En Pays bouddhique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 834-863).
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EN PAYS BOUDDHIQUE

II[1]
RANGOON ET MANDALAY

Nous sommes retournés chez les bouddhistes, mais, cette fois, c’est dans son plus illustre centre que nous voulons voir leur religion, avec ses antiques dehors et le peuple des fidèles. Plusieurs soirées à la grande Shwe-Dagohn, la pagode dont le renom attire les pèlerins de Chine et du Japon. Elle domine une partie du Delta. Nous remontions les embouchures du fleuve, et Rangoon était encore loin quand nous vîmes poindre à l’horizon ce pâle fantôme d’or.

Très banalement, nous y arrivons en tramway, et nous ne voyons rien d’abord que deux chats. Chats horrifiques, chats géans, de même taille que les palmiers d’alentour, chats-dragons, tout blancs, gueule béante, bordée d’un feston de crocs, langue pointue qui se recroqueville, moustaches flamboyantes : — les génies-gardiens de ce porche, chargés de faire peur, de leur grimace, aux esprits hostiles, aux vieux démons des cultes pré-bouddhiques.

Entre ces deux épouvantails de plâtre, les pavillons de l’entrée échafaudent leurs pyramides de kiosques indo-chinois. Au dessous, toute noire, bâille l’entrée de la galerie ascendante qui, cinquante-cinq mètres plus haut, débouche au pied même de la pagode. — Un couloir, coiffé de petits triangles qui s’emboîtent les uns dans les autres, comme ces tunnels minuscules que les enfans construisent avec des cartes pliées en deux.

Nous y pénétrons, dans le remous de soie rose que fait la foule, avec les fleurs que chacun porte pour les offrandes, — plus lumineuses, ces fleurs et ces soies, à la bouche noire de cette galerie, — et l’ascension pieuse commence. Une rude grimpée, car la pente est raide et chaque marche est très haute, taillée de façon à retarder les fidèles, à leur imposer l’allure lente d’effort, de respectueuse attention. Sans doute aussi, dans ce ténébreux escalier qui mène à la glorieuse spire d’or, à son rayonnement sublimé dans l’éther, ces difficiles degrés symbolisent la pénible montée de l’être à travers les étapes des renaissances, des enfers et des paradis, dans la noirceur de l’illusion, vers le vide lumineux du nebbhan[2].

Peu à peu, l’œil s’accoutumant à l’obscurité, des figures de dieux et de démons se révèlent, accompagnant notre ascension. Çà et là un rayon poudreux filtre d’un petit trou de la toiture, et met un peu de clarté sur les fresques naïves, — scènes d’enfers bouddhiques, tout pareils à ceux de la vieille imagination chrétienne : diables verts, cornus, enfourchant des damnés, attisant des flammes sous des grils. Mais, ailleurs, certains tableaux de jugemens derniers étonneraient un chrétien : des chevreuils, d’humbles souris accusent leurs meurtriers humains que des dieux effroyables livrent aux tortionnaires.

En bas, entre les piliers, de petites marchandes birmanes sont installées, fort insouciantes de ces menaces. Des deux côtés du long escalier, c’est une file d’échoppes, étalages puérils comme ceux du Jour de l’an sur nos boulevards. Seulement, ici, les joujoux sont d’une irrésistible cocasserie mongole : pantins, singes, tigres, — un peuple de monstres nains, aplatis, mais ils se rengorgent, se recourbent, se hérissent, de la façon la plus plaisante à l’œil mongol. Ils dansent par grappes au bout de leurs ficelles qui les disloquent dans le meilleur style birman. Et ce ne sont nullement des joujoux, ces petits grotesques, mais de pieuses imagés de natz, de devas, — primitifs génies autochtones dont le bouddhisme peupla ses enfers et ses paradis, frères des mystérieux esprits que figurent les grands chats de plâtre, gardiens de ce tunnel. Et, sans doute, ces bibelots sont aussi des amulettes contre les animaux terribles de la campagne birmane, comme Monsieur tigre, par exemple, car, parmi les acheteurs qui se pressent autour de ces échoppes, je vois surtout de pauvres paysans de la rizière et de la jungle et, çà et là, d’étranges et barbares pèlerins, en bottes, en rudes étoles rouges et noires qui leur tombent du cou, les sauvages montagnards venus des États Shans pour adorer les reliques enfermées dans la Shwe-Dagohn. Quel contraste entre leur lenteur rustique, leur pesante gaucherie et l’aisance des petites vendeuses qui, prestement, font gambader au bout des ficelles, désarticulent bêtes et pantins sous leur nez !

Dans le frôlement des soies roses et des pieds nus, nous montons avec les fidèles qui vont psalmodier leurs prières du soir ; des jeunes femmes, surtout, et de petits enfans. Nous montons dans l’ombre bleue, entre les étalages naïfs où l’on vend aussi tous les menus objets gracieux du culte : les suaves monceaux de jasmin, les jaunes et rouges guirlandes satinées d’où montent les trop molles, les trop extatiques odeurs propres aux temples d’Asie, — et des fleurs en brochettes aussi, au bout de bâtonnets que nous tendent des fillettes de dix ans, et des fleurs de papier, et des baguettes d’encens et de coûteuses feuilles d’or pour « s’acquérir du mérite » en les collant à la base de la grande pagode qui, de siècle en siècle, devient ainsi plus épaisse. Et des cierges peinturlurés que l’on pique devant les saintes images pour gagner des grâces et mêlera l’ivresse de l’encens, des fleurs, ce rayonnement jaune des cires sur les autels, entre des surfaces dorées, cette vie intime et mystique des lumières dont les cœurs bouddhiques, comme les nôtres, savent les influences. Et des chapelets pour égrener les litanies, et des drapeaux de prières, et des gongs et des triangles de cuivre pour appeler l’attention des puissances invisibles. Et, frôlées par les groupes qui montent et descendent, toutes ces plaques suspendues se balancent, s’entrechoquent : c’est une tintinnabulation babillarde qui nous suit et nous entoure dans notre ascension rude, — l’âme même de ce délicat peuple puéril, dirait-on, son âme qui monte en un bruissement clair, parmi les fleurs, les joujoux, les croquemitaines, les bêtes de conte bleu, sous les images d’enfer et de paradis naïfs, parmi toutes les créatures de son propre rêve, vers la claire terrasse où les grands bouddhas, sur leurs trônes d’or l’attendent, souriant de paix mystérieuse.


Enfin voici la lumière, voici les seuils sacrés. Mais, avant d’y poser le pied, arrêtons-nous au portique étonnant qui se dresse à la sortie de ce tunnel. C’est une station que l’on médite ; des cierges y brûlent avec des parfums, épanchent un premier effluve religieux.

Une architecture de bois, comme les japonaises, comme presque toutes celles d’Extrême-Orient, mais quel miraculeux outil en a fouillé la substance, l’allégeant comme une mousse, la spiritualisant à force d’évidement et de ciselure ? De toutes ces pointes, de toutes ces courbes des épaisseurs ajourées débordent, sinueuses comme une pâte coulante qui se serait figée là. Dans ces draperies d’ébène qui tombent des toitures fluent, s’enroulent, s’enlacent toutes les lignes végétales, animales, humaines. Des dieux et des génies y pullulent, bordant les lignes de contour de leurs légions mitrées, et leurs corps ondoient mystiquement, montent comme une frange de flammes. Et des éléphans, des singes, des oiseaux, des chevaux, des bœufs traînant des chars ; des grappes de fruits mêlées aux entrelacs des branches et des feuilles, tout cela confus, innombrable, mais secrètement conduit par de subtiles arabesques : lignes infinies qui circulent par-dessous comme dans une symphonie de Wagner. Vieux panthéisme de l’Inde qui n’a trouvé son analogue que dans l’Allemagne moderne, vieux sentiment hindou du développement, de l’incessante germination, de l’ondoiement sans fin et vaporeux des formes, — mais exprimé avec quelle patiente minutie chinoise, traduit suivant quels rythmes propres à l’admirable sentiment décoratif de ces races jaunes ! Au-dessus de ce rêve fourmillant, les franges d’un cocotier mettent la présence lourde et somptueuse de la nature équatoriale.

Mais vite, à travers une bouffée d’encens, nous franchissons la colonnade trapue de ce portique. Aussitôt, une fantastique apparition, un décor que nulle cervelle d’Europe n’aurait inventé ! Au milieu du plateau dallé, une large, une circulaire masse d’or, la base d’un prodigieux monument sonnette qui monte, se renfle, surgit au-dessus de tout, se rétrécit, s’élance en flèche à trois cent trente pieds de hauteur. Rayonnant essor ! D’un trait, le regard file à sa suite, monte jusqu’au délicat bijou qui, là-haut, coiffe l’aiguille suprême, jusqu’au chapeau conique où mille clochettes à peine visibles dansent à des cercles d’or.

