En canot (Routhier)/Un excentrique

O. Fréchette, éditeur (p. 101-124).

VIII

Un excentrique.


Ce n’est pas mon portrait que je vais faire, ni celui d’aucun de mes compagnons de voyage.

Qui sait ? Il y a peut-être des gens qui seraient tentés de taxer d’excentricité mes deux excellents amis de France à cause de leurs espérances légitimistes, et moi-même à raison de certaines idées sur notre droit civil ecclésiastique ! Mais je crois encore que l’avenir nous donnera raison, et je repousse pour nous trois l’épithète que je viens d’écrire comme titre.

Le P. Lacasse est, sans contredit, un original qu’on n’accusera jamais de plagiat. C’est lui qui, étant écolier, et ayant à faire une amplification sur la découverte du Canada l’écrivit en vers humoristiques, et débuta comme suit :

Le grand Jacques-Cartier
N’ayant pas de métier
Partit un jour de France
Pour courir une chance
Quand il sortit du port
Il ventait fort fort !

Ce qui lui valut une critique acerbe de la part de son professeur.

Mais je n’ai pas besoin de dire qu’il y a une différence énorme entre original et excentrique, et que le professeur avait tort. En fait de vers humoristiques, il y en a de plus mauvais que l’Académie a couronnés. Enfin, je ne veux pas parler de Thomachiche qui est bien un type à part et très étonnant mais qui par sa paresse naturelle d’esprit et de corps rentre dans la catégorie générale des hommes.

Non, le type que je veux vous présenter, lecteur, n’est ni français, ni canadien, ni montagnais : il est anglais, pur sang, et beaucoup de gens l’ont connu il y a quelques années sous le nom de Lord G.

Appartenait-il au Club des Excentriques de Londres ou à celui de New-York ? Je n’en sais rien ; mais ce que je puis affirmer c’est qu’il était plus excentrique que l’anglais Philéas Phogg qui fit le tour du monde en 80 jours, et que l’américain Corsican, qui avait parié faire le tour de la Mer Rouge à pieds, en marchant à reculons.

C’était un noble fils d’Albion, célibataire et millionnaire, très bien doué mais très blasé, surmenant sa vie afin d’en finir, et très embarrassé de sa fortune dont la dépense était pour lui un travail énorme.

La première fois qu’il vint en Amérique c’était pour y chasser l’ours gris. Il débarqua à New-York, et fut un peu étonné d’apprendre qu’il n’y avait pas d’ours gris dans le voisinage, et qu’il fallait faire une course à l’ouest. À Chicago, son étonnement augmenta, lorsqu’on lui apprit qu’il ne rencontrerait l’ours gris que dans les Montagnes Rocheuses, et que pour l’atteindre il lui faudrait passer à travers quelques tribus de Sioux et d’autres sauvages qui n’avaient pas l’humeur pacifique — malgré le voisinage de l’océan de ce nom.

Mais Lord, G. était un de ces hommes que les obstacles irritaient et entêtaient ; et s’il avait projeté de traverser l’océan un jour dit, et que ce jour là aucun vaisseau ne pût partir il serait parti à la nage.

Il voulait tuer un ours gris, c’était son dada ; que dis-je ? cet ours, non pas noir, ni blanc, mais gris était devenu le but de sa vie… et de sa carabine !

Il s’informa des forces des Sioux, et d’une ville à l’autre il engagea des hommes qu’il arma de pied en cap et qu’il munit de chevaux. Quand il sortit du dernier village civilisé, il était accompagné de cent cavaliers armés jusqu’aux dents.

Les Sioux lui barrèrent le passage. Mais il leur passa sur le corps et se battit comme un ours blanc, pour arriver jusqu’à l’ours gris, l’objet de ses rêves.

Enfin, après une odyssée qui ne fut pas sans périls, il atteignit un ours gris dans un pli sauvage des montagnes le tua et revint triomphant en écrasant encore quelques bandes de Sioux, embusquées sur son passage.

Un seul jour — celui de la mort de l’ours gris — il avait trouvé la vie belle. Il se reposa quelque temps sur ses lauriers, ou plutôt sur sa peau d’ours gris, et dans l’hiver suivant il était sur un des sommets des Laurentides, dans un de ces camps qui s’élèvent de distance en distance le long du chemin du gouvernement canadien, qui s’étend de St. Urbain à la Grande Baie. Il cherchait un orignal.

