En canot (Routhier)/La Venise du lac

O. Fréchette, éditeur (p. 125-141).

IX

La Venise du Lac.


Pendant que je vous ai raconté cette longue histoire la brise a fait son devoir, et nous avons bien marché. Mais le vent tombe lentement, et réussit à peine à gonfler nos voiles quand nous arrivons vis-à-vis St. Jérôme. Notre yatch ralentit sa marche, et lorsque de rares maisons échelonnées sur la grève à notre droite nous annoncent l’entrée de la Belle Rivière et St. Gédéon, il se contente de nous bercer dans les plis des grandes vagues adoucies, et nous n’avançons presque plus.

Adieu donc, beau yatch indolent, et vivent les canots d’écorce !

Nos canotiers sont frais et dispos, et les avirons frétillent dans leurs mains comme des queues de poissons.

Peu à peu la surface du lac s’aplanit complètement, notre course se précipite, et nous circulons légèrement au milieu des ilots nombreux qui avoisinent l’ouverture de la Petite Décharge.

Quel panorama inimaginable ! Quelle nature enchanteresse ! C’est ici la Venise du Lac, mais la Venise indigène, telle que la nature l’a faite et non pas construite par les hommes. À la place des palais vénitiens, ce sont des berceaux de verdure flottant légèrement sur le cristal des eaux, des jardinières élégantes posées sur des piédestaux d’ardoise, des bouquets de cèdres odoriférants plantés dans des corbeilles de granit, des touffes ombreuses de sapins entourées d’une frange de mousse et plongeant leurs racines dans le lit du lac, des groupes de rochers abrupts et nus, laissant tremper autour d’eux leurs larges ceintures de sable. Puis, au milieu de ces ilots innombrables, qui feraient les plus charmantes villas de plaisance, serpentent les lagunes sinueuses, limpides, éclatantes, cent fois plus belles que celles de Venise, ouvrant des échappées de vue immenses sur le lac, ou longeant des vérandas verdoyantes.

Cet archipel en miniature est le plus joli que l’on puisse voir. On dirait que quelque joaillier céleste, messager de quelque bonne nouvelle pour les premiers habitants du Lac St. Jean, y a laissé tomber une poignée d’émeraudes en reprenant son vol vers le ciel. Ou bien encore pourrait-on imaginer peut-être que le Créateur, après avoir creusé ce beau lac, pétri, et orné ses rivages, y a secoué légèrement ses doigts divins.

Quoiqu’il en soit, ce groupe d’ilots ressemble à un jardin d’Armide dont les allées, capricieusement tracées, seraient pavées en glaces de Venise.

Il est près de 4 h. P. M., et la faim se fait sentir même au milieu de cet éden, qui, grâce à Dieu, n’a pas un seul fruit défendu. Un ilot charmant arrondit devant nous une anse de sable des plus mignonnes, et nos canots courrent s’y reposer.

Nous sautons à terre, nous traversons l’ilot en quelques gambades, et de l’autre côté nous découvrons un bain spacieux, que la nature a creusé dans le sable et que le soleil caresse. En un instant nous y plongeons, et M. de Foucault qui est excellent nageur y prend tous les ébats d’un canard.

Pendant ce temps-là, Patrick a fait du feu et prépare le dîner. Il n’y a pas un fil de vent, et la fumée bleuâtre de notre wigwam s’élève droite au-dessus des grands arbres, comme une flèche montagnaise.

Quelques rochers de granit à l’ombre de jeunes cèdres nous servent de table et de fauteuils. Le service est en écorce. Nous avons bien quelques assiettes ; mais nous avons décidé que la faïence en cet endroit serait prosaïque, et que si la Venise italienne a ses verreries, la Venise du lac a ses écorces de bouleau qui forment un service élégant quand elles sont ciselées par le canif de Canova… pardon, de Patrick. La faïence est donc proscrite, et nous buvons et mangeons dans l’écorce de bouleau.

Ah ! lectrices, je vous vois faire la moue ; et quelques-unes de vous, moins aimables, font même la grimace. Mais, comme vous avez tort, et comme vous seriez étonnées si je vous énumérais le menu de ce dîner merveilleux !

Les plats de résistance étaient surtout nombreux, et comprenaient un petit ragoût de mouton, du dinde rôti et de la perdrix aux choux. Les vins n’étaient pas variés, mais comme ils sortaient de ma cave je ne puis que laisser entendre qu’ils étaient bons.