Mais le plus singulier, c’est que cet extraordinaire monument semble avoir fait des petits. A sa base, sur les quatre cents mètres de son pourtour, une véritable prolifération de pagodes minuscules lui fait une ceinture de plusieurs rangs. Inégales de hauteur, et comme d’âges différens, ces sonnettes sont toutes semblables. Avec la monotonie des énumérations, des litanies, des rabâchages bouddhiques, c’est la même forme sempiternelle, répétant inlassablement la même idée. Nous faisons le tour de ces édicules sacrés où rien ne se passe, et, à nous perdre dans le labyrinthe désert que forment leurs intervalles, nous avons l’illusion d’errer dans quelque invraisemblable Père-La chaise. Seulement, à gauche, avec ses replis, ses degrés, ses dragons, la grande masse d’or tournante nous déroute, et d’autant plus que, sa convexité nous dérobant sa forme totale, nous ne la voyons pas continuer et finir.

De l’autre côté de cette pépinière, c’est la grande aire de la terrasse, ses espaces vides, son désordre de chapelles coniques sous des cocotiers. Un campement religieux sous de beaux feuillages, un campement de bouddhas, car ces kiosques, ces tasoungs, comme la plupart des monumens mongols, ne sont que des variations sur le motif de la tente, de la tente primitive, celle des nomades jaunes qui des hauts plateaux sont venus, dans cette péninsule voisine de l’équateur, alanguir leur sang à celui des molles races hindoues. Oui, des tentes, ces pavillons, des tentes superposées par cinq, par sept, toujours par nombres impairs où réside quelque idée mystique, leurs coins, leurs cornes se relevant pour surgir en antennes verticales comme des piquets. — D’autres édifices dans ce baraquement sacré sont plus étranges encore ; un échelonnement de disques en retrait les uns sur les autres comme pour des jeux de cascades. Et, sur ces gradins concentriques, des bêtes de chimère rangées en cercle, — phénix, Iéogryphes, — regardent devant elles, tête haute, d’un regard impassible et droit, qui, par-dessus nos têtes, semble dardé sur de l’invisible. — Beaucoup de mâts dressés, encroûtés d’émail et de laque rouge, incrustés de petits miroirs, et les rubans qui les relient, les banderoles qui ruissellent font un décor de fête. Quelques-uns portent haut des guirlandes de fleurs, semblent d’énormes réverbères. A leur pied, des rocailles où des éléphans mêlés à des humains s’élèvent, supplians, vers un nirvana difficile, grimpent, contournent de pieuses trompes, lèvent leurs pieds de devant en gestes très gauches de prière. — Il y a des groupes de statues, dont les mitres à degrés répètent l’effilement de tout ce que l’on voit ici. Les joviales figures, sous ces coiffures rituelles, les gras et gais gaillards qui s’esclaffent, gesticulent, gambadent, moustaches au vent, panse ballottante, entre des groupes de danseuses ! — celles-ci bardées dans l’étroit vêtement hiératique dont les volans rigides, d’une minceur de lame, s’étagent, s’élargissent l’un au-dessous de l’autre, répètent le principe de l’architecture indo-chinoise : longue pyramide, saillies acérées, retroussis de pointes étagées. Mais de ces aériennes figures que la danse allège encore les têtes se renversent, les bouches sourient avec une douceur heureuse, les poignets se retournent : du bout des pieds jusqu’à l’extrémité des doigts, quelles musiques les traversent que nous ne pouvons pas entendre ?

Que tout cela est mince, peu sérieux, — une fantaisie passagère de quelques instans ! Flèches effilées, périssables constructions de bois qu’on laisse s’effriter, gracieux sourires, gestes de danse, que tout cela dit bien l’idée bouddhique de la vie sans substance, pur rêve toujours en train de se défaire, comme ces fugitifs aspects de paysages, — rayons de soleil dans la brume, papillons sur des fleurs, — que notent la peinture et la poésie bouddhiques de la Chine et du Japon ! Que ces lignes aiguës d’architecture, que ces ondulantes silhouettes de statues sont dépourvues de conviction autoritaire ! C’est ici l’antipode de l’art égyptien, tout entier fondé sur la croyance à la fixité de la matière, à la pérennité des dieux ! — Et partout, au milieu de ces choses sans gravité, le tintement des cloches suspendues au ras de terre dans l’entre-colonnement bas des portiques, dans l’ombre des pavillons-pagodes. Trois coups frappés avec un bois de cerf par les dévots, pour, lestement, « s’acquérir du mérite, » gagner une indulgence, améliorer le Karma qui les fera monter ou redescendre, au sein de l’illusion, dans la série des renaissances. Et partout aussi, le rayonnement de l’or, des murailles d’or, et les grands bouddhas d’or sur les autels, dans l’ombre des chapelles, des niches, en plein air, parfois plus grands que nature et répétés comme une obsession, par séries de douze, de vingt, accroupis, debout, couchés, — la plupart, les plus anciens, abandonnés, oubliés, sans fidèles, écaillés sous leurs rangées de dais poudreux, sous leurs parasols qui s’effilochent, — et devant eux, de même taille surhumaine, d’une expression aussi niaise à force de béatitude nirvanique, des statues de disciples agenouillés en files, des poupées d’or prosternées dans l’adoration.

Aux pieds de ce peuple colossal et radieux, les minuscules humains. Sur les espaces libres de la terrasse, sous la végétation des kiosques, des arbres, des mâts enrubannés, entre les noires étoiles que font sur les dalles blanches les ombres des cocotiers, les poupées birmanes traînent dans leurs jupes roses les petits pas de leurs petits pieds : semis légers de claires couleurs çà et là saupoudrant la grande aire. Passent des groupes de bonzes, le crâne nu, bossue, jaune comme un buis poli, le visage réduit à l’ossature, — mais vieillots plutôt que vieux, puérils malgré leur dessèchement d’ascètes et la splendeur de leur draperie orange. Très différens des religieux de Ceylan, dont le front haut, la physionomie de gravité classique et tout aryenne, les disait fils de l’Inde, arrière-neveux des vieux penseurs qui, de père en fils, s’enfonçaient dans la forêt pour rêver en paix l’univers, et n’inventèrent un jour le bouddhisme, négation de la métaphysique, que par satiété de la métaphysique. Sûrement, ceux-ci ne métaphysiquent point. Ils ignorent les démarches de la pensée spontanément visionnaire et pessimiste, qui, toute substance détruite par l’analyse, toute réalité volatilisée dans le rêve, a trouvé pour discipline de vie les formules qu’ils ressassent. Du bouddhisme ils n’ont pris que les négations, celles qui défendent à l’homme de se donner à quoi que ce soit, mutilent ses énergies, l’éteignent dans le quiétisme bénin où s’est endormi tout le Thibet. Mécaniquement, comme tous leurs coreligionnaires du monde jaune, ils dévident des bobines à prière. Tristes Pohngyes, pauvres « grandes gloires ! » Sans mot dire, avec des sourires de vieux enfans, ils nous tendent leurs sébiles. La plupart, à la vue de piécettes blanches, lèvent des yeux d’extase, — mais, pour les prendre, ils sont très attentifs à se couvrir la main d’un pli de leur voile ! Admirable casuistique de moines en décadence, habiles à tourner la règle, car celle-ci leur interdit de toucher de l’argent. Défense aussi de fumer, ce qui n’empêche pas une voix timide de supplier : « cigare ! » — tandis que deux yeux se font plus niaisement tendres encore.

De vieilles bonzines, aussi, trottinent, chancelantes à notre suite : oh ! les vieilles pattes tremblantes qui se lèvent pour implorer ! les petits cris doux, le vagissant concert qui nous assiègent ! Et toutes les vieilles faces se tournent vers nous, toutes les vieilles bouches édentées, et des yeux aveugles, fermés sur de la nuit intérieure ou qu’une taie blanchâtre a voilés. Courbées, cassées en deux, dans leur draperies sales, exactement de même couleur que le parchemin ratatiné de leur peau, le crâne tondu, elles semblent sculptées dans un ivoire comme ces 'netzukés grotesques où les Japonais savent enfermer un raccourci d’épouvante. Elles en attestent l’effroyable exactitude. C’est la même intensité mongole de déformation physiologique, de grimace dans la souffrance ou l’idiotie, la même laideur hallucinante et pitoyable. — Mais, sur ces physionomies, faut-il juger le bouddhisme birman ? Tout homme fatigué de son métier ou de son ménage peut prendre la robe orange ; quelques-uns, chassés de leurs couvens, ne la gardent que pour mendier. Dans la campagne de Rangoon, j’ai trouvé des monastères peuplés de religieux graves, silencieux, qui ne levaient pas les yeux sur l’étranger. Et ces bonzines, je le découvre à présent, sont des lépreuses. Le blanc étrange, le blanc terne de leur peau est celui de l’horrible maladie. Aux doigts de quelques-unes les phalanges manquent. Des parias, ces lamentables vieilles, ces larves blanchâtres qui se traînent et tâtonnent, des hors-caste, que leur tare condamne à l’infamie, réduites, comme les cagots de notre moyen âge, à vaguer à l’ombre des lieux sacrés, étalant leurs ulcères pour attirer l’aumône et murmurant des patenôtres.

