En Pays bouddhique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 604-632).
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EN PAYS BOUDDHIQUE

I
RANGOON

3 février 1902. — A l’ancre, à l’embouchure de l’Irraouaddy où nous attendons le jour pour remonter la rivière.

Trois heures du matin. Ne dormant pas, j’ai quitté ma couchette ; à travers le silence du navire j’ai gagné le pont, et j’y trouve l’émotion d’un bien autre silence, vaste, celui-là, comme l’espace, et suspendu sur le vague infini des eaux. Une faible clarté flotte sous les nuages, épanchée d’une lune qui glisse ternie, noyée dans les vapeurs rampantes.

Peu à peu l’oreille perçoit un faible bruit liquide et qui persiste, et le silence du monde semble s’en agrandir. Rumeur de marée ou de courant qui chuchote le long du navire, qui passe, passe, menant ses millions de vaguelettes obscures, obéissant à une grande force invisible. L’œil aussi devient plus perçant, et voici que se révèlent çà et là des surfaces mortes dans l’eau mobile, des bancs de vase où l’imperceptible reflet de la lune traîne en lueurs figées.

Les feux de deux phares s’allument et s’éteignent, deux frémissans éclats qui ne se lassent pas, en silence, de reparaître toujours : vie simple, patiente, régulière, qui veille à travers la nuit sur cette désolation.

Et, à la longue, ainsi arrêté parmi ces choses inertes, on sentait qu’elles aussi, pourtant, avaient une vie — si lente, obscure, poursuivie depuis l’origine des choses, impossible à percevoir, sauf à cette heure, sur le pont désert de ce bateau à l’ancre, dans la clairvoyance de la solitude et de la nuit. On imaginait les durées, la tombée pendant les siècles pareils, du limon au fond des eaux, sa descente sans bruit, sans arrêt, l’imperceptible affleurement des îlots dont les lignes changent, fluent, se rejoignent, ébauchent peu à peu de nouveaux contours géographiques. Et le petit bruit ruisselant contre les flancs du navire évoquait aussi la vie de cet infini de molécules liquides. Dans cette nuit où le monde semble mort, elles cheminent sans hâte, toutes ensemble, ne connaissant que la force mystérieuse qui les pousse ou les attire.

Le monde semble mort, mais n’est-ce pas plutôt le monde avant sa naissance, avant les formes, à mi-chemin vers l’être ? Dans cette clarté de limbes, il se rassemble ; par un effort aveugle, par une expansion insensible, il se détermine en silence. Rien qui nous rappelle l’heure, le moment actuel. Tout est autre, essentiellement, qu’à la lumière du jour, et, sous cet aspect singulier, tout apparaît dans sa réalité profonde. Il faut tirer sa montre, se retourner vers ce bateau, inanimé lui-même, regarder ces objets humains, pour se rappeler que le temps va reprendre son cours. Il s’est interrompu : c’est un intervalle où de l’éternel vient apparaître, où la pensée passe et se perd. Ainsi, là-haut, le bleu de l’espace sans fond, l’éther nocturne vient luire une seconde dans une fente de ces troubles nuages qui, sans trêve, se déroulent, enfument la lune, l’occultent à demi, de leurs jaunes et noires transparences d’écaille.

Est-ce vraiment ici un estuaire d’extrême Asie, un recoin de ce golfe du Bengale, dont, hier encore, je voyais le pesant azur jeter ces flammes aveuglantes et torpides dont s’embrasent les mers des tropiques ? Rien qui dise la latitude, un point particulier de la planète. Une triste lune glissant sous des vapeurs, une clarté débile dont, vaguement, miroite la plaine liquide, — des nappes de vase où la mer pousse de pâles franges frissonnantes, un murmure de courant, — de loin en loin, un piaulement plaintif, un anxieux appel de courlis ou de mouette invisible et qui semble la voix même de la nuit et de l’espace, — tout cela fait un ensemble d’impressions que j’ai connu, identique, plusieurs fois déjà, au cours de ma vie. C’est un retour de Torcello le soir, sur la triste lagune ; ce sont des grèves de marée basse, avant l’aube, en Bretagne, en Angleterre, souvent revues depuis l’enfance. Et ce paysage si pénétré de sens revient étrangement cette nuit, au milieu de ce voyage d’Extrême-Orient, comme un rêve qui reparaît de loin en loin et que l’on prendrait pour un signe. Dans la demi-griserie de l’insomnie, à cette heure insolite qui ne semble pas appartenir au temps, le passé ne se distingue pas de l’actuel ; tous les lieux et tous les momens se confondent où j’ai retrouvé ce paysage : l’étendue primitive, aveugle, informe, infirme ; le monde de la nuit, du limon, de l’eau salée, du silence…

Un choc sonore, puis deux, trois, quatre coups de cloche qui piquent l’heure à l’avant, — et je me rappelle que d’autres sont avec nous sur ce bateau, qu’il y a des heures, qu’elles passent, et que la nuit va reprendre.

Je quitte cette dunette solitaire, réservée aux passagers européens, je m’achemine vers l’avant, et tout d’un coup, au fond d’une large ouverture béante qui, les panneaux retirés, découvre l’entrepont de l’arrière jusqu’aux machines, toute l’humanité d’Asie m’apparaît, impuissante, gisante, mêlée dans le sommeil, Des fanaux espacés oscillent, projettent dans cette profondeur des ombres bougeantes. Sous ce funèbre éclairage, une confusion blanche : blancheur des voiles, des turbans bengalis, d’où sortent avec des taches multicolores, avec des points lumineux de cuivres, des paquets de chair sombre, des emmêlemens de membres lisses. Cargaison de chair hindoue. Je reconnais les longues jambes arides de coudras, leur peau noire, sèche comme une cendre, tannée par la poussière et les ardeurs du Dekkan. Je reconnais leurs crânes rasés et sombres, leur expression accablée jusque dans le sommeil, accablée par la pesée séculaire sur ces castes sans nom de tout le système social de l’Inde, — hébétée par la religion effroyable et maniaque, par le dénuement héréditaire et sans espoir, par la perpétuelle menace de la famine immédiate et du choléra. Beaucoup dorment accroupis, le menton sur les genoux, nus et troussés comme des corps d’animaux, appuyés les uns aux autres, et tous chancellent ensemble, d’un seul mouvement, quand le bateau roule un peu. Plus loin, dans cette masse humaine, des faces glabres, des torses jaunes, des queues enroulées sur des crânes disent les groupes chinois. Il y a des Birmans en soie rose, les traits mongols aussi, mais la face plus délicate et mince ; — des Japonaises au masque artificiel, émaillé, aux cheveux savamment éployés et gommés. Près des boîtes, des bols de laque, luisent les vases de cuivre, les objets de l’Inde à côté de ceux d’extrême Asie. Ces grands corps allongés, serrés dans des tuniques blanches, signalent les musulmans du Penjab. Profils arabes, sous les hauts turbans ; grands traits sévères, orgueilleux jusque dans le sommeil. Accroupies, pressées par la foule environnante, des femmes hindoues se serrent en dormant dans leurs voiles d’un vert de perruche, d’un vermillon d’ara, et seule l’aile du nez passe, piquée d’un joyau. Je vois des veuves, sans bijoux, dans leur triste draperie, couleur de cendre ; de gras babous aux plats cheveux luisans. Des pieds, des mains surgissent, des poignets, des chevilles cerclées de lourds anneaux ; des cuisses, des jambes s’allongent, vues par derrière, molles et foncées, mais les semelles nues de cette humanité sombre sont étrangement claires. Tout cela confondu dans la longueur de cet entrepont, jeté là comme par tombereaux, comme des cadavres dans une vaste tranchée. Une seule masse épaisse, mais où l’œil distinguait par paquets les races, les castes, les sexes. Des membres se mettaient à remuer, avec un tâtonnement vague, plein de langueur. La plupart dormaient assis, la tête renversée en arrière, les mâchoires desserrées sous le balancement du fanal, et ces faces détendues dans leur stupeur, inertes, non vivantes, semblaient une vision de rêve. Quelques-unes hochaient lentement, passives, au gré du roulis imperceptible, obéissantes aux lois qui régissent l’insensible matière. En chacune, la vie volontaire suspendue, l’individu aboli par le sommeil, le type ethnique se révélait tout entier, se livrait, et paraissait plus lointain encore, plus chargé de sens accumulé au cours des siècles, de mystère profond. Une odeur musquée, sucrée et fade en même temps, une odeur d’encens, d’épices, et de chair tiède montait de tout cela. Dans le grand silence on n’entendait que les soupirs des dormeurs et le petit bruit éternel du courant. De temps en temps, une plainte du bateau, ce gémissement des bateaux à l’ancre, quand une onde les soulève de côté, et les laisse retomber à faux, avec lenteur…

Quand je me détournai, la triste lune avait disparu, tombée derrière l’horizon ou bien étouffée par les vapeurs. Pourtant l’eau lisse ondulait en insaisissables lueurs ; on la voyait s’étendre au loin dans l’obscurité transparente. On eût dit qu’une imperceptible clarté commençait à diluer la nuit. Sans doute, par-dessus le couvercle de nuages où s’enfermaient ces eaux, ces plages de boue, ce bateau, les premières ondes de l’aube venaient déborder de l’horizon et coulaient dans l’éther vide. C’était encore la nuit, mais on pressentait la subtile odeur du matin.


