En canot (Routhier)/Chez les Montagnais

O. Fréchette, éditeur (p. 81-100).

VII

Chez les Montagnais


Il va sans dire qu’à la Pointe-Bleue, comme ailleurs, le presbytère fut notre hôtel — et dans ces endroits éloignés c’est presque toujours le meilleur hôtel. Le Rév. M. Lizotte nous attendait, mais à meilleure heure, et il se montra fort aimable pour nous.

Le lendemain matin dès 7 heures, le P. Lacasse prit le devant en voiture pour se rendre à la Pointe des Sauvages qui se trouve à quelques milles plus loin, et vers 8 heures nous partîmes nous-mêmes en canot.

Il faisait encore une jolie brise ; mais elle était favorable, et nos rameurs métamorphosèrent nos couvertures en voiles, et laissèrent dormir leurs avirons.

Les canots s’élancèrent en avant, en effleurant l’écume des vagues, et moins d’une demie-heure après nous arrivions à la Mission, composée de petites maisons, de cabanes et de tentes groupées autour de la Chapelle.

Presque toute la tribu — hommes, femmes et enfants — se trouvait réunie sur la grève, et notre arrivée fut saluée par des acclamations et des décharges de mousquetterie.

Nous sautons à terre, et nous suivons le P. Lacasse à la chapelle, en distribuant à droite et à gauche une multitude de coueï, seul mot sauvage que nous connaissions, et qui signifie bonjour.

La chapelle est déjà à demi remplie de sauvages, et ceux qui ne peuvent pas trouver place à l’intérieur s’échelonnent sur les marches du perron.

Le P. Lacasse dit la messe, pendant laquelle un chœur de montagnais et de montagnaises chante des cantiques. J’emprunte de mon voisin le livre des cantiques montagnais, et un instant après M. de Foucault et moi joignions nos voix à celles du chœur, et chantions vaillamment le refrain :

Anotshish tshitshi tua Mari
Ni meruan n’teïro.

Après la messe, sermon en montagnais qui nous parut fort touchant. Je ne badine pas, le ton du prédicateur et l’attitude des sauvages trahissaient l’émotion. De fait, ce discours était un adieu ; car les sauvages vont repartir pour la forêt et leurs chasses lointaines, et ne reviendront aux bords du lac qu’à la fin de juin de l’année prochaine ; quelques-uns sans doute ne reviendront jamais.

À la porte de la chapelle, le P. Lacasse nous présente à quelques Montagnais et Montagnaises, et leur traduit les observations que nous faisons.

Nous avons remarqué quelques femmes assez jolies, et l’une d’elles, vraiment belle, mariée depuis quinze jours à l’un de nos canotiers. Elle portait une jupe de flanelle, un mantelet d’indienne, et un mouchoir rouge et jaune enroulé autour de la tête, et attaché de manière à former près des tempes de singulières oreillettes.

Malgré cette toilette, dénuée de toute coquetterie et d’élégance, cette Montagnaise, avec sa grande taille, son port de reine, sa figure intelligente et légèrement narquoise, ses grands yeux noirs exprimant un mélange de candeur et de curiosité, son teint animé et très peu bronzé, cette femme, dis-je, était vraiment remarquable.

La montagnaise a bien des qualités qu’on ne trouve pas toujours chez la femme civilisée.

Je ne vanterai pas sa culture intellectuelle, et je ne dirai pas non plus avec Molière :


… qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.


Mais l’esprit peu cultivé de la montagnaise est très soumis à son mari, et ne le contredit jamais.

C’est d’autant plus méritoire de sa part que le Montagnais n’a pas de barbe, et ne peut en conséquence dire comme nous :


Du côté de la barbe est la toute puissance.


Elle parle très peu d’ailleurs, presque toujours pour dire quelque chose, et seulement en Montagnais. Je vous laisse à décider si c’est un avantage sur la femme civilisée qui parle généralement plusieurs langues, hélas !

Elle ne lit pas de romans, elle n’en écrit pas, et qui mieux est — elle n’en fait pas. Ceux que Chateaubriand et tant d’autres après lui ont publiés sur les femmes sauvages sont invraisemblables. Ils leur ont tout simplement prêté les passions de l’homme civilisé.

Elle ne va pas au théâtre, et les seules pièces qu’elle se permette d’admirer sont les féeries de ses rivières, de ses lacs, de ses montagnes et de ses grands bois.

Elle est d’une humeur égale, jamais très séduisante, mais jamais maussade, jamais très gaie, mais jamais bourrue.

Dans un moment de colère, provoqué par quelque dureté du mari — car le mari montagnais n’est pas un ange de douceur comme le mari civilisé — elle serait capable de lui administrer un bon coup de couteau. Mais elle ne pourrait jamais lui donner des milliers de coups d’épingle comme font tant de femmes charmantes.