A travers le grand parvis, les petits groupes diaprés errent au pied de l’énorme sonnette d’or, — des jonchées de roses et de tulipes, dirait-on, que le vent léger promène çà et là. Mais, auprès des chapelles principales, surtout devant celles qui s’enfoncent, aux quatre points cardinaux, dans l’épaisseur de la grande pagode, les fleurs vivantes, immobiles, rangées avec ordre, composent de lumineux parterres. Ordre voulu par le rite pour la méditation fervente. Comme le soir, au salut, dans les églises catholiques, il n’y a guère là que des femmes. Comme leurs sœurs d’Europe, celles-ci défendent la tradition, les vieilles croyances, les vieilles coutumes, — la coutume sacrée qu’est la religion, — contre les idées étrangères ou nouvelles. Par elles, le génie historique d’une race cherche à durer. L’invincible instinct qui, toujours, les ramène au pied de ces autels, c’est ce génie même qui résiste aux progrès de « la raison, » de la courte raison humaine, — seulement humaine, et qui lui en veut, à ce mystérieux génie, parce qu’il est d’un autre ordre qu’elle-même, vraiment irrationnel, spontanément issu de l’insondable et divine nature, incompréhensible dans ses démarches comme les principes et les procédés de la vie.

En rang, les petites dévotes, à un pas les unes des autres. Toutes sont à genoux, le corps assis sur la semelle retournée, mais, soigneusement, les plis du pagne cachent tout de leurs pieds nus. Attentives, avec une minutie religieuse, à la hauteur de leurs visages elles ont levé leurs mains que le rite accole, et leurs doigts allongés serrent l’offrande qu’elles présenteront tout à l’heure : baguette d’encens, brochette de fleurs, et toutes ces attitudes sont parallèles, identiques. De menus paquets posés à terre, des ballots de soie rose et safran d’où sortent ces petites boules de têtes à chignon, ces graves petits profils camus, ces mains tendues et sévèrement unies. Entre les femmes il y a beaucoup d’enfans, eux aussi en blouse lumineuse de soie, et les yeux bridés, — des petits nés d’hier qui viennent s’initier à la vieille religion d’extrême Asie, répéter les altitudes minutieuses que chaque génération bouddhiste enseigne à la suivante. J’aperçois même un enfant blanc ; c’est un petit Anglais à cheveux blonds ; sans doute une pieuse nourrice l’amène ici pour que les bonnes influences du Gautama doré le suivent dans sa vie païenne. Il y a deux barbares du Nord, sabre au côté, chapeaux coniques comme ceux des Pavillons noirs, et qui, visiblement, s’appliquent à bien copier les gestes des fidèles, n’ayant pu s’instruire, dans leur pays sauvage, à tous les rites de la religion de douceur et d’innocence. Et des chiens, un chat, mêlés aux rangs attentifs, non loin des arbres sacrés, des beaux arbres-pagodes où des images sourient dans leurs niches, sous les mangeoires disposées pour les oiseaux du ciel.

Point d’officians, point de musiques ni de chants. Rien qu’un sourd bourdonnement, murmure non de prières, mais de sentences, de formules récitées très vite, en ritournelle, car leur nombre fait leur pouvoir : comme les coups frappés sur les cloches, leur répétition ajoute au crédit du fidèle ; son karma en dépend, la qualité de sa prochaine renaissance dans la série des formes qu’il lui reste à traverser avant le total épuisement de son principe de vie et la béatifique extinction de soi-même. Toute-puissance sociale de ces formules et litanies : par suggestion, elles agissent sur l’homme ; elles assurent en ces âmes d’aujourd’hui l’empire de la vieille morale bouddhique ; elles perpétuent les antiques civilisations que cette morale a fait éclore. « Vénération au Bouddha, » répètent ces petits Birmans de notre XXe siècle, comme, au temps d’Açoka, les bouddhistes de la vallée du Gange. « Vénération à la Loi, vénération à l’Assemblée… »… « Je vénère avec le corps, avec la bouche, avec l’esprit… »… « Aneh’sa, Dokka, Anatta, » dit encore le gracieux peuple : « Changement, Souffrance, Illusion. » La voilà, la triste devise où se concentre tout le vieux pessimisme de l’Inde, celle qui nie tout bonheur et toute réalité, — étrange formule de vie dont pourtant a vécu la moitié de l’humanité, plus surprenante encore dans la bouche de ces mignonnes poupées roses. Avec quel souci de l’intonation cérémonieuse, de l’attitude prescrite, on la psalmodie ! Pour achever de gagner les grâces qui s’y attachent, chaque paire de mains accolées se lève jusqu’à la racine du nez, s’y appuie de la base du pouce et reste là, cependant que trois fois, par plongeons mécaniques, soudain cassées en deux, les figurines se prosternent, aplatissent leurs faces contre terre.

Ceci à l’entrée des quatre chapelles qui au nord, au sud, à l’ouest, à l’est, s’enfoncent dans l’épaisseur de la grande spire. Très sacrées, très anciennes, ces chapelles, surtout celle du sud où nous nous arrêtons, car son histoire se perd dans une antiquité de légendes[3], remonte au temps où furent apportés en Birmanie les huit cheveux de Bouddha, dont cette pagode est la cassette merveilleuse. Dans ces chapelles, l’or d’un éclat plus sourd, arrondi aux angles, bossue par les âges, a l’air d’une vieille pâte tendre et précieuse, toute striée de noir. Les Gautamas y sont parfaitement nobles ; rien de la mollesse atone, de la grasse béatitude qui ennuie tant chez ceux d’aujourd’hui. Du haut de leurs piédestaux de granit qui sont des lotus stylisés, les saintes figures sourient, les paupières baissées, d’un sourire retroussé, très aigu, comme celui des Athènes primitives, des divinités archaïques de tous les peuples : sourire d’une dignité mystérieuse et souveraine. Le bras droit tombe ; la main s’allonge sur le genou dans une éternité de paix. Avec un soin raffiné se disposent les plis de la draperie, en longues lignes sinueuses, aussi purs et respectueux que ceux d’une statue du moyen âge japonais. Et ces beaux plis, et ce beau front, et cette figure de galbe allongé, de type si haut, — toute cette délicatesse subtile, cette pudeur, cette réticence, ces yeux fermés par l’esprit qui se retire en soi, ce sourire enfin, ce sourire serré sur du mystère, tout cela est vraiment d’un dieu dont la radieuse pureté trône au-dessus des petits Mongols à faces plates, des petits singes humains qui, étant humains, savent la mort et pressentent les puissances invisibles…

Mais ce ne sont là que les statues extérieures ; rangées autour du péristyle, elles font face au parvis. D’autres, dont les épaules d’or surgissent derrière les colonnes, leur tournent le dos, font en dedans le tour de la chapelle, — un cénacle muet que préside au fond de sa caverne le plus vénéré de tous ces bouddhas. Mais, dans cette dernière retraite qui n’est que splendeur chaude, que reflets et qu’ombres d’or, est-ce bien un bouddha que font briller toutes ces lumières ? Il n’a plus de traits, plus d’yeux, si épaisse est la couche des feuilles d’or dont les générations de pèlerins l’ont recouvert. Un monstre, ce roi de tous les bouddhas, une sorte d’idole polynésienne dont le nez pointu semble planté dans une boule, mais d’une matière inouïe, tant est grave, grenu, le rayonnement, au-dessus des flammes tremblantes, de toute cette croûte exfoliée.

Alentour, par buissons, par files, sur les marches de l’autel les cierges brûlent ; leurs jaunes lumières ondoient comme des légions d’âmes suppliantes ; au-dessus d’eux, la voûte s’enfonce et s’abaisse, avec ses lueurs de pépite, noircie çà et là par les fumées séculaires de ses flammes. Et, comme les cires qui se sont consumées sur ces marches, toutes les générations ferventes, autrefois, ont laissé là leur trace. Dans ce lieu presque clos où tant de croyans se sont pressés, ces murs, polis par le contact des corps et des mains qui ne sont plus, ces colonnes violettes sont imprégnés et comme attiédis d’humanité. Des milliers de genoux ont creusé les degrés de cet autel. Derrière nous, c’est le murmure de la foule prosternée devant l’illumination de cette crypte d’or, où maintenant de vieilles bonzines pénètrent une à une, pliées en deux, tenant des cierges, comme des communiantes.