Nous remontons, remontons cet Irraouaddy. Un dédale de chenaux entre des plaines vaseuses, qui s’espacent sur une largeur de cinquante lieues, et chacune de ces plaines un désert inconnu, mouvant, changeant, un désert fangeux dont la boue fermente dans la chaleur putride. De lieue en lieue, de nouvelles avancées de terre sortent de la morne vapeur d’étain qui remplit l’espace. De nouvelles bifurcations apparaissent, de nouvelles perspectives liquides s’enfoncent à droite, à gauche entre ces boues grises, dans de l’inconnu. Mais à travers ce labyrinthe, aux cris alternés des sondeurs, nous suivons avec certitude un sinueux chenal. Une à une s’égrènent, passent les grosses bouées rouges, cerclées d’un remous, penchées par le courant.

Onde épaisse, couleur de chocolat, et qu’un vent léger déchire, révélant mieux sa magnificence mouvementée, hérissée sous le soleil. Car l’astre enfin a paru, déjà haut, la buée grise s’évanouissant à mesure que nous sortons des parages amphibies. Entre des rizières vertes le chenal se limite, et nous entrons vraiment dans les terres.

Passent des steamers au ventre rougi de minium, gros charbonniers tout encrassés par les années de labeur à travers les mers brûlantes ou mauvaises, par les journées de patient travail, le long des quais d’Asie, sous l’encombrement des coolies et des marchandises. Et sur cet estuaire d’Extrême-Orient, leurs volutes de fumée rousse, souillant l’éblouissante et moite pâleur du ciel, mettent des aspects d’Escaut et de Tamise, de fleuve industriel.

Mais le ton violent de cette eau appartient à l’Asie, au monde de l’équateur, aux régions où toutes choses sont marquées d’un accent plus intense. Un lustre sombre, une surface opaque, et là-dessus le soleil plaque en noir, avec une vigueur extraordinaire, l’ombre portée du bateau, des mâts, des agrès, et cette forte image court vite devant la rive. Parfois une risée plus vive creuse l’onde d’un sillon plus profond, et c’est comme le labour d’une charrue dans une globe riche quand le sinueux, couteau soulève et fait voler une brune poudre croulante.

Des goélands nous escortent, tout près du bastingage, et leur vol planant, un peu oblique, sans battement d’ailes est d’une vitesse si justement mesurée sur la nôtre qu’on le dirait immobile. De temps en temps, leurs corps éployés pivotent imperceptiblement suivant les bouffées variables de la brise. Et cela pendant des heures, infatigablement. Les ailes légères, d’une minceur vigoureuse, sont puissamment arquées, et sur les bords, leur raideur blanche, presque diaphane, vibre imperceptiblement. Les pâles yeux inhumains disent la vie sauvage et simple, qui ne sait que l’espace et la faim. Parfois des cris perçans, volontaires, qui sonnent loin, une avide prise de bec en plein vol, tous les corps lancés ensemble au ras de l’eau et relevés à la fois comme d’un coup oblique de raquette.

Plus loin des fourrés très verts d’où jaillit, çà et là, une, gerbe de talipots, le plus noble des palmiers, celui dont les feuilles vernies au bout de sa tige élégante s’ouvrent en parfaits éventails. Et voici dans cette solitude le premier monument humain, très extraordinaire, nous annonçant l’entrée d’une terre qui n’est pas l’Inde malgré ce ciel et ces végétaux hindous. Un monastère bouddhique ; une superposition de clochetons de bois, des balustrades chinoisement ajourées, des toits retroussés dont les pointes, les becs se retroussent, s’amincissent, surgissent en bataillon de hampes verticales.

Puis sur cette rive d’où l’homme est toujours absent, une chose plus bizarre encore que cette bonzerie muette nous dit l’étrangeté de ce monde où nous pénétrons sans bruit. C’est une masse toute dorée, d’un or pâle et vieilli, de base circulaire comme un dôme, mais qui, par le haut, s’étire, s’allonge comme une sonnette à long manche, une sonnette géante et radieuse, et qui surgit des fourrés verts. Voilà l’édifice sacré du pays, la pagode birmane, et dans ce décor exotique, rien qui dérange autant les habitudes de l’œil. Car malgré tant de musées, de livres, de bibelots de tous styles, qui renseignent l’Européen sur les combinaisons de masses et de lignes inventées par l’homme artiste à travers le temps et l’espace, nous ne soupçonnions pas ces formes d’architecture. Les édifices brahmaniques qui nous étonnaient hier sur la terre de l’Inde, même les temples du Sud, si monstrueux qu’ils paraissent, ne sont faits que d’élémens déjà connus, chargés seulement d’un grotesque et foisonnant détail. Ici la forme se réduit à une courbe ; la conception semble née du premier coup, simple comme l’idée d’une figure géométrique, mais notre cerveau n’avait pas rêvé de l’appliquer à la silhouette d’un monument. Et par-là cette simplicité déconcerte plus que tout le délire hindou. Comme une suite de notes appartenant à un mode musical inconnu, ces formes indiquent une humanité différente, qui, sans effort, par le jeu naturel de ses facultés imagine autrement que nous. Cette haute sonnette d’or dont le manche s’effile, simplement posée sur la verdure solitaire, les écrivains qui inventèrent des voyages chez les Sélénites et les Martiens ont cherché l’étrangeté vraisemblable par des traits de ce genre.

Et toujours pagodes, monastères, jungles, palmiers, rizières défilent en silence, par plans successifs, comme des toiles de théâtre, comme en rêve. Passent des campagnes de paradis, des processions de souples cocotiers, jaillis d’un seul jet flexible, ouvrant haut le rayonnement de leurs palmes frangées, comme une sombre aigrette de grandes plumes d’autruche. Et des morceaux lustrés de bananiers, leurs lames demi-cassées, affaissées par leur propre poids. Et de grands arbres que j’ignore, aux branches claires, sans feuilles, mais portant, dressées, des fleurs de pourpre comme des flammes sur un candélabre. Tout entière l’eau brune frémit, rayée par des ombres subites de faucons en chasse. Des jonques remontent toutes ensemble ; nous les rattrapons, et plus encore que les visages mongols qui les peuplent, leurs lignes exactes et superbes sont nouvelles pour nous. Admirable courbe de leur quille, dont les deux bouts surgissent de l’eau, l’avant évidé en éperon, en soc de charrue, l’arrière se retroussant très haut, portant le fauteuil magnifique et sculpté où’ trône le barreur enturbanné de rose.

Enfin le fleuve tourne encore, et tout au bout de la perspective, voici des files de steamers à l’ancre, des cheminées fumantes, des usines, puis des rectangles clairs de maisons européennes, et des quais, des docks, de sombres chantiers. Mais, au-dessus de ce fouillis industriel, les cocotiers ouvrent leurs palmes, et, là-bas, sur une colline, dominant la ville et tout le paysage, — merveilleuse apparition, — encore une sonnette d’or, mais immense celle-là, plus haute que notre Panthéon : la grande Shwé Daghôn, le plus sacré des sanctuaires d’Indo-Chine, dont le rayonnement flotte ici depuis vingt siècles, pur, aérien, sublimé comme le rêve bouddhique sur ces campagnes.


Rangoon, 16-25 février. — Des avenues anglaises, des hôtels, des banques, des rues chinoises, des wagons sur les quais, des dragons, des Iéogryphes aux carrefours, des tramways, des voitures indigènes de laque et de parchemin, des policemen hindous, quel pêle-mêle dans une chaleur d’étuve ! Un confluent de fleuves humains dont les charrois opposés s’obstruent ici, perdent leur direction propre, stagnent confusément. Quatre civilisations : l’européenne, l’hindoue, la birmane, la chinoise, quatre styles qui dans les architectures, les objets, les costumes, manifestent quatre types humains, leurs âmes dissemblables, leurs façons diverses d’imaginer et de sentir, leurs mouvemens confus de vie. Et tout cela se contredit en se juxtaposant : on souffre à sentir l’abâtardissement par une telle rencontre des idées qui, séparées, se déploient ailleurs en civilisations complètes.