Elle ne ruine pas son mari en frais de toilette, et vous reconnaitrez qu’un foulard d’indienne autour de la tête est un chapeau économique. Au reste, elle a une chevelure énorme et pas un faux cheveu. Si elle fait souvent les mêmes travaux que l’homme, tels que manier l’aviron, fabriquer des canots, des paniers etc., etc., etc. ce n’est pas qu’elle prétende — comme la femme civilisée à l’égalité des sexes, mais c’est par obéissance ou dévouement. La nature elle-même lui indique sa place et son rôle : elle lui enseigne que la femme qui réussit à s’élever au-dessus de son sexe n’est toujours qu’un petit homme.

Le comte — qui prétend parler le montagnais mieux que moi — a voulu m’en donner une preuve en disant à une petite fille : Ishquésis, ousham ti melochin ! ce qui veut dire “petite fille que vous êtes charmante ! L’enfant a éclaté de rire, et s’est sauvée en rougissant vers un groupe de ses compagnes, auxquelles elle a paru raconter la chose.

— Vous voyez bien qu’elle a compris ? me dit le comte.

— La belle preuve ! Comme si les femmes ne comprenaient pas les compliments dans toutes les langues ! Vous lui auriez dit cela en syriaque, qu’elle aurait ri et rougi tout de même.

Je crois donc que sur ce point la montagnaise ressemble aux femmes civilisées. C’est par là que l’on retrouve encore chez elle la fille d’Ève.

Après avoir causé quelque temps avec les chefs de la tribu, nous servant du P. Lacasse et de Patrick comme interprètes, nous sommes invités par M. Otis, agent du gouvernement, à nous rendre chez lui, et nous prenons un excellent déjeuner.

L’appétit satisfait, nous délibérons. Irons-nous plus loin, ou reviendrons-nous sur nos pas ? Hélas ! nous aurions bien voulu faire le tour du grand lac, mais déjà nous sommes en retard, et quelques heures de grand vent suffiraient à nous faire manquer le bateau de Chicoutimi, et par suite le steamer transatlantique que doivent prendre MM. Jannet et de Foucault.

Cependant M. Jannet désire beaucoup voir les grands tributaires du Lac, ou l’un d’eux, et nous décidons que nous poursuivrons notre course jusqu’à la rivière Mistassini, dans laquelle nous remonterons quelques milles, et que nous reviendrons le soir coucher à la Pointe Bleue.

Nous reprenons donc les canots, après avoir échangé l’un de nos canotiers, moins fort que les autres, contre le colosse Thomachiche, et nous cinglons vers le nord.

Le vent est contre nous, mais il n’est pas trop lourd et nous filons très-bien. Malheureusement le septentrion se couvre de nuages, et les sauvages hochent la tête d’un air inquiet.

Moins de deux heures après, l’orage est imminent. Nous gagnons le rivage, en quelques minutes la tente est dressée, et nous y entrions à peine que la pluie tombait par torrents.

Le ciel s’éclaircit et nous reprenons notre charmante navigation. Les chansons s’harmonisent avec les coups d’aviron et le clapotement des vagues. M. Jannet lui-même commence à goûter cette musique-là, et si ce n’était parti pris chez lui il avouerait qu’il est sous le charme.

L’embouchure de la rivière Atikouapé s’ouvre devant nous, et plus loin un enfoncement sombre nous annonce Mistassini, avec ses rivages plats, où s’étendent de vastes forêts vierges.

Mais tout à coup le vent du nord, rasant la cime des grands bois se précipite sur le lac. Pendant quelque temps nous lui tenons tête, mais il devient bientôt d’une telle violence, que nous n’avançons presque plus malgré les efforts de nos rameurs.

Oh ! Le lac St. Jean ! Il est beau, très beau sans doute. Mais il faut s’en défier comme on se défie d’une belle femme. Il a des caprices et des changements d’humeur surprenants. Il vous sourit, il vous berce, il vous cajole avec une coquetterie toute féminine ; et tout-à-coup le traître se hérisse, grimace, mugit comme un sauvage — pardon, bons montagnais — j’ai voulu dire, comme un iroquois !

Heureusement, à l’endroit où nous sommes il n’a pas de profondeur et nous pouvons nous moquer de sa rage ; car à plus d’un demi mille du rivage nous aurions à peine de l’eau jusqu’à la ceinture.

La vague n’est donc pas forte, mais le vent souffle avec une telle furie que l’eau poudroie comme la neige folle de nos hivers.

À notre grand regret il faut dire adieu à Mistassini et virer de bord. Mais en revenant vers la Pointe-Bleue le lac se creuse, la vague grossit et nous prenons bientôt un bain de siége au fond de nos canots.

La Pointe-des-sauvages est devant nous, et nos canotiers se déclarent impuissants à la doubler. Nous prenons terre dans une anse, et comme la distance qui nous sépare de la Mission n’excède pas trois milles, nous laissons là canots et canotiers et nous revenons à pied.

Un spectacle intéressant nous attendait. Un jeune montagnais et une jeune montagnaise venaient de se décider à renoncer au célibat.