Comme des communiantes, car tout ici nous évoque — de si loin ! — les cérémonies catholiques. Cette rumeur de prières, ces litanies, ces femmes courbées sur des rosaires, cette molle odeur de l’encens, des cires qui fondent, des monceaux trop épais de fleurs, cette chaude lumière emprisonnée à l’heure du crépuscule dans de l’or que l’on dirait byzantin, — que tout cela nous touche de nostalgie, que tout cela est apaisant, engourdissant comme une tiède caresse pour le cœur, chargé de puissances d’hypnose ! Un refuge hors du monde à la façon des chapelles scintillantes, englouties à six heures du soir dans la nuit d’un grand vaisseau gothique ! Le vieux mysticisme oriental, dont c’est ici l’une des patries ! Par quelles voies s’est-il insinué pour l’ensorceler et l’alanguir dans notre vigoureux Occident ? Qui, dans les naos vides d’Egypte, dans les fourmillantes pagodes de l’Inde, a senti sur ses nerfs les influences de son trouble parfum, le reconnaîtra toujours ! Du premier coup, en approchant du Parthénon, on sent bien qu’il n’a jamais flotté sous ce péristyle et ce fronton. — Mais, auprès d’un autel catholique, comme on en retrouve les spéciales magies, les endormans effluves ! Surprenantes ressemblances, aux deux bouts de l’énorme continent, entre des civilisations qui purent subir des influences communes, — à quel moment précis, par quels intermédiaires ? peut-être à la faveur du confus mélange, de la fermentation d’idées et de races opérés par l’empire romain — mais qui se développèrent sans se connaître. Non seulement, du bouddhisme au catholicisme, les analogies de sentiment sont frappantes, — mais combien de faits, de formes, d’institutions de même espèce ! A l’origine du bouddhisme, un maître, un sauveur du monde, venu « par pitié pour le monde ; » autour de lui, des apôtres ; puis des récits oraux de ses gestes et de ses paroles, fixés en pitakas qui sont des évangiles ; des conciles enfin arrêtant le dogme et les disciplines ; — en Birmanie, des couvens, des religieux tondus, des retraites, un baptême, un carême, des cloches, des chapelets, des cierges ; à Ceylan, des officians ; au Japon, un culte dont le détail rappelle la messe d’une façon saisissante, des Kwannon qui semblent des statues de la Vierge, des vêtemens sacerdotaux qu’on prendrait pour des camails, des étoles ; au Thibet, une hiérarchie ecclésiastique qui s’étage sous l’autorité d’un pape, des cathédrales, des chapitres, des offices chantés, de l’eau bénite, tout cela menant l’homme par des disciplines minutieuses, par des procédés d’hypnose et la peur de l’enfer, vers le renoncement à soi, endormant sa volonté de vivre, le détachant de lui-même et du monde. Seulement ce ne sont là que des similitudes comme celles que signale la zoologie entre animaux de classes différentes, le cétacé, par exemple, et le poisson. Les nécessités extérieures, l’adaptation à des circonstances pareilles ont créé des dehors, des habitudes de vie, et même des états psychologiques qui se ressemblent. Mais que les essences sont différentes ! L’idée d’un Dieu substance, de substances créées et distinctes, l’immortalité personnelle des âmes, la résurrection de la chair, l’enfer et le paradis définitifs, — c’est l’antipode métaphysique et théologique du bouddhisme ; autant d’hérésies pour celui dont l’impassible sourire est partout sur ce parvis, dont les paroles prononcées « par pitié pour le monde, » il y a vingt-cinq siècles, ont prosterné tant et tant de millions d’hommes, comme ce soir ce menu peuple-bibelot.

Extraordinaires paroles de consolation pour nos esprits d’Occident ! Déjà sans doute, la pensée hindoue avait vu l’univers fondre dans le Brahma neutre, sans qualité, qui, n’étant ni ceci, ni cela, peut vraiment s’appeler l’être identique au non-être. Toute réalité ainsi volatilisée par l’analyse ou l’intuition, le problème métaphysique s’abolissait ; les hommes n’avaient plus qu’à tirer les conclusions pratiques. Or, dans l’Inde, la réaction générale à la vie s’est toujours faite en douleur. Dans le triangle de cette vaste péninsule tout entière située dans la zone torride, où des races, séparées du reste de l’humanité, soumises à de si puissantes influences physiques, se sont développées à part et comme en vase clos, le pessimisme est familier comme les famines, endémique comme le choléra. On le reconnaît au ton de la vieille littérature, à l’appétit du néant qui s’y exprime du fond de l’être, — avec quelle ardeur de soupir ! — comme on le devine encore aujourd’hui à la morne langueur des yeux de ténèbres, à la fatigue, à l’ennui des mornes physionomies détendues. L’Européen a vite le sentiment d’y voyager à travers une nappe flottante et continue de tristesse, — étrangement mêlée à la couleur éclatante des costumes, à la splendeur des parures et du décor ; — tristesse sous la torpeur et le feu du ciel, au sein d’une nature disproportionnée à l’homme ; — tristesse de la caste où l’Hindou est inexorablement enfermé, condamné à tourner de père en fils dans le cercle sans issue du métier ; — tristesse des inéluctables traditions qui, d’avance, règlent le détail de la vie ; — tristesse, surtout, des cultes absorbans et compliqués, des noirs cultes démoniaques, des religions monstrueuses dont les molles cervelles imaginatives se sont véritablement frappées, qui les mènent par l’obsession, font de l’Inde une possédée, la monomane hallucinée du rite. Tristesse de la vie, répète l’Inde depuis ses origines, — et, par le rêve, par la spéculation, par l’extase, par l’hypnose, l’hébétude systématique, l’ivresse, l’opium, l’orgie mystique, qu’a-t-elle fait que tacher à fuir la vie ? Quelle félicité a-t-elle promise à l’homme que de s’en évader tout à fait, de n’y jamais revenir, de n’être jamais repris par la roue des transmigrations, de se fondre enfin dans l’être ou le néant ? Le bouddhisme est une méthode, accessible non plus seulement aux brahmes, mais à tous les hommes, une calme méthode pour atteindre à cette perfection. Ni Dieu, ni âme, ni matière, dit-il, rien que des composés, des skandhas, tout étant « semblable à l’écume, semblable à une bulle d’eau, » sans essence, sans permanence, sans moi, — changement, souffrance, illusion, Aneh’sa, Dokka, Anatta, comme l’affirme la sempiternelle formule que bourdonnent en ce moment tant de lèvres au pied de ces « mages. Mais le salut est possible, et c’est la bonne nouvelle à tous apportée par le Bouddha. Hors de la réalité-mensonge, hors du devenir-souffrance, il est des « sentiers. » Que l’homme s’applique à se déprendre des choses et de soi-même, qu’il s’entraîne aux disciplines, à la retraite monastique, qu’il supprime en soi le désir, aiguillon de la vie, force par laquelle le composé vivant, ce tourbillon, transmet en se défaisant son élan acquis au nouveau composé qui, héritier de son mouvement (kharma), n’est que lui-même sous une forme différente, et voilà l’homme sauvé. Maître de soi, vainqueur du vouloir vivre, du principe qui l’assemble et le fait renaître, affranchi de l’égoïsme comme de l’illusion, dédié à ce qui n’est pas lui, charitable, il monte vers l’état suprême « où le quittent enfin tout sentiment d’individualité, toute idée, toute sensation particulière, toute conscience de quoi que ce soit. » Comme un nuage qui se résorbe insensiblement dans l’universel azur, il s’évanouit alors « de cet évanouissement qui ne laisse absolument rien subsister[4]. »

Au sortir des ardeurs confinées de cet oratoire, nous trouvâmes les libres ardeurs du crépuscule, menaçantes, et qui semblaient toutes prochaines. Silencieusement allumées, elles avaient transfiguré le paysage.

L’Orient était mort, d’un bleu terne et très tendre de nuit où des astres s’allumaient déjà. Mais de l’Occident un effluve rouge s’élevait jusqu’au hti de la haute pagode, — une auréole qui sortait d’un vide clair par une insensible naissance, se suspendait à trente degrés au-dessus de l’horizon, et, rose vers le bas, lucide comme du cristal, s’empourprait en montant, s’épaississait au zénith en une vapeur somptueuse. Et, de minute en minute, cela devenait plus sombre, à force de se charger de couleur ; cela se muait en lumineux violets, mais cela demeurait là, comme une gloire trouble dans la nuit, entre les noires franges des cocotiers.

Rien ici qui étonne autant que cette large et rouge lueur, venue on ne sait d’où, à l’heure où le ciel est déjà nocturne. C’est en mer, au sud d’Aden, qu’elle nous est apparue pour la première fois, et chaque soir, maintenant, une brève angoisse nous étreint à la voir revenir. Comme, soudain, on perçoit l’étrange latitude ! Frisson rapide, obscur, de tout l’être, au soin d’une nature, de forces inconnues ; émoi presque voisin de crainte. Sans doute, les plus profondes de nos habitudes organiques, celles que nous tenons de tous nos ancêtres sont déconcertées par ce crépuscule où le jour finit d’une façon que nous ne connaissions pas, puisque le soleil plonge ici tout droit, sans oblicité, sous l’horizon. Point de nuage, aucune fumée qui donne un corps à cette pourpre enflammée. Là où elle se joue, l’espace, tout à l’heure, n’était que vide et qu’azur. C’est du profond de l’éther qu’elle semble affluer, cette pourpre, comme en haute Égypte le rose du « second rayon, » mais combien plus abondante, plus intense, en ces régions excessives ! Dans le bleu terne de l’Orient, la dernière onde violacée ne vient pas mourir en insensible dégradation ; c’est un flot épais qui s’y limite, y flue, y coule, s’y effrange comme de la vapeur en mouvement.