De ces idées, les dominantes dans cette capitale birmane sont l’européenne et la chinoise — en somme les plus originales, les plus puissantes, — celles qui dirigent les plus vastes groupes humains. Les Anglais et les Célestes voilà les maîtres de ce pays : les premiers possédant l’autorité officielle, gouvernant ; les seconds, nous dit-on, de plus en plus maîtres du commerce et de la terre. L’Hindou n’est qu’un coolie, — triste bête de somme pour le labeur des quais, des docks, de la rue, — ou bien un gros babou du Bengale, obséquieux, sans croyances, petit marchand ou commis dans les banques anglaises, le collège anglo-indien n’ayant agi sur lui que pour le déraciner. Point de chef honoré de la race, point de prêtre, sauf aux deux ou trois petits sanctuaires noirs qui se cachent dans les faubourgs. Pour les fins Birmans, dans leurs soies claires, on les aperçoit çà et là par les rues de la ville : petites figures de fantaisie. Ils ne font point masse, ils ne sont plus le fond général d’humanité sur lequel autrefois les étrangers se détachaient.

Pour le découvrir, ce peuple indigène, il faut quitter la région des maisons de commerce et des villes européennes, les trafiquantes rues chinoises, les temples, les clubs où s’atteste la richesse des Célestes, s’enfoncer dans les faubourgs, parmi les cases de bambou où l’on continue à fondre les bouddhas de cuivre, à sculpter dans le bois et le métal les vieilles figures hiératiques, les vieux monstres d’Indo-Chine, à ciseler l’argent, à s’endormir par terre au son monotone des gongs rythmant, la nuit, sous les toits de paille, les danses assoupissantes et figées. Il faut s’approcher des bonzeries cachées dans les palmes où la jeunesse masculine de la race est moins attentive qu’autrefois à venir s’acquitter du stage religieux prescrit par la coutume, à prendre pour un an ou deux les voiles orange des saints mendians bouddhistes. Il faut fréquenter les pagodes, ces foyers où, depuis deux mille ans, la vie spirituelle de ce peuple est venue s’alimenter ; mais aujourd’hui le doux bourdonnement des prières n’est plus guère entretenu que par les femmes et les pauvres pèlerins des campagnes. A constater ici la triste désagrégation, sous l’influence étrangère, d’un type, d’une société, des croyances qui les développèrent, comme on comprend la méfiance systématique où le Transvaal s’est obstiné contre les uitlanders, comme on admire le profond instinct d’un petit peuple viril, qui plutôt que de voir fondre ses élémens originaux dans le flot soudain d’une tourbe cosmopolite, a choisi de tirer l’épée contre un empire ! Mort pour mort, il a mieux aimé la violente, l’honorable que l’ignoble, par décomposition lente, après inoculation massive du microbe uitlander.

Ici l’uitlander a triomphé, et bien autrement que dans l’Inde, qui résiste par ses nombres énormes — comme depuis tant de siècles ! — à l’envahisseur. En Birmanie, la civilisation nationale n’était suffisante, ni par sa masse comme dans l’Inde, ni par sa qualité comme au Transvaal et, à peine l’Européen installé, le principe ordonnateur de ce monde a fléchi : les disparates, l’incohérence, le charivari des idées et des styles, ont pris la place des rythmes anciens. Sur les pas de l’Anglais arrivèrent le Chinois, puis l’Hindou, races avides ; le premier industrieux, commerçant né ; l’autre, surtout s’il est de basse caste, d’avance résigné aux patientes ou viles besognes. En même temps l’Européen, poussant ses chemins de fer comme des tentacules à l’intérieur du pays, le fouillait, en drainait la substance, et, jeté par les steamers sur le marché du monde, le riz montait à des prix inconnus. Dès lors, la concurrence lointaine des consommateurs d’Europe lui disputant sa nourriture, la concurrence des races immigrées avilissant se profits, le pauvre Birman devait languir. Ce dévot, cet artiste, ce prodigue apprenait enfin la dure loi du combat pour la vie. C’en est fait des spirituels loisirs, des fleurs légères dans les cheveux, des contes de fée, du théâtre merveilleux, de la vie prise comme un rêve aimable, à la pure façon bouddhique, et des danses traditionnelles, et des fêtes charmantes où le passant est reçu comme un hôte, et des œuvres pies, de toutes les choses d’art et de foi, où chacun, depuis tant de siècles, insoucieux de richesses accumulées, dépensait le surplus de son gain.

L’Anglais a ouvert le pays, opened up the country, comme il dit lui-même. Que l’image est exacte ! On voit une vieille colline dont les bois, les mousses, les rochers que le temps a jaunis, toutes les lignes mariées, toutes les teintes fondues donnent l’idée d’une seule vie totale. A travers les âges, soumises ensemble aux mêmes influences, les choses sont devenues parentes. Elles se tiennent ; par des liens invisibles, elles se prolongent l’une dans l’autre. Marquées d’empreintes analogues, toutes ont fini par n’être plus que le signe, que la traduction aux yeux des forces permanentes qui, lentement, les ont travaillées, et qui, réunies, composent une certaine nature. Arrivent un jour des ingénieurs : on pose des rails, des tuyaux fument, la dynamite détone, le calcaire éventré blesse les yeux de sa vive blancheur. Pourtant quelques arbres sont restés debout, ternis de poussière neuve ; au-dessus des tranchées où sonnent les coups de pic, la pierre a gardé un peu de son ancienne bruyère. Mais la présence de ces témoins d’autrefois ne fait que rendre plus laid le tumulte étranger. On se souvient alors des harmonies rompues. Même regret quand on retrouve ici, trop près des banques et des bureaux, ce qui survit du peuple de jadis : çà et là, dans une minuscule échoppe, un orfèvre vêtu de soie claire, coiffé d’une écharpe gaie, délicieusement dédaigneux de la vente et du chaland européen, ciselant aujourd’hui comme autrefois les calmes bouddhas et les bêtes prodigieuses — ou mieux encore, sur les quais où les wagons à bascule chargent le cardiff, une mignonne Birmane toute en rose — fleur mouvante sous la fleur ouverte de son parasol chinois, une grappe de mimosa tressée au jais mongol de ses cheveux, un sourire fardé sur sa lèvre, — trottinant menu dans l’étui de soie fleurie qui s’enroule en plis liquides à ses petits pieds.


Une large lumière, un éclat monotone, un flamboiement continu dans le ciel, et qui s’allume tout de suite, presque sans crépuscule à six heures du matin. Une chaleur toute molle, gluante et presque aussi subite, où la chair européenne a vite fait de blanchir comme une cire pâle, et de s’anémier. De vastes avenues de terre rouge, entre des poteaux télégraphiques surchargés de fils, à l’américaine ; des façades claires, à portiques grecs, comme à Londres ; des bâtimens d’affaires et d’administration ; des masses de verdure sombre, des arbres qui ressemblent à ceux d’Europe, à des marronniers centenaires, mais d’un luxe plus dru, d’un lustre plus foncé, chargés de sève, — quelques-uns constellés de fleurs rouges, — toute cette végétation précise de contours et, de loin, presque notre sur la pâleur enflammée du ciel. Immense est ce vide éblouissant du ciel, car la ville s’étale sur la platitude du delta, et les édifices sont bas, et tout s’espace : jardins, parcs, larges squares où luisent en verts éclats les vernissures des taliputs et des bananiers.

Prompte comme la lumière et la chaleur est la vie à s’éveiller. Dès les courtes minutes parfumées où le ciel est d’ambre et de rose, avant le jaillissement du soleil et le choc de ses flèches vives dans les ténébreuses verdures, dès la pure et brève aurore, l’énergique clameur des corbeaux gris prélude à l’universelle résurrection. Universelle aussi, cette clameur, vraiment assourdissante, décidée comme la morsure d’un aiguisoir au fil d’une faux, audacieuse comme ces insolens eux-mêmes dont l’aile jette des éclats de métal et qui sautillent de côté, sans peur, dans la poussière ou le terreau de la rue avec des saccades de leurs pattes de fer.

Et ces ardeurs soudaines du matin, et cette flamme du ciel qui ne variera plus jusqu’au soir et ces fortes ombres des choses, et la magnificence verte des arbres dans cette atmosphère qui ne nous verse à nous que de la torpeur, et ce hardi jacassement qui sonne jusque dans le quartier des affaires à l’heure où les hommes n’y sont pas encore, comme si les oiseaux l’ayant conquis s’affairaient à y installer leur cité, tout cela nous répète très haut ce qu’on a vite senti dans ces régions voisines de la chaude ceinture du globe : à savoir que l’homme n’est pas le maître ici, que d’autres vies et des forces démesurées l’entourent et le dominent, qu’il n’est pas à part, hors de la nature, comme il est tenté de le croire dans notre Europe, mais que cette nature évidente, inévitable, toute brûlante d’énergies, le porte en elle, mêlé à ses autres créatures, et qu’ainsi chargée, à travers les âges dont a rêvé l’Asie, les kalpas, les impensables années de Brahma, elle déploie sans fin les séries de ses formes innombrables.

