En canot (Routhier)/Les premiers sauts
XI
Pendant que je m’abandonne, dans une demi-somnolence, à ces rêveries consolantes, mais qui m’entrainent sur la pente de la mélancolie, nos canots ont bien marché, et nous sommes arrivés à un ilot qui nous barre le passage. D’un côté un simple filet d’eau sépare l’ilet de la terre ferme ; mais de l’autre, la rivière se précipite dans une descente rapide au milieu de cailloux qui montrent leurs têtes noires au-dessus des vagues en ébullition.
Une vingtaine d’hommes, employés par la maison Price, y travaillent en ce moment à remettre à l’eau de nombreux billots que les eaux du printemps ont entassés sur les rochers. Nos canots s’arrêtent à la tête du rapide, et Patrick court sur une roche élevée en inspecter un peu le cours. Pendant ce temps-là, nous demandons au chef des travailleurs s’il est possible de sauter le rapide.
— Non, répond-il ; nous ne le sautons jamais. Il n’est pas long, mais il est traître, et deux canadiens, en voulant le sauter, s’y sont noyés l’année dernière.
Mais Patrick revient, reprend tranquillement sa place à l’avant du canot, en disant : nous allons sauter. Et nos canots s’avancent doucement, prudemment, en rasant le rivage de manière à n’être saisis qu’au dernier moment par l’irrésistible attraction de la chute. On dirait des chats se repliant sur eux-mêmes pour s’élancer plus loin, et de fait nous avons un bond terrible à faire. Il s’agit de passer entre un petit promontoire de roc, taillé à pic, et un gouffre profond qui s’ouvre en face à quelques pieds de distance seulement. Mais ce passage très étroit est en même temps un versant très incliné du côté du gouffre où l’eau se dérobe,
Les canotiers échangent quelques mots en montagnais, et nos lèvres sont muettes pendant que nos cœurs palpitent. Les employés de la maison Price ont laissé leur ouvrage, et sont accourus sur le promontoire pour nous voir sauter.
Tout à coup nos canots sont entrainés avec frénésie, rasent le rocher, et prompts comme des flèches virent en travers pour éviter le gouffre qui n’atteint que l’arrière des canots. L’onde bouillonnante jaillit jusqu’à nos têtes, et les deux rameurs de l’arrière Thomachiche et Tienniche sont littéralement inondés. Les travailleurs poussent des acclamations du haut des rochers, et nous leur répondons avec enthousiasme.
Le saut périlleux est fait, et les ondes blanches d’écume, courant encore comme des chevaux au galop, nous emportent bien loin en quelques minutes.
Peu à peu, le cours de la rivière se ralentit et devient plus régulier. Les avirons travaillent davantage, et bientôt nous apercevons sur une éminence une maison et plusieurs autres bâtiments s’élevant en face de nous, et se reflétant dans les eaux paisibles dont le cours est interrompu.
C’est la Dalle. Il y avait jadis à cet endroit une grande chute ; mais aujourd’hui la rivière est presque entièrement fermée par une large écluse dans laquelle s’ouvre une dalle spacieuse et longue de plusieurs arpents. L’eau s’engouffre dans cette dalle, et y pousse les billots de toutes dimensions, les charrie à grande vitesse et va les précipiter d’une grande hauteur dans un bassin, où la rivière reprend son cours régulier et les emporte.
Il faut donc ici faire portage, et nous sommes enchantés d’avoir à nous servir un peu de nos jambes.
Nous pourrions prendre le déjeuner chez M. Boulanger, qui nous invite à entrer ; mais nous avons pris goût à la vie sauvage, et nous préférons aller déjeuner en bas du portage, sous les arbres de la grêve.
Nous cheminons en fredonnant, nos paletots sur le bras, et nous préludons au déjeuner en mangeant des framboises qui rougissent tous les buissons du sentier, et qui sont encore fraîches et trempées de la rosée du matin.
M. Scott, agent de la maison Price, a voulu absolument nous donner un guide pour nous indiquer le chemin qui est pourtant très bien tracé. Arrivés à un grand pont nous apercevons Tienniche et Patrick qui venant derrière nous se sont arrêtés au bord de l’eau et se disposent à monter en canot.
— Mais ce n’est pas possible, dit le guide, vos sauvages n’ont pas l’intention de sauter ce rapide. Jamais âme qui vive n’a passé là.
Pendant qu’il parle, Patrick et Tienniche se sont lancés dans le tourbillon, et le canot semble avoir des ailes.
Monsieur, me dit notre guide, arrêtez-les quand ils passeront sous ce pont, car ils vont certainement se briser là-bas. Il y a là — et le guide m’indiquait l’endroit du doigt — une batture de roches qui barre entièrement la rivière, et il n’y passe pas assez d’eau pour qu’ils puissent sauter.
À ce moment le canot glissait comme une flèche entre les arches du pont. Je
crie à Patrick d’arrêter, je lui montre au loin la barre d’écume qui les menace. Mais il pousse un cri de joie, et l’instant d’après ils sont arrivés à la batture. Quelques grands coups d’aviron en travers les rapprochent du rivage, et au moment où le canot va toucher les écueils, les deux rameurs l’arrêtent brusquement en plantant leurs avirons entre les pierres, sautent à l’eau qui monte à leurs genoux, le soulèvent d’une main, font quelques bonds, et vingt à trente pieds plus loin rembarquent, et.... vogue le canot.
Émerveillés, nous les avons suivis du regard, et nous reprenons notre marche au milieu des jeunes merisiers, et des framboisiers chargés de fruits.
Thomachiche et les autres montagnais, portant l’autre canot et les baggages, nous suivent, et bientôt nous débouchons sur la grève où nos deux héros nous attendent, auprès d’un bon feu qu’ils ont allumé pour préparer le déjeuner.
Il est près de dix heures, et nous faisons honneur aux conserves alimentaires, et aux canards de M. de Foucault que Patrick a fait cuire très.... proprement.
Il y avait parmi les conserves de MM. Massé et Frères des pâtés d’ortolan truffés qui nous semblaient un peu lourds pour nos estomacs, et nous les fîmes goûter à Thomachiche pour savoir ce que son estomac en dirait. Mais le colosse les a avalés sans les goûter, et son estomac n’en a rien dit ; on ne sait pas même s’il en a eu connaissance.