On se sentait très loin, dans un autre monde, et l’on ne s’étonnait plus de l’humanité, des religions étranges. On cessait de songer aux hommes de cette terre indo-chinoise, à leurs rêves ; on ne regardait plus les bouddhas sur la terrasse ni les petits fidèles. Sous cette muette passion du ciel, les objets de la terre avaient perdu leur vie. De vie, il n’y en avait plus que là-haut, dans cette mystérieuse lumière qui ne semblait pas appartenir au jour. Cela ne diminuait pas d’intensité, mais cela descendait, descendait à l’horizon, à mesure que se déployait la nuit ; cela se rétrécissait en baissant, comme le cercle énorme et diffus d’une nébuleuse qui, peu à peu, fût descendue dans l’Ouest, jusqu’à n’être plus qu’un large segment au bas du ciel…

A nos pieds, le Delta s’allongeait. De son obscurité surgissaient des bouquets de hautes palmes, — riches îlots de noirceur plus épaisse. Au-delà, on ne voyait plus rien que l’étendue vague, pure surface ténébreuse sous cette traîne du jour qui reculait devant le progrès de l’ombre, qui se repliait de plus en plus, et finissait de s’abîmer. Enfin la suprême frange lilas vint s’aplatir à la ligne bornante de la plaine. À cette seconde précise, la lente rotation de la terre devint perceptible : nous sentîmes qu’entraînés en silence vers l’Orient, nous nous détournions de ce nimbe qui, près de l’Equateur, suit le cercle du jour et que nous entrions tout à fait dans le cône d’ombre projeté par la planète dans l’espace.

A l’instant l’obscurité se fit plus légère, sans doute parce que, l’effluve rouge ayant disparu, les teintes de rêve devenaient visibles, que les choses revêtent la nuit sous les tropiques. Dans la douceur du ciel, un petit nuage flottait, d’un gris perle que, peut-être, ne faisait-on que deviner. L’étoile du soir était une éclaboussure bleue, frémissante et comme prête à tomber ; et quand ce nuage errant vint l’occulter, une ligne de lumière en ceignit soudain les bords comme s’il eût passé devant la lune.

Les grands parvis redevenaient vivans, plus solennels que dans le jour. On n’y voyait plus personne, mais des chuchotemens nous entouraient, et cela faisait vaguement peur, dans le silence accru de la nuit : murmures de prières marmottées au pied des arbres voisins, des arbres pagodes où les bouddhas nichent, comme, aux carrefours de nos campagnes, les saintes vierges dans les chênes. Une autre rumeur plus imperceptible et qui ne s’arrêtait pas arrivait de plus loin, de tous les sanctuaires autour de la Grande Pagode. De cette extrémité nord du plateau, en se baissant un peu, on voyait par-dessous les branches leurs creux toujours pleins de lumières. Au-dessus des belles cimes, l’or de la haute spire dormait avec des lueurs très vagues, dans le velours nocturne du ciel, à côté de tous les diamans d’étoiles posés dans le même écrin.

Lentement, pour regagner les escaliers, nous traversâmes une dernière fois la grande terrasse. Dans la nuit où les choses révèlent leur âme, invisible à la clarté du jour, une dernière fois nous avons scruté, questionné les architectures bizarres, tous les cônes, toutes les pointes, toutes les cornes, tous les mâts où volent et dansent et se cambrent et s’étirent les aériennes figures. On sentait bien que cela était religieux, chargé de profond rêve humain, que des générations avaient essayé de mettre en ces formes quelque chose de leurs effrois, de leurs songes, de leurs espoirs, d’y projeter leurs rythmes originaux de vie, un peu de leur propre essence. On sentait cela, mais on ne comprenait pas exactement le sens singulier de ces choses ; on ne savait pas reformer en soi par sympathie l’émotion qui les avait créées. Cela restait bizarre ; on demeurait étranger.

Au pied d’un grand mât, une lampe éclairait trois figures, trois statues de bois antiques, et que le temps avait noircies. Dans leurs robes étroites comme des cottes de mailles et qui les étreignaient jusqu’aux chevilles, elles s’allongeaient, hiératiques, rigides, extraordinairement grêles comme les saintes du porche de Chartres. Leurs têtes étaient mitrées, leurs faces obscures, leurs mains se joignaient devant elles en tombant avec simplicité. Elles se penchaient à peine, toutes les trois, vers une grave statue agenouillée à leurs pieds, et qui ne ressemblait à rien qu’à un grand chevalier en extase de Mantegna. Elles se penchaient à peine, les paupières fermées, et leur sourire ne laissait pas échapper leur secret.


MANDALAY

10 février.

De Rangoon à Mandalay, deux cents lieues que nous franchissons d’un trait, par chemin de fer. La nuit nous prend dans les infinis du Delta où nous filons comme en mer, en ligne absolument droite, sous une lune énorme et basse, — sans voir un objet qui fasse saillie sur la noirceur de l’étendue.

Au matin, nous sommes loin des rizières. La pure aurore de paradis, et toute rose sur la forêt primitive ! Partout le frais éclat des palmes, reines au-dessus des fourrés, et de grandes fleurs, d’hibiscus, de bougainvilléas, et tant d’autres dont je ne sais pas les noms, qui donnent à la jungle des aspects de grande serre, Et partout aussi, comme une autre végétation d’espèce étrange et spéciale à ce pays, des cônes aigus de pagodes abandonnées. Jusqu’à notre arrivée, à midi, nous ne cessons pas d’en voir : ils font partie de cette nature, comme le banyan et le talipot. Et pas une habitation humaine ; sans doute, c’est seulement qu’elles ne sont pas visibles : les logis birmans sont si humbles, — petites cases enfouies sous les opulentes verdures. Ainsi l’ordonnait la vieille loi du pays : les pierres n’étaient que pour les monumens sacrés, et de ceux-ci le pays fut semé par les générations successives. Nulle œuvre plus efficace, plus puissante à déterminer pour chacun la qualité de ses vies à venir. A cela s’employait toute fortune, comme tout talent d’artiste à les festonner, à les peupler d’ogres et de chimères. Vingt siècles n’ont laissé sur cette terre que des ruines religieuses.

À cette distance de la mer, que l’air est léger et fin ! Plus du tout celui du Delta qui se collait à vous comme une ouate imbibée d’eau tiède. Et l’admirable végétation où finissent de se déchirer, en fils bleuâtres, les voiles de rosée que le jeune soleil aspire ! Puissans dômes de verdure, majestueux manguiers, teks séculaires qui régneraient bien dans de beaux parcs. Il y a des lianes chargées de volubilis multicolores légers comme des papillons posés là. Il y a des flamboyans de cent pieds, sans feuilles, mais, à leurs branches nues, dix mille fleurs de pourpre rutilent comme des lumières sur un candélabre. Il y a des espèces qui ne semblent pas de la flore terrestre, des arbres rouges, sans un point de verdure, coraux géans à l’anguleuse ramure. D’autres, tout verts, sans écorce, au tronc verni et côtelé, sont de gras cactus de trente pieds. Mais, souveraines de ce paysage, les grêles fusées des aréquiers jaillissent d’un trait au-dessus de tout, éclatent là-haut en une seule explosion de palmes.

A l’Orient, les montagnes Shans, celles qui nous séparent de la Chine, du Tonkin, commencent à onduler : une pure silhouette d’un bleu sans tache de lavis. Et toujours rien de vivant que les vertes petites perruches perchées sur le fil télégraphique, — pures émeraudes où cette nature semble concentrer ses énergies de couleur et de lumière.

Vers onze heures, les grandes sonnettes brodées entre les palmes se font plus nombreuses. C’est par groupes, par familles, qu’elles surgissent comme de surprenans villages, — les seuls que l’on aperçoive. Un peu plus loin, on en découvre partout, au fond de toutes les perspectives obliques que notre vitesse ouvre parmi les arbres. Une ville morte que la forêt a reprise ; une ville monumentale où rien n’est habitable, où rien n’est humain, dont tous les édifices s’effilent en pointes : pointes d’or ou de pierre moussue. Une capitale, si l’on en juge à la grandeur des monumens, à leur richesse, à tout l’or qui luit dans l’ombre verte, à la précieuse décoration de tout ce grès que les siècles ont noirci comme un vieux cuir. Quelques-unes de ces payas font autour d’elles une sorte de clairière ; elles trônent toujours sur leurs parvis dont les dalles résistent à l’assaut des plantes. Très vite on aperçoit des lignes de chapelles qui bordent ces quadrilatères et chaque niche abrite la même figure accroupie, le sempiternel Bouddha. Par milliers, il doit peupler cette forêt de ses immobiles images. Et des bêtes fabuleuses veillent aussi sur la solitude. Des dragons de dix mètres gardent ces ruines, ce silence de la jungle, sans doute se souviennent du temps où il y avait ici des lumières, des tintemens de cloches, des fumées d’encens, des religieux en robes jaunes, une rumeur de prières, un bruissement de foule. Rêve ancien de ces vieux monstres que trouble à présent, deux fois par jour, l’irruption d’un dragon d’une autre espèce : celui qui va comme le typhon, crachant des flammes, et que déchaînent les magiciens d’Europe.