Les primes minutes délicieuses ne sont pas achevées, un cercle rose flotte encore sur l’horizon, les corbeaux n’ont pas fini de clamer leurs besognes importantes, et déjà les rues sont peuplées, plus actives qu’au milieu du jour. L’outre ruisselante sous le bras, l’outre noire, gonflée, faite d’un cuir de mouton dont le cou décapité, les quatre moignons serrés d’une ficelle protestent lamentablement contre un tel usage, — les coolies tamils en veste blanche, cuisses nues, arrosent la chaussée. Avec des saccades du coude, ils font gicler l’eau, la projettent en cercles sur la profonde terre rouge, et celle-ci la boit sans bruit, se change en boue molle. Sur ce fond pourpré de l’avenue remuent les passans hindous : un semis frissonnant de blancheur vive. Des manœuvres de basse caste vont au port, nus sous leurs turbans massifs, un pagne autour des reins, — sombres statues asiatiques dont le torse, les cuisses ont les modelés d’un bronze poli, sa densité, ses accens de lumière. — Contre la grille d’un parc, muets, les sans-travail attendent par terre, le menton sur les genoux comme des statues égyptiennes, et sur les muscles tendus des jambes repliées, sur les méplats de la rotule sèche, sur les nœuds de la corde dorsale, dans le sillon ombreux, entre les omoplates, le soleil accroche çà et là des luisans de métal, plus beaux sur ces corps obscurs. Chargement de bétail humain jeté là par le dernier paquebot. — Des babous ouvrent leurs magasins, la toque brodée sur la tête, tout vêtus de linge blanc, mais, ô tristes effets de notre civilisation importée, ô grotesque décadence ! Ce linge est celui d’un Européen : chemise de calicot dont les pans flottent sur un caleçon ; chaussettes mal serrées dans des bottines aux élastiques distendues. — Des gharris roulent, durs paniers à salade, bahuts de bois jaunes montés sur roues, dont les volets branlent avec un bruit de patraque. Correctes et vernies, des calèches de fonctionnaires portent la grave valetaille asiatique, cochers et palefreniers, musulmans de l. elle race, la barbe fine, maigres et fiers dans leur livrée traditionnelle et de haut style hindou, — celle des serviteurs chez les grands. Et par derrière, en chapeaux plats, en ceintures écarlates, la tunique de mousseline évasée sur les genoux, les jambes emmaillotées jusqu’à la cheville, les péons debout, cramponnent leurs pieds nus aux ressorts de la voiture et tiennent des chasse-mouches. — Volée silencieuse de cyclistes européens, une raquette de tennis posée sur leur guidon. Des soldats anglais en khaki, élancés, bonnet de police sur l’oreille, martelant le trottoir du pas scandé de leur longues jambes, dépassent vite les Asiatiques, les dominent de leurs froids visages. — Avec une lenteur campagnarde des chariots roulent vers quelque marché ; de petits bœufs bossus les traînent, harnachés de grelots, d’antennes laquées — sortes de manches de bilboquet, — l’un des leitmotiv de style indo-chinois, le hti que l’on retrouve aux aiguilles des pagodes comme aux coiffures des dieux et des génies. Et sous la bâche de palmes sèches, dans l’ombre, c’est le jaune et le rose des soies birmanes ; des yeux en amande brillent, des cigares gros comme des bougies sont plantés dans des lèvres peintes de figurines. — En éclair passe, file une fine voiture de course ; à peine a-t-on vu le fringant trotteur, steppant haut, et sur le siège, le sportsman ; un Chinois dandy qui mène vraiment bien, en robe, mais en faux-col droit, le torse sanglé dans un veston de coupe anglaise, sa tresse enroulée sous son canotier de paille. — Et régulièrement, au travers de ce papillotant bigarrage, les pesans tramways, américains et vulgaires. Mais, parfois, sur leurs banquettes, quelle surprise lumineuse ! toutes ces poupées de théâtre, en rang, très droites, et si nettes dans leurs ajustemens de soies et de fleurs, la face toute blanche de maquillage et comme morte. Sans doute elles viennent de porter les offrandes du matin à quelque pagode.

A la pagode dont la pointe surgit là-bas, au bout de l’avenue et que nous connaissons bien, car toutes les voies s’y croisent. Nous y revenons toujours : une cloche d’or, au long manche effilé, posé dans un jardin de belles palmes. Le fabuleux bijou ! — et très ancien, car l’or en est strié de noirceur, vêtu de sa vieillesse, de la grave patine qui lui vient des siècles. Alentour huit dragons veillent, gueule ouverte, crocs à l’air : naïve épouvante de leurs yeux exorbités, de leurs queues de chimère, de leurs corps qui se contournent sur leurs pattes couturées de broderies. Et le tramway passe, indifférent à ces monstres qui pourtant sont chez eux sous ce ciel birman. Ils font partie de cette nature, puisqu’elle a formé les cerveaux qui les ont rêvés…

Près de cette pagode commencent et finissent nos promenades. Il est dix heures, et l’activité de la ville languit tout à fait. Les passons deviennent plus rares et leur pas s’alentit ; les influences toniques du premier matin sont épuisées. Accablante moiteur où tout se détend. Je ne vois plus que les arroseurs tamils : ils errent tout petits dans la rouge largeur des avenues. Pour quelques heures, l’aurore avait ranimé l’homme ; — à présent le climat du bas pays équatorial, du delta fangeux, recommence comme chaque jour à le vaincre. Mais les arbres admirables triomphent avec le dangereux soleil. Dans le pâlissant espace leur vert semble s’aviver de cette chaleur d’étuve. Vert jeune, vert tout neuf, vert de premier printemps, croirait-on quelquefois, de feuille à peine déroulée de sa gaine, — vert impérissable pourtant, gorgé de cette molle humidité de serre, attestant par ses frais éclats que les grands végétaux sont ici les vrais vivans, les seuls en harmonie avec cette nature qui nous défait.


Ce soir dans la fourmilière chinoise : jaune grouillement de Célestes parmi les chandelles des échoppes à fruits, des fritures de poissons, des restaurans en plein vent, sous les rouges lanternes de papier où se disloquent des hiéroglyphes noirs.

On se sent au bout du monde, bien plus loin que dans l’Inde où l’homme physique n’est singulier pour nous que par le bronze de sa peau, sa physionomie de rêve et de langueur, où les habitations, les costumes et tout ce qui sert à la vie, rappellent les dehors de notre antiquité classique, — extraordinaire seulement par la folle intensité de la couleur. Ici tout indique une civilisation autre, peut-être, — c’était l’idée de Renan, — une autre humanité, développée depuis les origines hors de tout contact avec la nôtre. Non seulement le type humain est différent, mais tout ce que produit l’homme, toutes les modifications qu’il impose à la nature brute pour en tirer ce qui lui sert ou ce qui lui plaît, est d’un type à part. A coup sûr, il entend autrement que nous les formes et les matières. Là-dessus, un coup d’œil sur les édifices suffit à renseigner. La pierre en est bannie. Rien de léger pourtant ni de sommaire, rien du chalet ou de la cabane dans ces architectures où le bois ne semble pas du bois, tant la substance en est sombre, dense, — dense et précieuse, semble-t-il, comme du vieux bronze chinois, — émaillée parfois ou gaufrée comme une pâte, raffinée comme le détail des corniches, des saillies, des angles, comme la décoration d’ébène, de porcelaine ou de laque, comme les bandes étroites de pourpre et d’or où s’inscrivent les dragons et les idéogrammes. Aux étalages, des caisses, des boîtes, des ustensiles laqués, des soies brodées bleu sur bleu, des souliers de feutre et de velours d’une cambrure singulière. Tout de suite on entrevoit un matériel spécial de la vie humaine, des substances d’aspect riche, sombres et marquées d’un style à part : style complet, sûr de soi, dont les formes définitives indiquent un développement achevé. Tout ce que je vois ici, depuis les minuscules dînettes noires exposées au milieu de la rue jusqu’aux courbes aiguës des hiéroglyphes autour des portes, jusqu’aux émaux, aux ébènes encadrant le péristyle du temple que voici, — tout dénote une humanité qui, par ses découvertes propres et ses procédés accumulés, est allée en divergeant de la nôtre, aboutissant à des combinaisons de lignes et de matières inséparables aujourd’hui de sa façon de sentir et d’imaginer, — harmonies plus subtiles que les nôtres, plus anciennes sans doute et plus longuement élaborées car elles sont plus abstraites et plus éloignées de la nature.

