En canot (Routhier)/La voix de la nature

O. Fréchette, éditeur (p. 143-149).

X

Les voix de la nature.


Dès six heures du matin nous étions sur pieds ; mais je n’affirmerais pas que nous fussions bien réveillés. Nous prenons à la hâte une tasse de café et un biscuit, et nous nous recouchons à demi dans nos langoureuses voitures d’écorce.

La rivière se creuse et s’élargit à la fois. Une brume légère s’élève paresseusement de l’eau et accroche ses flocons de neige aux flancs des rochers, ou à mi-hauteur des grands arbres. On dirait des falbalas de dentelle blanche sur des robes foncées.

Comme nous-mêmes, la nature paraît encore assoupie dans les langueurs du matin. Elle attend son bien-aimé, le soleil, que la lumière précède comme un avant-coureur, mais qui n’a pas encore montré sa face rayonnante dans le fond des ravins où les eaux du grand lac se précipitent.

À demi voilés par les vapeurs de l’aurore, les sapins et les épinettes dressent leurs cônes immobiles au bord des falaises tantôt abruptes, tantôt en pente douce ; et dans quelques endroits plus bas, des cèdres courbés se penchent sur les ondes noires. Ailleurs, des bois de bouleaux gravissent les flancs d’un coteau, et leurs troncs blancs nous apparaissent dans le lointain comme une étrange colonnade de marbre.

Ô nature ! Que de beautés t’enveloppent comme un vêtement !

Si je lève les yeux, j’admire le firmament avec cette inimitable couleur d’azur dont on a fait l’emblême de l’illusion, et si je les abaisse c’est pour les reposer sur les gazons et les bois dont la verdure symbolise l’espérance. Et c’est ainsi que nous traversons cette vie, l’illusion couvrant nos têtes, et l’espérance se fanant et reverdissant autour de nous et sous nos pieds !

Mais comme il y a des hommes assez matériels ou assez malheureux pour ne lever jamais leurs regards vers le ciel, Dieu a placé sous leurs pas, comme des miroirs pour le refleter, les fleuves, les rivières et les lacs.

Ô nature ! Que n’ai-je tes voix innombrables pour célébrer tes beautés et rendre hommage à ton Créateur ! Je les entends tes voix, et il me semble que je les comprends, mais j’essaie en vain de répéter ce qu’elles me disent. Je sens qu’il existe, entre tous les objets que j’admire en toi, certaines relations mystérieuses, comme un fil téléphonique au moyen duquel s’échangent entre eux des colloques symboliques ; je sens que ce fil téléphonique passe par mon âme et y produit des vibrations enivrantes ; mais l’admirable langage qu’il me parle est intraduisible.

Le soleil ! Voici le soleil ! Il inonde tout de ses clartés, et répand sur toutes choses un air de fête et de bonheur. Quelques champs cultivés apparaissent et semblent rire sous ses feux. Un grand ruisseau descend en tourbillonnant des collines ; mais en arrivant au bord de la rivière il est arrêté par l’écluse d’un moulin à demi caché dans un pli du vallon.

Çà et là, dans les endroits où le feu a dévoré les grands bois et n’y laisse plus que des souches noires et de grands squelettes calcinés, le sol est couvert de grandes bruyères dont les têtes sont des grappes de petites fleurs roses.

D’où viennent ces semences étranges ? Où étaient-elles avant l’incendie, et qui les a répandues sur cette terre en deuil pour la vêtir d’une immense écharpe rose ? Ah ! que de richesses le Créateur a prodiguées à notre terre !

Les anciens disaient que la nature a horreur du vide : on devrait plutôt dire qu’elle a horreur de la mort. La vie croit sur tous les tombeaux, et pour que nous ne perdions jamais de vue nos glorieuses destinées, Dieu a mis sous nos yeux une nature où tout ne meurt que pour revivre.

Oui, ce qui est vraiment remarquable, c’est la surabondance de vie qui circule dans toutes les zones de la création. En ce moment, les oiseaux voltigent sur nos têtes pendant que les poissons glissent sous les canots qui nous portent. La vie monte et descend dans les arbres qui nous ombragent, et sous les gazous qui tapissent leurs racines vivantes, le ver et l’insecte creusent leurs chemins et bâtissent leurs demeures.

La vie ! Partout la vie ! La mort même engendrant la vie ! Dépérissement et renouvellement universels et perpétuels ! La jeunesse à côté de la décrépitude ! La croissance sortant de la destruction ! La résurrection de tous les instants voilant la mort de tous les jours ! Ô prodige permanent, dont on ne scrute pas assez les mystérieuses profondeurs, et qui devrait nous rappeler toujours nos immortelles destinées ! Puisque toute matière revit sans cesse, pourquoi nos corps ne revivraient-ils pas, et pourquoi nos âmes mourraient-elles ?