Le but suprême de son ambition et de ses espérances, l’unique intérêt de sa vie était désormais l’orignal des Laurentides. À tout prix, il lui fallait un tête-à-tête avec cet énorme habitant de nos forêts.

Parti de Québec avec son médecin, son cuisinier, plusieurs domestiques, et un bagage énorme, il était arrivé sans accident aux bords du petit lac Ha ! Ha ! et il y attendait un sauvage, qui faisait la pêche sur un lac voisin et qu’il avait mandé.

Quand le sauvage arriva au camp, Milord lui dit, en français :

— « Paul, tu as coutume de chasser le caribou et l’orignal ?

— Oui, Milord, un peu.

— Eh bien, peux-tu me dire où je trouverais un orignal ?

— Oui, Milord, c’est-à-dire que je peux te vendre un ravage d’orignal.

— Qu’est-ce qu’un ravage d’orignal ?

— C’est la piste, Milord.

— Et c’est une piste que tu veux me vendre ?

— Oui.

— Et en suivant cette piste, es-tu bien sûr de trouver l’orignal ?

— Ben… je pense.

— Et si nous ne le trouvons pas ?

— Ben… c’est pas de ma faute.

— Et combien le vends-tu ce ravage d’orignal ?

— Douze piastres.

— Douze piastres ?

— Oui.

— Est-ce loin ?

— Non, c’est icite, là, en arrière, trois jours de marche.

— Trois jours de marche ! Pour aller et revenir ?

— Non, Milord, pour aller seulement.

— Diable ! Et il n’y a pas de chemin ?

— Oh ! non.

— Et c’est toujours du bois et des montagnes ?

— Oh ! oui.

— Et peux-tu nous guider comme il faut à travers les neiges, les lacs et les rivières ?

— Oh ! oui.

— Pour tes douze piastres ?

— Oh ! non, Milord ; les douze piastres, c’est pour le ravage. Pour moi, tu me paieras $2.00 par jour.

— Eh bien, nous partirons demain matin. Tu vas aider mes hommes à préparer tout ce qu’il faut.

Paul se mit à l’œuvre, et le lendemain matin la caravane partit.

Le sauvage marchait en avant, le fusil dans une main, et la hache dans l’autre, pour abattre les branches, les taillis, et frayer le passage.

Puis venaient quelques hommes avec des traînes sauvages emportant une tente, un petit poêle, des couvertures, des provisions et surtout des caisses de cognac et de vin.

Sa Seigneurie marchait à la suite accompagnée de son médecin et de deux domestiques armés qui formaient l’arrière garde.

Il neigeait, et la caravane avançait lentement. Il fallait arrêter souvent pour donner à boire à Sa Seigneurie qui était un consommateur insatiable de cognac. Puis, de temps en temps, Milord s’embarrassait dans ses raquettes ou dans les branches et tombait de tout son long. Le médecin et les domestiques accouraient, le relevaient, secouaient et brossaient ses vêtements, et la caravane reprenait sa marche.

Vers midi l’on s’arrêtait dans quelque épais fourré, on fabriquait un siége <!-- siége : graphie encore utilisée à l’époque de l’ouvrage --> et un lit de branches de sapin pour Sa Seigneurie, et l’on prenait un goûter froid soigneusement arrosé. Le soir venu, on dressait la tente, on la pavait de branches de sapin, on y montait le poêle, et le cuisinier préparait un diner chaud dont le menu ne laissait guère à désirer. Car tout en cheminant Paul avait tué des perdrix, des lièvres, des écureuils, et toutes ces viandes mêlées aux conserves alimentaires pouvaient couvrir une table de bonne dimension.

Sa Seigneurie dégustait tous ces plats tantôt avec délices, tantôt avec l’air ennuyé d’un sybarite blasé. Puis après avoir ingurgité de nombreux verres de vin et d’eau-de-vie et plusieurs tasses de thé et de café, Milord s’étendait sur une épaisse couche de branches de sapin, enveloppé dans d’immenses couvertures et dormait jusqu’au matin.

On marcha ainsi trois jours, sans nouvelles de l’orignal ; mais le quatrième jour au matin Paul annonça qu’on rejoindrait l’orignal vers midi.

En effet, à l’heure dite, Paul aperçut au bord d’une clairière, le grand seigneur de nos forêts, nonchalamment couché dans la neige.