Une avenue droite, longue d’un mille. Un mille de ces magasins chinois où s’entassent les objets raffinés et bizarres, dans leur papier de riz, dans leurs boîtes de laque, et d’un bout à l’autre l’indéfinissable odeur chinoise. Des portiques carrés, sous des lanternes de papier, sous des enseignes rouges, entre des bandeaux vermillons ; et sur les bandeaux, les enseignes, les caractères chinois grimacent, longs d’un demi-pied, en colonnes verticales.

Et sans bruit, toujours identique et toujours plus nombreux à mesure que nous avançons, comme une figure qui dans un rêve se dédoublerait à l’infini, pullule le même homme jaune. Par centaines, par milliers, les faces glabres et lisses, les yeux tirés aux tempes, les crânes rasés jusqu’à la calotte de cheveux d’où pend la queue tressée. Torses nus sur le pantalon flottant de pierrot, chair atone et huileuse comme un mastic mou, sans saillies de muscles, tout unie, nette et pourtant repoussante. Il y en a trop autour de ces graillonnantes fritures ; ils sont trop semblables, trop nets et bien portans, florissans à trop bon marché : par instans tous ces yeux de rats, toutes ces queues de rats semblent quelque grouillement immonde subitement apparu dans un égout éventré. Nul visage aux yeux de feu comme on en voit dans les bazars du monde sémite, — aux prunelles de rêve comme on en rencontre dans les bazars de l’Inde. Nulle silhouette de jeunesse sculpturale, ni de vieillesse auguste comme en présente tout l’Orient classique. Des masques sans dessous, plates surfaces, tout imberbes, puériles, inexpressives comme leurs voix de fausset. Ils encombrent les rues, le pas des portes, les magasins où les blouses de soie, les robes, les drogues, les conserves chinoises s’entassent à côté des produits de Birmingham et de Dusseldorf.

Aussi semblables que les hommes, ces magasins : alignemens de grandes boîtes carrées dont un côté manque. J’en visite plusieurs : dans tous la même odeur d’encens, de thé et de santal, des kakémonos fanés, un « autel des ancêtres » drapé de soies bleues et or, avec poussahs à barbiches, dragons et cigognes, brûle-parfums de bronze, sombres vases pansus, — et par devant, la famille, les jaunes pantins, fumant leurs longues pipettes d’acier et de bois, quelques-uns allongés en des chaises longues après le travail de la journée, l’éventail en main, ou bien rangeant, empaquetant toujours leurs marchandises. Et l’éternel décor chinois : potiches de porcelaines, paravens où des oiseaux s’envolent dans de grêles feuillages. Nul effort pour enjôler le client de rencontre, nulle simagrée d’empressement qui rappelle l’obséquieux bavardage à l’idée d’une aubaine des marchands hindous. On devine de vrais hommes d’affaires, commerçans réguliers, sûrs du débit de leurs marchandises. Parfois, très rarement, une femme, et bien plus étrange que les hommes, suggérant bien mieux l’inimaginable passé de leur race, car, même en Orient où toute vie est soumise à la tradition, la femme est plus spécialement son esclave. Toute l’immobilité de la Chine est dans ces Chinoises, prêtresses des coutumes invariables et quasi rituelles. Du rite, il y en a, et du mystère aussi dans cet enveloppement pesant et somptueux qui ne laisse paraître que le bout des doigts et le cercle lunaire de la face. Ces grands plis si graves font ces rigides attitudes ; ils ne doivent pas être dérangés ; ils sont religieux, vraiment, comme la nocturne lueur bleue de ces soies dont les bordures se superposent en lames claires. Lourdes manches qui tombent jusqu’à terre, en cornets renversés ; sombres pantalons de soie dont le bas déborde des tuniques précieuses ; sourd éclat des bijoux de laque et d’or qu’on croirait posés par une main dévote sur une idole, tant est minutieuse la perfection de tout cet arrangement ; gaucherie sur un coussin des petits pieds blessés ; visages inanimés sous les deux plaques d’ébène des cheveux, masques d’émail, masques blanchis dont les joues s’enluminent d’un petit rond de peinture rose ; geste des doigts de momie qui jouent de l’éventail or et noir, — tout cela est d’un caractère si intense qu’il n’y en a pas eu de comparable, sauf le style qui nous étonne dans les œuvres de la vieille Égypte. Si complets, à part, singuliers, l’un et l’autre sont du même ordre, produits d’un développement poursuivi durant des millénaires, au sein d’une civilisation fermée.

Plus loin, c’est le bruit des quartiers ouvriers. Des forgerons ahanent dur sur le métal. Penchés sur leurs creusets, les fondeurs de bronze avivent d’un chalumeau des jets vibrans de flammes vertes : un spectral éclairage où les yeux tirés, les torses jaunes, les queues dans le des deviennent démoniaques, — une scène d’enfer bouddhique comme on en voit sur les murailles des temples. Tout simplement ils besognent, suivant les procédés antiques des ancêtres qui fondirent, martelèrent les bronzes et les fers de nos collections. Et voici les tailleurs, les couturiers accroupis, besicles au nez, même à cette heure tardive, tant ce peuple est tenace au travail. Avec quelle patience, quelles physionomies serrées par l’attention ils se penchent sur les blouses, sur les belles soies brodées et toujours bleues, — bleu de ciel clair sur bleu de nuit : cet éternel bleu des étoffes qui donne à la Chine sa couleur propre comme la pourpre et l’orange des voiles achèvent d’exalter la lumière des pays hindous.

Maintenant une file de magasins qui ne contiennent rien que des coffres empilés, d’un aspect bizarre. Des cercueils, d’étonnans cercueils ! Oui, cette chose si simple, de forme que l’on croirait universelle et nécessaire, la boîte où s’enferme le cadavre humain, cette race a trouvé moyen d’y imprimer son inévitable grimace. Non seulement une décoration cocasse les peinturlure de rouge, mais aux deux bouts, à la tête, aux pieds, ces bières chinoises poussent en avant leur quatre angles, les recourbent en cornes : l’universel retroussis qui reparaît dans les toits des temples, dans les griffus hippogriffes de la décoration, dans les vases, les statuettes, l’écriture, le même, en somme, qui relève en l’aiguisant l’œil mongol et correspond sans doute à quelque mystérieux mode ethnique, puisque, d’un bout à l’autre, du monde jaune, depuis les dragons des pagodes de Rangoon, depuis les robes des danseuses birmanes, depuis les courbes aiguës, saillantes de leurs basques, de leurs volans, depuis les contorsions lentes de leurs membres retournés en cadences d’hypnose, jusqu’aux vieilles architectures de la Chine et du Népal, jusqu’aux corps convulsés des diables japonais, on le retrouve ce trait, dans toutes les formes où l’âme de ces races s’est manifestée.

Onze heures du soir. — Toujours la moite chaleur nocturne, le grouillement de chair molle, et la fade odeur spéciale, l’odeur de musc et de suif et de sueur qui monte de la foule et de toutes ces échoppes et de toutes ces voitures à bras que les marchandeurs assiègent avec des cris aigus. Et tous ces restaurans ambulans où des lumignons fument parmi les fritures et les poissons confits jettent leur jaune lueur sur les jaunes canards tapés, sur les jaunes visages des dîneurs : penchés sur ces cuisines inquiétantes ceux-ci besognent lestement du double bâtonnet. D’invraisemblables contrastes nous rappellent qu’ici ce n’est pas la Chine, mais une grande ville cosmopolite, à la limite de plusieurs mondes. Des affiches annoncent un théâtre parsi. Des soldats anglais, jugulaire au menton, toque ronde, à l’angle réglementaire sur leurs blonds cheveux pommadés, promènent d’un pas cadencé leur pâleur énergique au-dessus de la cohue mongole. Sur une roulotte arrêtée, je lis ces mots : Persian hotel, chops, steaks, tea and coffee. Parfois la ligne des magasins s’interrompt, un grand bâtiment à balcons surgit, et de là, sort un charivari de sabbat : nasillement chromatique de musettes, scandé de coups de cloches et de gong. On lève les yeux, et, entre deux colonnes d’hiéroglyphes cornus, apparaissent ces mots anglais ; Prince s’Club, ou Rangoon Club, ou encore Curzon Club. Comme tout à l’heure cette roulotte prétendait copier un hôtel européen, ces bâtimens sont les équivalens chinois des clubs de Pall Mall, du Reform et de l’Athenaeum. Voilà ce que deviennent, transposées dans les cerveaux d’extrême Asie, les idées d’Europe. Et le piaulement aigre, à l’intérieur, s’exaspère, excité par les percussions accélérées des gongs. Que peut-il se passer dans ce club aristocratique ? Sans doute quelque « concert de cercle, » quelque danse, peut-être, avant une fumerie d’opium. Par les fenêtres qui nous versent ces cacophonies, j’entrevois des laques, des magnificences lisses, or et noir, des panneaux précieux, de pâles ors chinois tirant sur le vert, ondulés et moirés, des kakémonos suspendus. Mais la porte, au rez-de-chaussée est masquée d’un paravent. Au-dessus, gardé par deux chimères fleuries, un écriteau anglais nous défend d’entrer : no admittance, by order, Kwang-Chang Honorary Sccretary.