Il faut bien reconnaître que le dessert laissait à désirer. Mais la joie y suppléait amplement, et Patrick, pour nous le faire oublier tout-à-fait, nous versa dans des tasses de vrai Venise, je veux dire d’écorce, un thé, mais un thé extraordinaire, capable de nous faire danser la carmagnole, à nous légitimistes !

Et d’ailleurs, au milieu de cette nature ravissante avions-nous besoin de dessert ? Personne n’y songeait, et tous les gosiers avaient envie de chanter. Je crois même avoir surpris M. Jannet fredonnant un chant provençal, tiré sans doute des Îles d’Or de Mistral.

Le P. Lacasse surtout ne pouvait se retenir, et il n’avait pas encore vidé sa seconde tasse de thé qu’il entonna d’une voix forte :

Réveille-toi, Venise la jolie,
Voici venir ton carnaval joyeux…

Je ne vous ai pas dit que c’était là son chant favori, qu’il nous l’avait chanté plus de vingt fois déjà, et que l’endroit où nous étions devait nécessairement le remettre sur ses lèvres.

Nous l’attendions et il ne nous surprit pas. Son genre nous était aussi devenu familier, et ce doit être le moment de l’apprécier — si j’en suis capable. Mais non, je ne le pourrais pas, et je jette ma langue aux chiens. Je ne comprends guère, je l’avoue, la musique de Wagner ; mais le chant du P. Lacasse est beaucoup plus étrange encore que les motifs du Thahauser.

Après l’avoir bien étudié — j’allais dire trop entendu — M. de Foucault et moi avons constaté qu’il se composait de notes qui n’existent pas. C’est quelque chose d’inimitable, et quelqu’un qui chanterait faux — en le faisant exprès — ne l’imiterait pas mieux que celui qui chante juste. C’est un chant en dehors du juste, et en dehors du faux. Les notes fausses que font trop souvent les chanteurs et les instruments ont une espèce d’existence, mais les notes du P. Lacasse n’en ont pas, pas plus que les fameuses lois que de plus fameux décrets prétendent mettre à exécution en France.

Ainsi quand il entonne :

Réveille-toi, Venise…
il tombe dès le second mot dans les notes non existantes, et il n’en sort plus.

Le succès qu’il a obtenu auprès de nous a été considérable, et j’imagine que les sauvages de ses missions lointaines l’appréciaient énormément.

C’est bien ça, lui disait le Comte, c’est tout-à-fait ça, et M. Jannet ajoutait : voilà la musique que j’aime !

Lorsque le bon Père a fini son « Réveil de Venise » M. de Foucault improvise le quatrain suivant, toujours sur l’air : « Deux voleurs m’arrêt’ en route. »

L’excellent Père Lacasse
Pour prouver qu’il est français
De sa voix pleine de grâce
Chante comme un Montagnais.

Et je continue :

« C’est bien ça, lui dit le Comte,
Ce nouveau genre est charmant
J’aime cette voix qui monte
Et détonne carrément. » (bis)

Le comte reprend :

J’admets que notre bon Père
Chanta magnifiquement,
Mais il faut qu’il se modère
Et se repose un moment.
Sinon, le long de la route
Il pourrait manquer de vent _____

Et je finis :

Qu’importe ? Père, j’écoute,
Chantez toujours carrément. (bis)

Certes, le P. Lacasse ne se fit pas prier, et il entonna :

« Brise du soir, brise à la fraîche baleine »

Ce qui fait le charme particulier de ce morceau dans la bouche du P. Lacasse, c’est qu’au moyen de je ne sais quelle transition impossible, les deux derniers vers de chaque couplet sont remplacés, air et paroles, par ceux de « Sylvio Pellico : »

Mais pourquoi n’es-tu pas ma brise d’Italie,
L’air embaumé de mon pays ?

Ni la brise du soir, ni celle d’Italie ne soufflaient à ce moment, mais le soir approchait, et nous levons le camp.