Cette ville morte que nous traversions ce matin, c’est Amarapura, l’ancienne capitale que Sa Majesté birmane quitta sur le conseil de ses astrologues, à la suite d’un mauvais rêve, il n’y a pas cinquante ans. Sans remords, on laisse les temples s’effriter lentement dans la forêt revenue. Rien de plus naturel en pays bouddhiste, l’idée de l’impermanence universelle étant l’axiome initial, répété dès l’enfance, et qui donne à la pensée son ton comme sa direction. On ne bâtit pas ici pour l’éternité. Tout le long de l’Irraouaddy dorment bien d’autres ruines, des cités dont l’abandon date du haut moyen âge, des temps de foi fervente, et leurs architectures admirables, debout par milliers, sont désertes comme celles de la vieille Égypte.

La vie transmigre. Aussi facilement qu’elle s’en va des formes, elle en suscite de nouvelles. Aussi facilement que fut délaissée cette Amarapura, surgit cette Mandalay. Nulle ville-champignon d’Amérique ne fut si prompte à naître et à grandir.

Je viens d’errer par ses espaces sans fin. Après les ruches serrées que sont toutes les cités d’Orient, ma surprise est grande. C’est bien une Chicago, non seulement par sa jeunesse, mais par son plan : un damier dessiné par les vastes avenues qui s’intersectent à angle droit. Mais une Chicago misérable ; au lieu de maisons, des bicoques de planches à distance les unes des autres, entre des murs de terre, des terrains vides, des fossés. Pendant des heures, dans les cruelles cages de bois jaune qui me trimbalent d’un sanctuaire à l’autre, je ne vois que ces baraquemens de foire et de poulailler. Seulement, çà et là, au-dessus de cette misère, l’or rayonne en masses coniques, l’or sacré d’une dagoba ; ou bien la surprenante floraison d’un monastère : des murailles de laque rouge, le fouillis ciselé de cinquante pignons, un hérissement de hampes et de pointes retroussées.

Enfin on arrive aux limites de la ville, et la désolation se fait plus confuse. Cela vient mourir en frange sordide et vague au bord de la jungle où brillent encore parmi les arbres des spires de pagodes : les premières de la vieille Amarapura. Entre les dernières payottes, les végétaux pendent sous un poids de poudre blanche. La route grattée dans la terre pulvérulente ne continue pas, s’oblitère sur le sol de cendre. Un ravin boueux, qui fut un bras de rivière, bâille et jette des odeurs d’égout. Et, pourtant, sur cette pouillerie de la terre, çà et là un détail de beauté : un pont enjambe ce ravin, et c’est une puissante courbe comme on en voit sur les estampes japonaises, un arc de bois entre des têtes sculptées de grands pieux. Ou bien un pont d’une autre espèce et qui ne traverse rien, un couloir dallé, jeté sur cette route, dans sa longueur, entre deux monstrueux crocodiles de pierre. Et par-delà, tout de suite la route s’efface, s’effondre dans les étendues vagues ; c’est le commencement de la campagne sauvage. Alors on se demande à quoi sert ce couloir entre ces crocodiles. Peut-être seulement à nous rappeler que nous sommes au pays des dragons et des choses biscornues, à la porte de la Chine.

On revient, et l’on juge cette ville plus chinoise, décidément, qu’américaine. Baraquemens, fossés, pouillerie, tas d’ordures, tout cela est indiscutablement « céleste. » C’est bien l’aspect de campement improvisé des grandes cités mongoles. Même, au cœur de Mandalay, comme au cœur de Pékin, se retranche une ville impériale, le camp du souverain dans le camp de son peuple. En revenant, nous en longeons les fossés, larges comme un fleuve. Il n’y a pas vingt-cinq ans, le dernier roi y menait avec sa cour d’étonnantes théories religieuses, en des bateaux-chimères, à becs d’oiseaux, ocellés comme des paons, au son des flûtes et des timbales. A présent, c’est une eau morte ; on y cherche les fantômes d’autrefois ; mais, seuls, d’admirables lotus roses et violets y dorment, et le reflet blond, si tendre, d’une muraille crénelée avec ses tours de guet et de défense, — le pâle reflet d’une Aigues-Mortes qui se mire dans ses douves et ne vit que dans le souvenir. Seulement, ici, les tours sont chinoises : kiosques aux clochetons cornus, gardant les portes et les ponts-levis. Et, derrière la ceinture de créneaux, à l’intérieur, se lèvent les édifices royaux, palais, tasoungs, pyramides à neuf étages, — la cité dont on ne regardait autrefois la porte qu’en se prosternant à quatre pattes et qui, vidée de ses terreurs et de son mystère, n’abrite plus que des postes de soldats anglais.

Et cette ville royale elle-même, on la découvre construite de bois, bois précieux, ébènes et teks couverts de laques d’or et féeriquement dentelés, mais bois périssable, substance éphémère comme tout ce qui sert en Birmanie aux usages des hommes. En sorte que, si cette Mandalay, à son tour, après Amarapura, après Ava, Sagaing, Prome, Paghan, après toutes les capitales d’autrefois, entrait dans la solitude, tout disparaîtrait vraiment de ce qui servit aux rois comme aux sujets ; rien ne resterait que les bouddhas de pierre et les étranges dagobas-sonnettes, pour témoigner un jour qu’en ce canton du globe, il y eut des hommes, et que leur essence, ici comme ailleurs, fut d’être religieux.


Religieux jusqu’à l’obsession, si l’on en juge au nombre, à la monotonie des monumens sacrés que nous découvrons ici. Toujours la même idée, énoncée sous une forme invariable, inlassablement, — idée brève, sans nuance, sans développement, mais l’homme possédé s’oblige à la ressasser. C’est, appliqué à l’architecture, le principe de la litanie, principe essentiel des rites, par conséquent souverain en Orient. Si tel mérite ou tel pouvoir s’attachent à telle formule, si ce pouvoir est surnaturel, si grand que l’homme ne puisse pas trouver une parole plus efficace, on ne peut ajouter à ce pouvoir qu’en répétant cette formule, et le dévot bouddhiste se fatigue d’autant moins de la répéter qu’il appartient à une race où l’élan original de l’individu est rare, où la vie personnelle se moule entièrement suivant le type ethnique et national, où l’esprit n’est façonné que par les automatismes de l’éducation traditionnelle et surtout de l’hérédité. Des âmes cristallisées dans leurs formes de sentimens et de pensée, comme les insectes dans leurs instincts.

Nulle part cette radicale sécheresse ne m’est apparue comme devant l’extraordinaire groupe de monumens que l’on appelle les sept cent vingt-neuf pagodes. Autour d’une grande cloche centrale, sept centaines de petites pagodes se groupent plus semblables les unes aux autres que des huttes de castor, toutes blanches, hautes de trois mètres ; et dans chacune on ne trouve rien qu’une froide stèle répétant toujours le même texte sacré. Mais ce qui consterne comme une manifestation colossale et morne de manie radotante, c’est la méthode qui préside à l’ordonnance de ces nombres. Des files parallèles de cinquante édicules à intervalles égaux ; ces files alignées en séries, l’ensemble mettant sur la vaste plaine, entre les sombres masses de végétations tropicales, la blancheur crue d’un quadrilatère précis. L’Européen y pénètre avec curiosité, mais, à peine entré, l’ennui, la divinité léthargique de ce lieu, la seule dont il sente ici la présence, le saisit et l’accable. Il ne franchit un rang que pour en voir un autre, identique et muet, se dresser à son tour ; il avance entre ces lignes, et les cloches blanches paraissent se multiplier comme en rêve. De tous côtés fuient leurs perspectives, les droites que l’on voit d’abord, et les obliques qui se révèlent à mesure qu’on s’enfonce dans ces profondeurs, ne conduisant à rien qu’à d’autres rangées transversales où celles-ci sont enfermées. Pas une herbe dans ces allées, et rien n’y apparaît du paysage environnant. Un silence, une solitude absolus, et partout, en enfilades irradiées dont le centre se déplace avec nous, la présence innombrable, opprimante du même monument mort dont on ne sait pas le sens. On s’arrête, on cherche ce sens, on cherche le pourquoi de cette monotonie accablante et voulue, et l’on ne trouve rien. Devant cette obsession réalisée dans l’espace, on se sent stupide. L’effet bouddhique est produit. Le vide se fait dans l’esprit. C’est l’état parfait. On y arrive ici à regarder cette manifestation du nombre pur comme à suivre les énumérations mécaniques d’un texte pâli ou la bourdonnante rotation des moulins à prière.

Pour nous qui ne sommes pas bouddhistes, nous avons fui les influences de ce monumental rosaire en grimpant sur la grande paya centrale. Celle-là n’était pas morte, mais peuplée de petits ogres ; ployés en deux, les yeux en boule de loto, ils se convulsaient, jetaient leurs grimaces aux soixante files de pains de sucre. Cette pagode, l’imagination indo-chinoise l’avait hérissée de ses effrois de loups-garous et de contes bleus. Les rampes des escaliers se tordaient en formes squameuses de sauriens, la tête dévalante, la gueule épouvantable près de terre, appuyée sur un Iéogryphe. Les degrés mêmes de la terrasse, les longues parallèles que toute autre race d’architectes eût laissées tranquilles, étaient rompus par des dents de marbre, verticalement incrustées dans la pierre, canines acérées et qui ne servaient à rien qu’à satisfaire l’éternel besoin mongol du griffu, du crochu.