Sa Seigneurie ennemie était d’une taille énorme, et portait sur sa tête un bois qui ressemblait à un arbre ; elle ruminait paresseusement et ses grands yeux placides inspectaient mélancoliquement l’horizon. On eût dit Victor Hugo songeant, et traçant dans son esprit les grandes lignes de sa Légende des Siècles.

Les deux seigneuries étaient donc en présence et le tête-à-tête tant désiré allait avoir lieu. La caravanne s’arrêta et Paul s’approcha de Lord G. qui avait défendu strictement à tout autre de tirer.

Viens, Milord, dit Paul en lui montrant du doigt le seigneur de nos grands bois, le voilà, l’orignal, tire. Lord G. arma sa carabine.

Mais, racontait Paul quelque temps après, Milord avait des lunettes et ses lunettes étaient couvertes de glace. Il tira son mouchoir, essuya ses lunettes, les rajusta sur ses yeux, épaula sa carabine ; mais, ô fatalité, l’orignal avait déjà filé et Milord ne vit que son panache immense s’enfuyant à l’horizon et disparaissant dans l’épaisseur de la forêt.

Milord eut une crise qui se manifesta par des mouvements nerveux et des imprécations ; quand il fut calmé, il demanda au sauvage s’il y avait quelque chance d’atteindre l’orignal en le poursuivant. Mais Paul répondit qu’il y avait très peu d’espoir, que l’orignal serait désormais sur ses gardes, qu’il irait bien loin et ne s’arrêterait que dans des endroits découverts, ou il serait impossible de l’approcher.

On décida de revenir. Mais sa Seigneurie était d’une tristesse sombre et tout l’exaspérait. Son médecin et le sauvage lui proposèrent de chasser le caribou, en revenant — les caribous étant plus nombreux et plus aisés à atteindre.

Mais Lord G. leur répondit par un sourire dédaigneux qui signifiait : pour qui me prenez-vous ? Quand je veux un orignal, est ce que je me soucie du caribou ?

Le retour exigea quatre jours de marche, et le cuisinier, qui était français, disait en regardant son maître : c’est Napoléon III revenant de Sedan.

C’était cela. Lord G. avait capitulé, pour la première fois de sa vie, peut-être.

Cet échec n’adoucit pas son caractère, et il s’en vengea l’été suivant sur les ouananiches du lac St. Jean.

Un matin, il débarqua à Chicoutimi accompagné de son personnel domestique ordinaire. Il fallut deux jours pour compléter les préparatifs de l’expédition. Il passa tout ce temps dans une chambre d’hôtel. Son hotellier m’a raconté qu’il avait constamment sur sa table du café, du thé, du cognac, du champagne, du soda et d’autres breuvages dont il prenait alternativement une gorgée. Comme on a pu le voir déjà, l’excentricité de cet homme avait une spécialité : la gourmandise.

Il partit de Chicoutimi pour le lac avec douze voitures chargées de provisions et de bagages. Ce n’était pas Napoléon partant pour la Russie, puisque le grand homme de guerre n’emportait toujours avec lui qu’un léger bagage.

Je ne puis pas énumérer tous les objets qui composaient l’étrange ménage de notre excentrique. Il en est dont une plume décente ne saurait écrire le nom.

Qu’il me suffise de dire qu’il ne voulait, même sur les bords du lac, manquer de rien de ce que l’on trouve dans les maisons les mieux meublées et approvisionnées, et qu’il avait, entre autres meubles, un excellent lit, des fauteuils de différentes formes, des coussins en caoutchouc pour s’asseoir sur l’herbe, des hamacs pour se bercer à l’ombre des arbres, des pipes de tout genre et du tabac sous toutes les formes, vingt caisses de cognac, des vins en proportion, des provisions de toutes espèces, des livres et jusqu’à un harmonium qu’un jeune pianiste jouait pour le distraire.

C’était l’antipode de Robinson Crusoé, et jamais le Lac St. Jean n’avait vu pareil spécimen des produits de la civilisation.

Il passa 15 jours sur les bords du lac, avec sa colonie. Mais il ne faisait pas la pêche en amateur : la ligne exige une patience qu’il n’avait pas, et d’ailleurs, il voulait, je l’ai dit, se venger sur les poissons du lac de son échec auprès de Sa Seigneurie, l’Orignal.

