En canot (Routhier)/Quelques couplets
XII
Rien ne met en belle humeur comme un estomac content. Or, après le déjeuner que nous venons de prendre, tous les estomacs paraissent satisfaits.
Les canots seuls semblent moins légers. Mais l’endroit d’où nous partons est au milieu d’un rapide, et les flots qui se gonflent et bondissent nous entraînent au pas de course.
Le besoin de chansonner nous reprend, M. de Foucault et moi. Mon compagnon débute par un couplet joliment salé contre les dyspeptiques en général, et contre moi en particulier. Je ne le cite pas parce que… je n’écris pas un traité d’hygiène, et parce que le diagnostic d’une maladie n’est pas toujours… poétique.
Je réponds par le couplet suivant sur sa laborieuse chasse de la veille :
Quand il fut à la décharge
Deux canards désespérés
Auxquels la vie est à charge
Veulent être délivrés.
Alors ses mains redoutables
Pour achever leur tourment
En dix coups épouvantables
Les dépêchent carrément ! (bis)
La première réplique du Comte est un coup de fusil sur un martin-pêcheur qui voltige de roche en roche, mais qui ne voltigera plus ; et la seconde est un autre coup sur un corbeau qui passait en criant sur nos têtes et auquel le comte ne donna pas le temps de faire quelque sinistre prédiction.
Ces répliques éloquentes sont vivement applaudies.
Je dirige alors mes épigrammes contre M. Jannet. Malheureusement M. Jannet est dyspeptique, et, comme celle de M. de Foucault, ma muse glisse dans l’hygiène, qu’elle mêle maladroitement à l’économie politique. C’est encore un couplet à supprimer.
Chansonnons donc les canotiers, me dit mon compagnon, et il commence :
Aux tourbillons faisons niche
Et moquons-nous de l’écueil ;
Le grand Patrick et Tienniche
N’ont-ils pas un bon coup d’œil ?
Que leur importe la lame ?
Qui bouillonne follement ?
Ils manient si bien la rame
Que nous sautons carrément ! (bis)
Ce couplet est suivi de trois vivats que nous poussons de toute l’énergie de nos poumons pour nos deux rameurs en chef.
Puis, j’entonne le suivant à la gloire de notre colosse :
Un rameur qui n’est pas chiche
De ses grands coups d’aviron
C’est l’énorme Thomachiche
Qui vaut seul un escadron.
Si dans les prochains rapides
Nous chavirons gauchement,
Sur ses épaules solides
Je m’assierai carrément ! (bis)
Des hourras répètent le nom de Thomachiche à tous les échos de la rivière. Nous acclamons également Malec, Jean-Baptiste et Paul, et pendant que les avirons redoublent d’activité, nous chantons en chœur :
Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller ?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler.
Après quelques fanfares de chasse, et quelques coups de fusil que les canards trouvent trop bien dirigés, nous revenons aux bouts rimés.
Jusqu’à présent, nous ne nous sommes adressé que des épigrammes, et il nous semble qu’il est temps de faire la part de l’éloge, et la faire aussi large que possible… en vue de la postérité.
Voici donc les grains d’encens que nous nous faisons modestement bruler sous le nez.
C’est toujours, M. de Foucault qui commence, et il paraît que c’est de moi qu’il parle ainsi :
Avec nous chante un poète
Mélodieux et charmant ;
L’entendre, c’est une fête.
Quand sous le beau firmament
Il dit en voguant sur l’onde
Ses vers pleins de sentiment,
Il enchante tout le monde
On l’applaudit carrément. (bis)
Ces vers me vont d’autant mieux au cœur que le P. Lacasse et M. Jannet battent des mains. Je me sens pris de remords en me rappelant mes couplets
sur les premiers échecs de chasse du Comte, et je répare mon injustice, en lui adressant cette nouvelle strophe :Son esprit, quand on lui touche,
Est un fusil bien monté
Qui toujours a sa cartouche,
Et qui n’a jamais raté.
Sa verve est intarissable
Et pétille constamment,
Et sa muse fort aimable
Nous chansonne carrément ! (bis)
À ce moment, retentit au loin un chant bien autrement puissant et beau que toutes nos rimes, et nous prêtons l’oreille. Quel concert d’acclamations et de plaintes étranges qui nous fait tressaillir ! Des voix sourdes et terribles, d’autres voix claires et sonores, les unes joyeuses et éclatantes, les autres voilées et plaintives mêlent leurs accords puissants dans une confusion bizarre mais très belle.
Qu’est-ce donc que cette musique dont les éclats ébranlent les collines, et font vibrer les grands bois.
Nous approchons toujours, et bientôt nous apercevons devant nous une effrayante bataille de lames qui se brisent en écumant les unes contre les autres ! Le concert entendu de près, perd de son harmonie, et nous nous demandons qui pousse ces mugissements, ou plutôt ces beuglements formidables ?
C’est la Vache-Caille.