Nous sommes montés jusqu’au bulbe de pierre posé sur ce piédestal. Dans l’émouvante solitude, les petits gnomes torses avaient l’air de prendre vie et de s’étager pour regarder avec nous le paysage. Qu’il était vaste et paisible ! Par-delà le blanc rectangle des sept cent vingt-neuf pagodes, une sorte d’oasis, le lustre vert et dru de beaux jardins où des toits de monastères percent l’épaisseur des palmes et des admirables dômes de verdures. Plus loin, la nudité large et douce de la plaine, limitée au grand mur fluide, à l’ondulation vaporeuse des montagnes Shan. Au-dessus, l’abîme de lumière, sa pâleur éblouissante, impolluée…

Pourquoi donc, au sein de cette nature de paix et de magnificence, le rêve des hommes est-il si tourmenté, si hanté d’images d’effrois et de grimaces ? Et pourquoi ne peuvent-ils se reposer du monstrueux que s’ils s’hébètent dans la vision du vide ?


Visites à quantité d’autres pagodes et couvens. Beaucoup de monde en tous ces lieux sacrés ; l’activité religieuse est intense en ce moment à Mandalay. Pour découvrir les autels, nous n’avons qu’à suivre les troupes de pèlerins dont s’enluminent les avenues, jolis groupes multicolores sous les cercles plats et jaunes, sous les hélianthes grands ouverts des parasols chinois. Un nombre surprenant de bonzes : presque tous les hommes, — simplicité magnifique, — portent la draperie orange des saints mendians ; pieds nus ils vont, le crâne rasé, d’une démarche modeste, une palme sèche à la main.

Il y en a trop, de ces sanctuaires. Leurs images se superposent et se mêlent dans la mémoire. Le soir il reste une confuse vision d’ors et de lumières, de foules marmottantes et prosternées, de bouddhas aux gestes pareils, un hallucinant souvenir d’air épais, d’encens, de parfums troubles mêlés sous des voûtes à l’odeur, à la chaleur des cierges.

Je revois surtout la pagode Arakan, sa pyramide vermeille à la limite de la ville, tout près de la forêt où pointent les monumens de la vieille Amarapura. De longues galeries entre des colonnades et des murs peinturlurés de fresques religieuses ; tout le long de ces corridors, des ribambelles d’échoppes, leurs étalages de joujoux, — vert et rouge aigus, — leurs bestioles de bois ; et, sous les voûtes, une population spéciale qui vit là, qu’on ne voit pas dans les rues, le plus nauséeux salmigondis de magots, de gueux, de béquillards, de culs-de-jatte, un grouillement bégayant et doux : esclaves de pagodes, lépreux-parias, bonzines octogénaires, tous ces vieux, tous ces bancroches se pressant, se poussant, courbés, tâtonnans, aux dévotions, portant pour les offrandes les petits plateaux de fleurs et de riz.

Au cœur de cette pouillerie, le dieu de ces misérables : un Gautama doré, colossal, au fond d’un antre d’or ; une figure géante, vraiment, et prodigieuse, car sa légende le fait remonter jusqu’aux temps du Maître lui-même, qui, de ses propres mains, aida les hommes à la mettre debout. Pour l’amener d’Akyab, il y a cent vingt ans, et faire passer les montagnes à cette masse de métal, il fallut un miracle : un roi très dévot sut l’attirer par les sortilèges de sa piété.

C’est aux pieds de cette imago qu’il faut voir le bouddhisme pour sentir à quel point c’est une religion de foules, de parias, — Nietzsche eût dit : d’esclaves, — engourdissante, stupéfiante, molle et douce comme un onguent aux plaies des misérables, faite pour endormir les énergies des forts, — le contraire du véhément et farouche islamisme. Autour de la grande figure bonasse, sur les rochers d’or, sur ses pieds d’or, sur ses genoux, ses épaules, des légions de cierges collés brûlent comme pour une grand’messe, coulent en gouttes fondues dans une grasse atmosphère de fumerons, d’encens et de suif. Scintillement de mille flammes, jaune et chaude lumière qui se mêle à la métallique, à la vermeille splendeur du colosse, l’enveloppe ; met sous ces voûtes byzantines, en face du jour trop réel et trop vaste, un refuge de chaude et frémissante vie mystique.

Et là devant, la pauvre foule est répandue, humble, prostrée : les ulcéreux et les loqueteux, les vieilles aveugles et les nonnes rasées, cent faces pâles, flétries, tournées en l’air, passionnément suppliantes, vers le Bouddha pitoyable. Murmure pressé de saintes formules ; on dévide des oraisons ; une mélopée de psalmodies se dégage de cette confusion de voix. Et des figures se contractent, des mains se tendent ; des larmes coulent sous des yeux qui ne voient plus, dans les chenaux des rides. Une fièvre religieuse, — désir, foi, tendresse, espoir, — agite tous ces misérables, comme les populaces souffrantes de notre moyen âge. Une atmosphère extraordinaire, un souffle chaud, qui monte avec les patenôtres, les prières, les fumées, l’odeur et l’ardeur des lumières, et nous prend à la tête, comme une vapeur troublante. Elle gémit vraiment, cette humble foule. Son bouddhisme n’est pas la froide doctrine athée qui, dans l’universel néant, prêche l’éternel renoncement, la défaite de l’illusion par la destruction en soi du vouloir vivre. C’est l’éternelle religion humaine, celle qui ne cesse pas d’agenouiller les hommes devant un rêve de puissances supérieures, autrefois le fellah des Pharaons devant une bonne Isis, comme aujourd’hui tant de veuves devant les madones de nos églises, comme ici ces magots de misère devant ce Bouddha exorable et devenu dieu, — pour implorer une guérison, un paradis, une consolation à la vie, à la mort. Si cette figure au sourire de douceur n’est là, — comme l’affirment les religieux, les bouddhistes initiés, — que pour honorer un grand souvenir, si ce Gautama n’est pas le vrai dieu de ce culte populaire où je n’aperçois pas une seule robe orange, pourquoi ces ex voto de cire, ces chevelures pendues aux murailles, et ces gestes ardens de propitiation, ces mains qui se joignent pour invoquer, et ce continuel va-et-vient de vieux qui portent des flammes, s’approchent un à un de la grande statue, puis s’affairent en tremblant à ses pieds, y collent la pieuse chandelle dont ils ont fait couler quelques gouttes. Beaucoup grimpent sur les rocailles, disparaissent derrière le colosse, et nous les suivons dans leur difficile escalade, sur le massif d’or où s’appuie la statue d’or, à travers cent étoiles ardentes, dans le suif ruisselant, avec de grandes précautions pour ne pas glisser et nous brûler, — nous les suivons dans l’éclat des lumières réverbérées par le métal, jusqu’à poser enfin, comme eux tous, qui ne s’occupent pas de nous, qui ne nous voient pas, jusqu’à poser la main sur l’épaule trois fois sainte dont l’attouchement efface les péchés et guérit la pauvre chair.

Pour quitter ce lieu, il fallait fendre la foule, et dans l’étroite galerie, entre les piliers, le flot humain se poussait, plus épais encore que tout à l’heure. Coudoyés, serrés, demi-portés, nous suffoquions un peu dans cette cohue. Nous sentions l’effroi et le dégoût de toutes ces faces lamentables qui frôlaient la nôtre. Mais, dans cet étouffement, une chose attirait encore notre regard et le fixait : la teinte étrange des visages, l’aspect atone et blanc de la peau macérée à l’ombre des sanctuaires dans l’air clos et bleui d’encens. Notre œil habitué déjà au bronze et au buis des complexions asiatiques s’étonnait de ce blanc flétri, presque mort. Le teint de nos religieuses, dans certains ordres, s’affadit de la même façon sous les linges de la coiffe. Mais ici la blancheur était plus intense, et, parfois, comme veloutée, à la façon des plaques de moisissure qui tachent les surfaces humides, et je savais alors que j’étais devant l’épouvantable lèpre. Nous étions enfermés dans une masse écœurante de bonzines ; elles avançaient avec lenteur, d’un seul mouvement. Comment rendre l’obsession dans cette pénombre et cette rumeur de foule, dans l’étourdissement de tout ce que nous venions de respirer et de voir, — comment dire la hantise de ces faces exsangues, décrépites, dont le crâne rigoureusement rasé vous montre la mort, et le marmottement édenté de ces vieilles bouches, et ces corps branlans, et ces mains osseuses qui tremblent à serrer contre les poitrines les bols d’offrandes, pour que dans cette presse, l’eau, le riz, les fleurs ne versent pas ?