Mais à présent c’est dans la rue que tonnent les tam-tams. Je me retourne, et là-bas, au fond d’une avenue qui croise ici la nôtre, qu’est-ce que cette foule qui s’avance ? Une retraite aux flambeaux, comme l’indiquent ces torches allumées ? Mais parmi ces torches qu’est-ce encore que cette chose lumineuse et verdâtre qui monte et descend en oscillations bizarres ? On dirait une lanterne monstre, mais à mesure que cela se rapproche, l’objet prend des contours incompréhensibles. Soudain ses ligues s’agencent, il se révèle : une gueule verte de dragon, une gueule bâillante, barbue, barbelée, tortueuse, hérissée de crochets, d’antennes qui remuent, — les yeux globulaires jetant des feux. Et tout le corps suit : une file d’anneaux, verte et lumineuse aussi, portée par un cortège de Célestes dont chacun, avec gravité, s’affaire à cette vieille besogne chinoise, se déplace à droite et à gauche, exécute des mouvemens sa vans et concertés pour que toute la longue queue prodigieuse ait l’air d’onduler naturellement. Au-dessus de la foule, où ses porteurs sont confondus, dans le tintamarre satanique, elle paraît flotter, l’hydre-fantôme, comme une bête d’apocalypse mongole surgie de l’enfer pour visiter le peuple jaune, passer la revue de toutes ces têtes à queues qui l’acclament.

Onze heures et demie du soir. — Un peu de fraîcheur s’est insinuée dans la nuit, apportée par un souffle d’air dont cette vie chinoise semble s’attiser. Tout entière elle est dans les rues ; elle y bruit, elle y frémit. A voir cette vie intense, cette vie d’une foule qui remue, où, pourtant, personne ne circule, qui bourdonne sous les rouges lanternes de papier, autour des chandelles et des graillonnantes cuisines, aussi active au milieu de la chaussée que le long des portes, on songe à quelque chaude soirée de quatorze Juillet dans nos faubourgs parisiens, quand le peuple sous les lampions se répand entre les trottoirs et que le bruit accoutumé des charrois se taisant, la rumeur confuse des voix et le piétinement vaste font une sorte de silence. Même impression de fête et de détente dans cette nuit chaude. On entend des bruits de musiques, de musiques chinoises. Sous un cocotier dont l’aigrette notre remue là-haut avec lenteur, un théâtre en plein vent s’est installé ; des acteurs-magots y gloussent. Au milieu d’eux une femme engoncée dans ses robes rigides et bouffantes, pâleur brillante de la face en disque et que deux petits ronds de maquillage rose aux pommettes font moins vivante encore. Les cheveux, le chignon, sont de soie noire, ne semblent pas humains. La taille ballonnante, simulant une grossesse avancée, elle minaude, jette de petits cris pointus. Oh ! les sourires enfantins de sa physionomie niaise, les gestes brefs et réticens de la main qui se dresse sans que le bras se relève, les attitudes cérémonieuses et gênées, les pas coquets et si gauches, perchée qu’elle est sur ses moignons de pieds, sur ses moignons emmaillotés, comme sur de menus sabots de biche. Au son d’un crin-crin, des voix glapissent dans des registres suraigus, enroulent et déroulent une gamme de cinq notes : les cinq notes que sonneraient les seules touches noires de piano. La populace s’esclaffe aux gestes obscènes des acteurs. Là-haut, sous l’imperceptible souffle qui réveille la nuit, les palmes noires, ranimées aussi, se mettent à respirer, ondoient, tâtonnent comme des tentacules.


L’espace vide, le silence autour d’un grand temple, nous ont arrêté. Un édifice religieux, c’est toujours un centre de vie pour un peuple. Quelque chose de son essence semble y devenir visible. Celui-ci très bas, très large, s’enveloppait de solitude et d’obscurité, — auguste après tant de chandelles et de grouillement.

On ne voyait d’abord que les courbes extraordinaires de ses toits : sur un corps massif deux paires d’ailes éployées l’une au-dessus de l’autre et tranchant l’espace nocturne, deux concavités de grand diamètre superbement ouvertes sur le ciel, chacune portée par un tronc de triangle renversé, la plus large étant la plus basse, l’une et l’autre finissant en pointes acérées de croissant. De ces toits les faïences jetaient sous les étoiles de vagues reflets ; on les devinait, ces faïences, imbriquées comme des écailles, comme des pennes, mais ordonnées et conduites par l’admirable ligne arquée du faîte, sorte de nervure qui filant des deux côtés, toute simple, jusque par-delà l’angle courbe de chaque extrémité le prolongeait en flèche élancée dans l’espace. À ces deux pointes, de blanches cigognes se dessinaient, tout élégantes, contournées, sinueusement raffinées, révélées seulement à leurs vagues lueurs de porcelaine, purs oiseaux de rêve, irréels et sans poids, flottant aux cornes de la bête étrange, du monstre trapu qu’est ce temple chinois.

Au-dessous de ces toitures, de grandes lanternes jetaient, sur les murs de l’édifice bas la rouge lueur de leur papier. Des panneaux de bois sombre, qu’on devinait précieux, apparaissaient, et des laques d’or, des faïences, des porcelaines, des jades, des pâtes incrustées. Point de pierre ni de marbre. Seulement ces matières raffinées, presque toutes artificielles, d’une richesse étouffée qui n’appartiennent qu’à ces architectures d’Extrême-Orient, et si bien ajustées qu’elles semblent fondues l’une dans l’autre comme les colorations et les surfaces diverses d’un beau grès.

Nous sommes entrés. Des bougies roses sur un autel éclairaient trois dieux surgis d’un grand lotus. Devant eux des potiches, des offrandes, des fleurs de papier, quelques plats remplis de riz. Un homme seul, debout devant l’autel paraissait en prière et nous tournait le dos. Les talons joints, sa longue tresse rayant sa blouse, il ne bougeait pas. Tout d’un coup, levant le bras, d’un geste violent il a jeté deux pierres et leur choc sonore sur le parquet a rompu le silence. L’une a sauté jusqu’à moi ; elle était enroulée, ridée ; j’y reconnus une ammonite. L’homme est venu la regarder de près, sans doute pour y lire le sort ainsi consulté. Autour de nous, parmi les ors mystérieux, des lettres gesticulaient dans l’ombre.

Mais une dernière fois je suis revenu m’étonner devant le portique. Comment dire la puissance de ces deux arcs tournés vers le ciel ? On en sentait le ressort comme si quelque invisible corde, là-haut, en eût fait plier les pointes amincies. Mieux que l’autel et les sourdes richesses intérieures, mieux que l’hydre verte ondulant dans la rue au vacarme des gongs, mieux que les femmes à masque de lune, mieux que la diablerie jaune autour des cuisines étranges, ces deux courbes au-dessus de l’édifice à corps de crabe, ces deux croissans superbes m’attestaient l’irréductible originalité de cette race et le parti pris qu’est une civilisation.


Une telle ville est un musée de races. Le plus grand plaisir ici c’est de voir les types que le contraste définit ; on ne se lasse pas de lire ces physionomies, de comparer les gestes, et les attitudes héréditaires, tout ce que les divers systèmes religieux et sociaux ont façonné au cours des siècles, sous les climats différens.

Visite d’un grand marché où les jeunes filles de la bourgeoisie birmane vont faire un stage d’un an comme vendeuses, pour achever leur éducation, apprendre comme leurs sœurs, les geshas du Japon, la grâce dégourdie, la repartie prompte, le rire clair. Si près de la Chine invariable où la femme a désappris de marcher, si près de l’Inde hiératique où l’inflexible coutume la séquestre dans le demi-jour des vérandahs grillées, on est ravi de l’aisance de ces Birmanes ; c’est la spirituelle légèreté des Tanagras, une coquetterie de fées à se parer. Exquises : quand on les a vues, l’épithète ne semble faite que pour elles. Avec art elles piquent une fleur dans le jais de leur chignon, et c’est la petite touche parfaitement juste de couleur dont s’achève leur parure. Rose, jaune ou blanche, elle vient en répéter le ton, en préciser l’idée qui est de faire penser à telle fleur.