Ni l’un ni l’autre n’y songeaient la veille. Mais la vue du missionnaire, et la pensée qu’il ne le reverrait que dans un an, avaient réveillé dans le cœur du jeune sauvage un vague désir de s’adjoindre une compagne. Il allait s’enfoncer dans la forêt pour dix longs mois, et cette solitude l’effrayait un peu. Avec une bonne petite femme qui allumerait son feu, cuirait son caribou, et lui ferait un bon lit de sapin sur la neige, l’hiver serait moins long.

Il communiqua son désir au P. Lacasse le matin après la messe, et lui nomma la jeune fille qu’il voulait épouser.

Elle, ne s’en doutait aucunement ; car on ne fait pas la cour chez les montagnais et l’on ignore complètement les fréquentations.

Il alla ensuite confier son secret aux parents de la jeune fille, et fit agréer sa demande, en vantant un peu — mais sans phrases — son habilité à peler l’écorce du bouleau, à fabriquer et conduire un canot, à tirer de l’arc et du fusil.

La jeune fille fut alors avertie, et se montra aussi bien disposée que............ nos jeunes canadiennes. Elle témoigna moins de satisfaction, mais ne fit pas plus d’objections.

Elle venait de donner son consentement quand nous arrivâmes, et nous assistâmes au mariage, avec une partie de la tribu.

À la porte de la chapelle, le nouveau marié s’avança vers nous et nous donna la main ; la nouvelle mariée se contenta de nous saluer, et nous les suivîmes.

Le mari marchait seul en tête, à plusieurs pas en avant de la nouvelle épousée, qui suivait, seule aussi, avec un air modeste et résigné, en souriant légèrement à ses amies rangées sur son passage. À quelques pas derrière elle venaient les assistants.

Arrivé à sa cabane le mari entra et laissa la porte grande ouverte. La femme suivit, la porte se referma, et les assistants se dispersèrent.

Au dehors, sur un petit feu, flambant entre deux pierres, la mère du nouveau marié préparait le dîner de noces. Il consistait en une crêpe très épaisse. Je ne dirai pas que ce menu me parut extravagant.

Le P. Lacasse nous rejoignit, et après nous avoir donné quelques renseignements sur les mariages montagnais, il nous raconta le trait suivant :

Un jeune couple montagnais se trouvait un jour agenouillé au pied de l’autel pour recevoir le sacrement de mariage. Mais quand vint le moment de prononcer le oui final — j’allais dire fatal — la jeune fille répondit énergiquement “ non ” et motiva son refus : “ le jeune prétendant n’avait pas encore tué un caribou. ”

Ce coup de théâtre causa un peu d’émoi dans la chapelle. Mais quand la jeune fille se fut retirée, le missionnaire éleva la voix et dit : s’il y a dans l’assistance quelque jeune fille qui veuille épouser l’homme ici présent, et si ses parents n’y objectent pas, qu’elle s’approche. Alors, une jeune fille se leva, échangea quelques mots avec son père agenouillé à ses côtés, et s’avança vers la balustrade. Le jeune homme tourna la tête, fit signe qu’il acceptait, et le mariage eut lieu.

Or — ce qui étonnera les jeunes gens, et non les hommes d’expérience — ces mariages impromptus ne sont pas plus mauvais que les autres.

Vers 5 h. p. m. le vent s’étant un peu apaisé, nos canotiers nous rejoignent. Nous remercions M. et Mme Otis de leur bonne hospitalité, et nous repartons pour la Pointe-Bleue, escortés jusqu’au rivage par une grande partie de la tribu.

Le lendemain matin, le temps était magnifique et la surface du lac n’était qu’un peu ridée par une brise légère, mais cette brise pouvait fraichir, et nous retarder encore, peut-être ; et nous n’avions plus que deux jours pour nous rendre à Chicoutimi.

Grâce à l’obligeance de M. Euloge Ménard, propriétaire du seul yatch qu’il y ait sur le lac St. Jean, nous nous embarquâmes tous ensemble dans son yatch, et nous mîmes à la voile en trainant nos canots à la remorque.

Comme nous l’avions prévu, le vent augmenta, et nous nous estimâmes très heureux d’avoir sous nos pieds un fond plus solide qu’une écorce de bouleau. Nous traversâmes le lac en droite ligne dans toute sa longueur.

Nos canotiers ne semblaient pas fâchés d’avoir déposé l’aviron, et dormaient profondément dans la chambre du yatch.

Pendant cette navigation très agréable, mais qui n’a rien d’extraordinaire et que tout le monde connait, je demande la permission de raconter l’histoire d’un excentrique dont le P. Lacasse et moi avons beaucoup parlé pendant ce voyage, et qui a laissé des souvenirs aux bords du lac St. Jean.

Je n’affirme pas que cette histoire soit vraisemblable. Je soutiens seulement qu’elle est vraie dans tous ses détails.