujet avec un personnage aussi distingué. Je me contentai de lui dire que l’objet en question était tout près, et je fis signe au rameur de nous y conduire.
Quelques coups d’aviron suffirent pour nous rapprocher du rivage auprès d’un tronc d’arbre renversé et en partie submergé, et sur l’extrémité duquel était assise une petite grenouille qui, à notre vue, fit un bond et plongea dans le lac.
Sa Grâce, rougissant quelque peu, avoua « que ça lui paraissait bien être une grenouille après tout. »
Je saluai de nouveau, tout en faisant remarquer, en souriant, le plaisir que j’éprouvais, de ce que Sa Grâce ne quitterait pas l’Amérique avec l’idée peu favorable qu’elle pouvait s’être formée du savoir scientifique de quelques-uns de ses habitants d’après mon ignorance personnelle de la botanique et de la géologie.
Et si je raconte cet incident, ce n’est pas dans l’intention de faire voir la manière dont je me suis tiré d’affaire dans une circonstance critique, mais bien pour prouver une fois de plus que personne, quelque élevé que puisse être son état social ne peut se vanter d’être parfait, et que les plus savants même pêchent toujours par quelque côté.
- ↑ Le lac Beauport.