Il possédait une seine en soie tordue qu’il avait payée mille piastres. C’est avec cet instrument qu’il fit la pêche, et pendant ces 15 jours il prit quinze à dix-huit cents ouananiches qu’il laissa mourir sur la grève, et qu’il fit rejeter ensuite à l’eau. Cet homme avait l’instinct de la destruction, et comme, en définitive, la destruction n’apporte guère de jouissances, il avait des heures de spleen indescriptible que les plus douces mélodies de l’harmonium ne pouvaient dissiper. Nouveau Saül, égaré sur cette terre misérable, il n’avait pu y trouver un David.

Il aurait infailliblement détruit tout le poisson du lac St-Jean, si l’agent des pêcheries, informé des amusements désastreux de Sa Seigneurie, n’était venu enfin confisquer sa seine.

Cette confiscation ne lui redonna pas la joie et la paix perdues. Il entra dans une colère bleue contre les hommes et les choses ; il chargea de malédictions ce pays tyrannique où un pauvre malheureux ne pouvait pas s’amuser à débarrasser un lac de ses horribles poissons ; et il revint à Québec, où le gouvernement eut la faiblesse de lui remettre sa seine.

Quelque temps après, le P. Lacasse le rencontra sur la côte du Labrador, faisant encore la pêche et la chasse. Un petit steamer nolisé par lui seul était venu l’y déposer, avec sa bande composée de vingt-cinq hommes. Pour avoir toujours des viandes fraîches à sa disposition, il avait emporté avec lui quelques jeunes bœufs très gras, une trentaine de moutons, plusieurs porcs, et des volailles de toutes espèces.

Un jour son cuisinier français se négligea et le diner fut manqué. Lord G. se mit à la recherche d’un nouveau serviteur, et comme les hommes sont rares sur ces côtes sauvages il s’adressa au P. Lacasse. Celui-ci répondit qu’il ne connaissait qu’un homme disponible, et que cet homme étant infirme ne pouvait guère travailler.

— “ Il n’aura rien à faire qu’à regarder, ” reprit Lord G.

— Dans ce cas, dit le Père, je vais mander cet homme.

L’infirme vint, et sa Seigneurie l’engagea à raison de $50, par mois, en lui disant : “ vous passerez la journée assis dans la porte de cette tente à surveiller mon cuisinier, et vous me rendrez compte de sa conduite. ”

Quelques jours après le dîner fut encore manqué.

Alors il se passa quelque chose de comique. Quand vint l’heure de préparer le dîner le lendemain, Lord G. se fit installer dans un fauteuil à quelques pieds du gardien de son cuisinier, avec un domestique tenant une ombrelle sur sa tête pour le défendre de l’insolation ; et pendant la cuisson des plats, il surveillait le gardien, qui surveillait son cuisinier !

Ce surcroit de sollicitude assombrit encore Sa Seigneurie.

Les jours suivants, il semblait plus embarrassé que jamais de sa personne. De temps en temps, il appelait ses canotiers, montait dans un canot, et se faisait transporter sur une pointe voisine. Là un domestique l’installait dans un fauteuil lui allumait un cigare et le couvrait d’une ombrelle, quand il n’y avait pas d’arbre. Mais bientôt il jetait son cigare et prenait un livre ; un instant après il fermait son livre et montait sur quelque promontoire pour regarder au loin l’horizon.

Le pauvre homme ! c’est le ciel qu’il eut dû regarder ; mais il n’y songeait guère, et parlant un jour du P. Lacasse il avait dit : “ si tous les prêtres n’avaient qu’une tête, je l’abattrais avec plaisir.”

Une goëlette vint un jour jeter l’ancre dans une petite baie voisine. Lord G. se rendit à bord, et prévoyant qu’il allait manquer de cognac, il frêta cette goëlette, et chargea le capitaine, à raison de $300 pour le voyage, d’aller lui chercher six caisses de cognac à Québec.

Le cognac fut apporté, et quelques jours après Lord G. laissait la Pointe des Esquimaux pour n’y plus revenir. La vie lui paraissait plus intolérable que jamais.

Il se rendit à New-York, y fit imprimer une longue satire en vers contre le P. Lacasse, contre la maison Price, contre le Gouvernement Canadien, et sans l’avoir voulu — contre lui-même. Quelque temps après des journaux américains annoncèrent qu’il s’était suicidé.

J’ai appelé cet homme excentrique ; mais j’aurais peut-être dû l’appeler l’homme sans religion. Car c’est vraiment la religion qui lui a manqué. Il avait une belle intelligence, et personne ne peut dire quelles œuvres cette intelligence éclairée par la religion eut pu produire. On a vu ce que l’irréligion en avait fait.