Pudeur de leur menue démarche maniérée. Visiblement leurs genoux un peu plies ont peur de laisser échapper le bord du pagne qui leur serre la poitrine sous les bras et les enveloppe jusqu’aux pieds. Les gracieux petits pas traînans dans ce clair fourreau qui s’évase un peu par le bas et se répand sinueusement à terre ! Et puis les jolies salutations, les gestes fins pour tendre un bibelot, une pierre porte-bonheur, un ridicule singe de bois comme en achètent, on ne sait pourquoi, les grandes personnes birmanes ! Et les rires, aussi, le si visible désir de causer, caqueter, bien plutôt que de vendre, chacune criant son nom, et quels noms ! « Mah-Khin » (Mademoiselle Aimable), « Mali Nay-Kom » (Mademoiselle Rayon de soleil), « Mah-Moay » (Mademoiselle Parfumée). Et devant notre pesante ignorance de la langue, les gracieuses moues désappointées !


Mais à la porte de cette volière, en plein soleil de l’avenue, la vue d’un groupe de femmes hindoues frappe comme un coup de gong. Vert, rouge, jaune, orange enflammé : quel choc strident sur la rétine ! On ne voit d’abord que ces quatre couleurs simples, chacune debout, marchant dans la rue, jetant ses feux, ses remous, ses éclaboussures au soleil de dix heures. Vert de perroquet, rouge de rubis, jaune de safran, orange d’orange : la pulsation des tons est telle qu’on la sent passer et battre en soi, et d’abord, on ne perçoit pas autre chose. Quatre paquets éblouissans comme le ciel de l’Inde ! En effet, pesamment, de la tête aux pieds, ces femmes sont tout enveloppées. Le voile, posé sur la courbe de la tête, enferme le visage dans sa chaude ombre colorée, coule sur le mamillaire, sur les coudes, sur le bas de la lourde robe.

Mais, passée la première secousse, le détail humain apparaît : l’aile admirable du nez au-dessus des brunes lèvres ridées, le bronze des mains, des bras, des pieds sculpturaux et nus dans la poussière, — tout ce bronze vivant, surchargé de bijoux barbares, argent et cuivre, — les chevilles, l’orteil, les poignets, le cou, le nez harnachés de cuivre. Cela est massif et somptueux.

Avec des lenteurs de bétail, elles se sont accroupies. Nous nous regardons, et je puis lire à présent leur visage, d’une gravité antique comme leurs atours. Léthargique noirceur de ces yeux ; les prunelles noyées de ténèbres, de troubles ténèbres et comme agrandies d’opium, restent fixes, ne jouent pas, regardent d’en bas : on sent couler leur molle lueur diffuse. Une expression de tristesse à demi sauvage, de lassitude organique et passive.

Muettes, elles serrent leurs voiles, avec un geste très lent de leurs mains alourdies par tant de métal. Puis immobiles, les yeux perdus, et comme accablées d’un poids invisible. Toute l’Inde est en elles, éblouissante et morne…


Ailleurs des groupes de Çoudras, assis sur leurs talons, attendent près de ce marché des besognes de portefaix. Sur le fond papillotant des Chinois-pierrots, et des Birmans de féerie, ils sont tragiques : chair hindoue vouée à toutes les corvées, nue, noire, suante, souffrante, une résignation atavique dans les yeux. Silencieux comme leurs sœurs accroupies, les femmes aux voiles ardens, mieux encore ils incarnent le vieux et terrible génie de l’Inde, étant de race autochtone, presque nègres. Bien avant les temps historiques, le soleil du Bekkan avait brûlé leurs ancêtres ; lorsque les Aryas au teint clair arrivèrent du Nord, ils prirent ces Dravidiens pour des diables et des animaux. Dans leurs épopées légendaires, ceux-ci devinrent les singes que Rama conduit à la conquête de Ceylan.

À terre, repliés sur eux-mêmes, pourquoi baissent-ils ainsi la tête ? Que le cuir de leur crâne est sombre ! La tête ainsi rasée, — sauf la touffe que saisira Siva pour les emporter dans son paradis, — ils semblent plus nus sous le soleil, et plus esclaves. Et ces têtes mêmes en paraissent plus douloureuses. À suivre leurs fortes bosselures, on croit voir les cerveaux eux-mêmes, obscurs et façonnés par la souffrance héréditaire.

Ils se sont un peu redressés, et nous les reconnaissons bien pour des Sivaïtes. Trois traits de poudre blanche figurent sur le front, à la racine du nez, le trident du Destructeur, roi de la mort et de la vie, du dieu porteur de crânes en qui se sont concentrées les plus sombres, les plus folles et les plus géniales ardeurs de l’imagination hindoue. Il faut avoir visité les temples de Siva, marché dans le sang fade des chèvres, qu’on égorge à Kali, dans la fiente des vaches sacrées, il faut avoir aperçu les terribles et minuscules poupées noires dans la nuit des naos, il faut avoir senti l’air de fièvre et de folie qui circule en ces lieux au son des trompes, au battement des gongs, sous les écrasans et foisonnans pylônes, parmi les architectures de cauchemar, les statues grimaçantes et dansantes, les figures à dix bras, à têtes multiples, à trompes d’éléphans, — il faut avoir entrevu et senti tout cela pour bien comprendre la tristesse de l’Inde et tant de physionomies anxieuses, maniaques, sauvages que l’on y rencontre.

Ceux-ci rêvent dans une détente de tout leur être, le front barré d’un pli habituel. Le regard est atone, la cornée tout obscurcie, cornée des races sombres, toute baignée de jaune trouble où nage et fond la liquide prunelle.

Deux d’entre eux se lèvent tout à fait. Comme ils sont grands ! De la tête aux pieds, la peau ressemble à celle du buffle : une sorte de caoutchouc noir, mais terne, embué, — très différent de l’ébène brillant et gai du nègre africain. Etonnante longueur des jambes, toutes sèches, tannées, au jarret étiré et très mince, rappelant celles du chameau dont elles ont la patience, l’allure sans hâte, sans fatigue, pour les marches dans la poussière, sous le feu du Dekkan.


Mais nous sommes en Birmanie, pays de monastères et de pagodes bouddhiques. Que cette religion paraît simple et calme quand on arrive de l’Inde ! On y sent une sorte d’anémie, une douceur éteinte comme aux yeux de ses moines.

Une pure morale, nulle floraison de mythe ou de théologie, nul clergé ; des kyrielles de formules qui rabattent de sages préceptes ; point de temples proprement dits ; des pagodes sans mystère qui ne sont que des monumens votifs où l’on vénère les images et les reliques du fondateur ; des couvens enfin, où les religieux ne cherchent que la paix, — à voir ici ce qu’est le vrai bouddhisme, on conçoit que l’Inde l’ait jugé pauvre. Il lui fallait plus de rêve coloré, plus d’images d’effrois et de voluptés, plus de secousses nerveuses. Une sève religieuse ne cessait pas de la tourmenter, de pousser toujours, en masses épaisses, des bourgeons grandissans et nouveaux. Par son immobilité, par sa monotone contemplation du vide, le bouddhisme répugnait à des cervelles Imaginatives jusqu’au délire, obsédées de visions de nombre, de pullulement, de confus infini, sensibles à tout ce qui est vie, devenir et multiplicité. Aux pures négations de Gautama toutes sortes de tendances et d’habitudes s’opposaient. L’Inde n’avait pas oublié les antiques divinités naturelles : les planètes (encore figurées et adorées dans les énormes temples du Sud), le Soleil (que les foules de Bénarès n’ont pas cessé de saluer tous les matins), les fleuves, le Gange. Elle avait l’intuition des mystérieuses puissances métaphysiques, de l’Être, de l’Illusion, de la Matière, de l’Esprit, de la Vie, de la Mort. Elle avait besoin de symboles sensibles où incarner tout ce qu’elle sentait dans la nature ou derrière elle. Et puis, les races inférieures, à peau sombre, qui forment la masse immense de ses basses castes avait gardé le souvenir et le goût des bas cultes sanglans, des zoolâtries primitives, des pierres fétiches, des démons à têtes noires, des dieux à museaux de bêtes. La terre était trop riche, les fermens de vie trop forts. Toute cette jungle religieuse devait repousser, s’épaissir encore malgré la tentative bouddhique pour la déraciner et mettre à la place la pure étendue rase.

Comme on sent ici ces contrastes ! Ce matin, dans le faubourg de Poussoundoun, nous visitions un vieux monastère. Des kiosques sous de grandes palmes ; des salles nues, avec le seul et sempiternel Bouddha dont le geste enseigne la quiétude. Il y avait bien, sur certains murs, des images d’enfer, mais quoi de plus raisonnable que de menacer les méchans d’une punition ! Et ces châtimens bouddhiques ne sont pas éternels. On en revient, de cet enfer, pour essayer de nouveau sa chance, sous forme d’homme ou de bête, et tâcher, par une vie plus sage, de se rapprocher un peu de la bienheureuse extinction finale. Même, par certains côtés, cet enfer est aimable : de petits squelettes y dansent des pwés birmans : voilà bien les dislocations rythmées, les gestes à l’envers des graves petites danseuses de Rangoon.