Nous côtoyons encore plusieurs ilots, et bientôt s’ouvre à droite une baie étroite et profonde que Thomachiche déclare être l’entrée de la petite décharge. Patrick et les autres sauvages soutiennent le contraire ; mais Thomachiche paraît si sûr de son affaire que nous prenons son avis. Nous y entrons donc, mais avant d’arriver au fond de la baie, Thomachiche reconnaît son erreur et nous revenons sur nos pas. Les autres sauvages se moquent de lui, et comme il nous a fait perdre du temps nous lui faisons son procès. Malgré un plaidoyer éloquent de M. Jannet, qui s’est fait le défenseur de Thomachiche, ce dernier est déclaré coupable, et je le condamne à 15 jours de prison, qu’il devra subir en arrivant à Chicoutimi.

Pendant ce temps-là nous sommes arrivés à l’ouverture de la Petite Décharge, et Mr de Foucault a pris un brochet énorme que nous dégusterons au souper.

L’entrée de la décharge est fermée par une écluse dans laquelle s’ouvre une glissoire assez étroite. L’eau du lac s’y précipite avec violence, et bondit en écume de rochers en rochers jusqu’à une distance de plusieurs arpents, où le niveau s’aplanit, et où la rivière prend un cours paisible. Il y a si peu d’eau et tant de cailloux dans ce premier rapide qu’on ne peut songer à le sauter.

Il faut donc faire un portage, et nous partons en avant, suivant un sentier mal tracé à travers le bois. Thomachiche nous suit avec son canot sur les épaules, d’autres portent les bagages, et nous supposons que Patrick et Tienniche forment l’arrière-garde. Mais au moment où je laisse le bois pour suivre le rivage que je crois un meilleur chemin, j’aperçois du haut d’un roc Tienniche et Patrick en canot descendant comme un vertige au milieu des rochers, et bondissant sur les vagues bouillonnantes avec une effrayante rapidité. Tout-à-coup, je vois Patrick debout à l’avant du canot, cherchant du regard une issue au milieu des roches menaçantes, sautant sur une pierre avec l’agilité d’un chat, saisissant le canot d’une main, lui faisant décrire un demi cercle autour de la pierre, et remettant le pied dans l’embarcation qui reprend sa course vertigineuse — tout cela dans un clin d’œil.

Quand nous arrivons tous au pied du rapide, les deux intrépides canotiers nous attendaient déjà depuis longtemps ; mais ils ruisselaient encore de sueur.

Nous reprenons notre course en canot, et nous rejoignons bientôt deux petits canards plongeurs auxquels nous donnons la chasse. Mais ils sont d’une espèce inconnue au Comte, et lui causent des tribulations ; car ils ne font qu’apparaître et disparaître, tantôt en avant, tantôt en arrière. Au second coup de fusil, les deux petits ont l’habileté de se séparer, et nous nous acharnons sur le plus rapproché des deux. Le troisième coup de fusil l’atteint ; et pendant ce temps là l’autre a disparu.

Mais voilà qu’à notre gauche une petite rivière se précipite en cascade dans la décharge et forme une anse charmante. À côté s’élève un plateau, couronné d’arbres, qui nous invite au repos. Il se fait tard et l’endroit nous séduit. Encore quelques coups d’aviron, et nos canots vont se blottir au pied de la cascade.

Mais le comte de Foucault regrette le canard absent. C’est une veuve désolée, ou un veuf inconsolable qu’il conviendrait de réunir à son conjoint. Nous repartons tous deux pendant que les sauvages dressent la tente. Je conduis le canot, et le comte est à l’affut, en avant. Le canard solitaire montre bientôt sa tête, et après une courte poursuite le second coup de fusil lui fait faire la planche. Nous revenons satisfaits.

Notre campement de nuit est ravissant, et le chant seul de la cascade éclipse les plus grands efforts artistiques du P. Lacasse.

Après un souper qui dût être léger à cause du dîner de Gargantua que nous avions fait, et la prière à haute voix en Montagnais, que nous répètons tout bas en français, nous nous étendons mollement sous la tente.

Mais au lieu de dormir, nous causons.

Que de bons mots ! Que d’éclats de rire ! Que d’histoires, dont chacune doit toujours être la dernière, et qui se succèdent pourtant sans interruption pendant quelques heures !

Que nous nous sentions joyeux, et que nos langues étaient alertes ! M. Jannet était d’une gaité d’enfant et d’une verve inépuisable. Je ne crois pas qu’aucun de nous oublie jamais cette folle soirée.

Il était minuit passé, quand le bruit monotone de la cascade parvint à nous endormir.