Enfin, une poussée nous fit franchir une colonnade ; j’ai revu le plein air, et j’étais devant un étang, sur une margelle où bruissait l’agitation sénile de la foule. L’eau était croupie, et dans cette eau, les vieilles lançaient à poignées le riz de leurs sébiles. De petites gueules noires venaient le happer doucement à la surface, et, tout près du bord, on distinguait de sombres ovales qui glissaient entre les marbrures des mousses, dans la transparence trouble de l’eau : des tortues, — les tortues bouddhistes qu’animent des âmes autrefois humaines, et qu’il est pieux de nourrir à la pagode Arakan, après avoir adoré la grande figure du bon Gautama.


Nous finissons la journée au « Monastère d’Or de la Reine, » le plus célèbre des deux Birmanies, trop beau, trop ancien pour appartenir vraiment à Mandalay. C’est plutôt, comme la pagode Arakan, un reste de la vieille Amarapura : il s’élève à la même extrémité de la ville, et, comme elle, presque dans la forêt. Nous le découvrons dans le vague du soir et de la poussière. Alentour, à cette dernière heure du jour, le paysage n’est que fumée, charbon et feu, — feu du soleil, rouge et terni comme par un brouillard de Londres, fumée de l’universelle poussière, charbon des silhouettes de palmiers dressées contre le somptueux Occident. Et l’odeur enivrante et sèche du crépuscule indien.

D’une magnificence assombrie comme ce paysage sont les pavillons de ce monastère. Des cassettes d’or éteint, tirant un peu sur le vert, — or soutaché, ciselé à l’infini, chargé de festons qu’on prendrait pour les gaufrures mordorées d’un vieux cuir. Mais l’ensemble évoque plutôt l’idée d’un vieux laque d’or japonais, de surface tiède et tendre, de splendeur sourde, retenue, qui ne se livre que peu à peu, avec des passages de noirceur riche. L’admirable matière ! Et, comme ce grand bibelot est trop précieux pour poser sur le sol, des serpens d’une laque de sang, - — si fréquente dans toute la péninsule, — soutiennent de leur queue recourbée la boîte merveilleuse.

Et là-dessous, entre les luisans rouges, entre les gueules collées à terre, dort une ombre épaisse. En haut, le rêve extravagant et léger des toits qui se chevauchent, des pignons qui se haussent en têtes stylisées de dragons, s’éploient en doubles cornes, élancent verticalement leur légion serrée de lances. Et, tout le long de ces cornes, de ces pignons, tout le long des toits comme des balcons, des myriades de figurines dressées, grêles, ondulantes, indo-chinoises, s’alignent en franges continués, d’une richesse inouïe. Et plus bas, drapant tout le corps de l’édifice, des panneaux, de bois se tendent, ouvrés comme des soies chinoises, broderie sur broderie, projettent sur l’or étouffé des murs l’ombre de leurs surplombs.

Sur les balcons admirables, nous avons trouvé le plancher vermoulu comme celui d’un grenier très vieux ; mais une troupe de petits enfans nous guidait, nous enseignait à mettre les pieds où il fallait pour éviter les trous et ne pas choir dans le ténébreux dessous où les serpens rouges se renversent pour, de leur queue, soutenir le monastère. Au seuil des portes étroites qui donnent accès dans les chambres intérieures, des novices, assis sur leurs talons, tête baissée, copiaient avec un stylet des textes sur de longues palmes. D’autres, debout, flânaient ; l’œil vague, avec une indifférence bouddhique, ils nous regardaient passer. Ils portaient la robe monacale, couleur de flamme, aux grands plis de beauté sculpturale, splendeur tranquille et simple comme leurs attitudes classiques sur le fond plus grave, mais rayonnant aussi, sur le fond doré des boiseries précieuses. A travers ces portes on entrevoyait le dedans du monastère : une obscurité vaste, et, çà et là, dans cette nuit, encore des reflets d’or, des luisans de murs et de piliers, des richesses mystérieuses, confuses.

Mais, plutôt que d’entrer, nous nous attardions sur ces galeries à cause de la beauté de l’heure et de la gloire violette, suspendue dans le ciel déjà nocturne. Autour des prodigieux bijoux, de grands végétaux, d’une luxuriance tropicale, mettaient un enveloppement de noirceur, des tentures pesantes et molles de velours. Leur profusion se mêlait à la profusion de l’édifice ; les franges des palmes aux franges ciselées des toits. Ces puissans feuillages se découpaient en masses opaques sur le fluide lumineux et presque rouge épandu dans l’espace. La fumeuse odeur du soir se dégageait de la terre comme une ivresse. Et toute cette nature semblait étouffée sous sa propre magnificence, surchargée de vie, trop fastueuse, comme cette œuvre des hommes qu’elle avait inspirée. À cette heure où les choses s’enténébraient et se faisaient plus significatives, on la sentait, cette chaude vie, suspendue dans le silence et dans l’attente, passive et comme pâmée sous les ardeurs du crépuscule tropical.

Mais nos petits guides s’impatientaient ; ils nous tiraient par la manche pour nous mener devant les petits monstres sculptés par groupes sur le balcon. Ils nous disaient leurs noms : à propos de chacun, c’était une longue histoire, la légende de ces croquemitaines, de ces génies maléfiques, — les vrais dieux indigènes de ce pays, survivans des vieux cultes préhistoriques, et qui le soir redeviennent actifs, se mettent à hanter les murs de ce couvent. Nats et Bilous, c’est un peuple invisible ; ils rôdent, volent autour des hommes, leur jettent les sorts, les maladies, les désastres. Ils habitent les trous, le dessous des maisons : il doit y en avoir beaucoup sous ce monastère, dans l’ombre noire, entre les dragons rouges. Pour retraites ils ont aussi les rochers, les racines des arbres, le tronc, les feuilles. Entre les palmes, on dispose des tasses d’eau dans des cages pour que ces Horlas viennent s’y rafraîchir. La plupart inspirent une grande épouvante. Quand Mandalay fut fondée, cinquante hommes vivans furent enterrés aux limites de la ville pour que leurs âmes gardiennes la défendent contre les approches des plus redoutables nats. Vieux rêves de l’homme, premières créatures de son esprit, qui le suivent depuis le commencement de son histoire, le hantent, dont il s’effarouche comme le cheval de sa propre ombre. Voici que nous les retrouvons, ces fantômes, pareils à ceux dont parlent les anciens textes magiques d’Egypte et d’Assyrie. On les invoque par les mêmes formules : on les apaise par des charmes semblables. Et le bouddhisme adopte ces génies comme autrefois les devas de l’Inde ; il leur donne une place dans la série des êtres, — dieux, esprits, hommes, animaux, — qui, visibles ou invisibles, ne diffèrent point d’essence, puisque aucun n’est véritablement, puisque tous sont des formes du devenir et de l’illusion, puisque chacun monte ou descend à travers ces formes, suivant son mérite ou son démérite, jusqu’à l’épuisement, après tant de vicissitudes, de son principe de vie, jusqu’au nebban qui l’affranchit à jamais.

On allumait de petites lampes quand, enfin, nous sommes entrés dans le monastère. Vagues lueurs précieuses des murs et des grosses colonnes. Celles-ci soutiennent des étages successifs de plafonds, correspondant aux niveaux différens des sept pyramides de toits superposés. Les plus grosses sont si hautes qu’on ne les voit pas finir, et leur secrète splendeur s’éteint en montant dans la nuit.

Nous n’avions pas vu d’abord que cette ombre était habitée : nul mouvement ne dérangeait le profond silence. Peu à peu se révélèrent de graves silhouettes de moines, le jaune de leurs draperies à demi fondu dans l’obscurité dorée.

Ils étaient placides, indifférens aux terreurs des Bilous du soir comme au luxe de leur demeure, de l’étonnant coffret où leur humilité a trouvé son refuge. L’un d’eux se versait du thé, averti, sans doute, que le Maître a proscrit les excès ascétiques. Un autre ne remuait pas, allongé dans une chaise longue de rotin, absorbé, j’imagine, dans ce désirable état où « rien n’est spécialement présent à l’esprit, » peut-être arrivé déjà au degré méritoire « qui tient à la fois de la conscience et de l’inconscience, » en bon chemin vers ce mode sublime où « toute conscience de sensations et d’idées s’est évanouie[5]. » Shin Gautama les a traversées, ces étapes sur la route de la perfection ; seulement, ce n’était pas dans une chaise longue qu’il méditait sous l’arbre Bô.

Sainte paresse bouddhique, et qui n’empêche pas la maigreur admirable des corps sous l’influence des jeûnes, ni les angles métalliques des visages. Deux grandes statues assises, les jambes croisées, le sourire mollement détendu, l’encourageaient de leur somnolente présence, comme alentour, dans la nuit parfumée, la torpeur somptueuse du paysage. Mais quelles physionomies d’énigme fait ce mélange asiatique d’ascétisme et d’apathie !


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Nirvana birman.
  3. Suivant les bouddhistes, 388.
  4. Mahâ-Pariaibbâna-Sutta, IV, 50.
  5. Mahâ-Parinibbâna-Sutta, VI, 11.