Dans le jardin, une douzaine de moines sont assemblés pour le repas, en rond, par terre, autour de leur supérieur, autour des boîtes et des plateaux laqués où s’entasse le riz de l’aumône. De vrais moines : la retraite, la contemplation, l’abstinence, les ont marqués du caractère ascétique. Têtes rases, crânes polis, sillonnés comme des coquilles de noix, minceur des lèvres, austérité des traits, si fort est en eux le type professionnel, celui qu’ont créé les influences morales, l’action constante de la vie et des sentimens monastiques, qu’il domine le type de race : ces religieux dont l’œil est en amande, ces révérends mongols ne ressemblent pas tant à leurs frères birmans de la rue qu’à des moines catholiques du moyen âge, qu’à de maigres figures d’évêques sculptées aux porches de nos cathédrales. Ils mangent en silence, avec modestie. Leurs attitudes signifient l’habitude de la règle et les influences du vêtement monacal dont la gravité se communique aux gestes. Une nuance pourtant, que l’on aperçoit bientôt, distingue ces religieux bouddhistes : on n’a pas envie de les interroger ; on sent bien qu’aucun n’a rien à dire. Aspect mort et fermé de ces visages. On dirait un bois jaune et dur, si précise est l’immobilité des maigres traits. Nul ondoiement de vie qui, malgré tout, vienne affleurer aux yeux, aux lèvres, affiner le creux de l’orbite ou de la tempe, jeter une saillie de volonté dans la mâchoire. L’esprit en eux parait ossifié, sans réaction. Leur chair est desséchée, mais non, certes, par les ardeurs de l’âme. La coutume, une indolence native, l’égoïste idée du salut à gagner à force de jeûnes et de patenôtres les ont conduits à l’apathique ascétisme de ces couvens. Pareils et simples, pauvres de rêve et de vouloir, amortis d’avance, la discipline a pu les façonner avec cette rigidité mécanique. Chez presque tous, le regard est apaisé pour toujours, vidé de son énergie, l’âme morte dans la chair mortifiée. Plusieurs qu’on voit traîner par les rues touchent certainement à l’hébétude. Mais cela même n’est pas spécialement bouddhique. J’ai déjà vu ces expressions chez des moines maronites du Liban. Elles devaient être fréquentes dans la Byzance décadente, si l’on en juge aux figures de momies des vieilles mosaïques, à leurs gestes de mannequin.

Mais, soudain, quelle musique affreuse nous traverse de ses vibrations ? Quel rauque barrissement de conques païennes dans un tintamarre de tam-tams ? Sûrement l’appel au culte du soir dans quelque temple hindou qui se réveille au crépuscule d’or et de rose après la léthargie de la journée. Vite nous laissons les moines bouddhistes à leur engourdissement sous les palmes et nous courons vers cet endiablé vacarme. C’est à cent mètres à peine du monastère, de l’autre côté de la route qui s’anime en ce moment d’hommes nus, de femmes, — paquets vivans de pourpre, — et je n’ai qu’à les suivre pour arriver au temple. Un tout petit temple pour les pauvres Tamils immigrés, mais bâti sur le plan des grandes pagodes. Voici son pylône où s’accumulent les corps de dieux et de bêtes, en rangs mêlés qui s’écrasent, architecture opprimée malgré sa forme générale de pyramide, — non levée, sans jet de lignes directrices, où l’on sent avant tout la masse, le poids, le nombre confus, et qui ne monte qu’en rampant.

Battent les tam-tams, de plus en plus vite, de plus en plus fort comme pour une danse nègre qui s’affole et tourne au vertige. Et grince la conque en sonorités noires, en lignes zigzaguantes et déchirées. On nous défend d’entrer, mais devant nous des chambres s’enfoncent, de plus en plus obscures, et les hommes nus, les femmes empaquetées de pourpre passent sous le pylône, pénètrent dans la pénombre close, chacun tirant une cloche au passage, sans s’arrêter, — pour attirer l’attention du dieu. Et chacun, tout de suite absorbé, isolé, dirait-on, et ne voyant plus les autres, comme saisi par une influence de folie qui règne là, comme soudain jeté dans un rêve, commence le manège des exercices religieux. L’un tourne en cercles, autour d’un pilier, à pas monotones, les paupières fermées, comme endormi, mais les lèvres murmurantes. Des femmes, un vase de cuivre sous le bras, courent d’un lingam à l’autre, les aspergent d’eau, d’un geste pressé, de côté, sans regard dans les prunelles, sans pauser devant aucun. D’autres en couronnent les noirs cylindres de guirlandes, jettent par terre des fleurs jaunes. Des vieilles se prosternent en passant devant le sanctuaire et, tout de suite relevées, continuent leur ronde. Les yeux s’enfièvrent, fixes dans la précipitation des gestes. Chacun semble compter en dedans, très vite, avec une espèce d’attention démente, mené par l’obsédante idée de ne pas manquer un seul des mantras ou des rites indispensables. On voit dans les asiles ces expressions intenses et préoccupées, cette application des fous au minutieux détail des tâches qu’ils s’inventent.

Tout au fond, c’est le mystère de la dernière chambre, celle du dieu, où le peuple n’entre pas. Pures ténèbres où, dans un reliquaire de flammes, apparaît l’idole, la Kali noire, entortillée d’étoffes, une sorte de cache-nez au cou, les yeux blancs, les bras écartés. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans ce saint des saints ? De beaux démons semblent y célébrer une messe noire. Des formes nues vont et viennent devant la châsse scintillante ; un instant on voit luire ou se détacher en silhouette les membres des officians. Quelque cérémonie très compliquée se poursuit là-bas. Un bras, brandissant une lampe, décrit de grands cercles de feu. Deux mains se lèvent au-dessus d’une tête, juste devant le tabernacle de lumières, et je les vois distinctement qui présentent et entre-choquent deux œufs, puis — la tête s’inclinant — en répandent le contenu dans quelque vase de l’autel. Sans doute, on nourrit la poupée noire, on la sert, on l’encense ; lentement des éventails de plumes s’agitent devant elle.

Par devant, à l’entrée du naos, au seuil du mystère, une rangée d’éphèbes est debout et ne remue pas. Ils nous tournent le dos, pareils et parallèles, les talons joints, les bras tombant le long des hanches, avec les mêmes clartés obscures aux jambes, au sillon de l’échine. Et peu à peu, dans cette chaleur et cette ombre, dans cet air appesanti de parfums, ces nudités antiques et droites nous étonnent par je ne sais quel caractère singulier et général. Ces mystiques architectures et ces beaux corps lisses ! C’est l’éternelle créature humaine, la même à travers tous les siècles, nue comme aux premiers temps, enveloppée de son seul rêve religieux et des formes où ce rêve s’est fixé. C’est l’homme sous son aspect d’espèce, tel qu’il est sorti de la nature, et pourtant hors de la nature, puisque, autour de lui, je ne vois plus que les œuvres étranges de sa fervente imagination. Plus spécialement, c’est l’humanité antique de l’Inde, à la fois celle d’aujourd’hui et celle dont le conquérant grec connut les gymnosophistes, — visionnaire et nue sous son dangereux soleil, enivrée de la trouble atmosphère que lui fait son propre délire.

Nous-même, étranger, comme nous sentons la contagion de cette ivresse ! Visages d’extase ou de fièvre, immobilités cataleptiques ou gestes de possédés traduisent les mêmes états extraordinaires des nerfs, et leur vue suffit à communiquer le trouble dionysiaque. Ces yeux nous magnétisent. L’hypnose ici est souveraine, née déjà de la percussion des sistres. Toujours, à coups pressés, la même vibration sans corps, une onde assourdissante de métal et que nous ne pouvons pas situer, tant elle nous enveloppe, nous domine, nous submerge : elle bat en nous comme en tout ce qui nous entoure. Piliers, lumières, figures de chair et figures de granit frémissent ensemble de ce bruissement ; tout vacille comme dans une vapeur mouvante ; le contour solide des choses semble fondre : la réalité s’est muée en vision, en fantôme…

Minutes étranges où j’entrevois le secret de tous les vieux mystères qui, de l’Asie religieuse, sont venus fasciner notre Occident. Voilà, sans doute, l’indicible sensation qu’en Grèce, les initiés demandaient aux fêtes d’Eleusis et par laquelle Rome s’éprit des cultes d’Orient. Cette hypnose, l’Inde, si nerveuse, n’a pas cessé de la chercher dans ses temples. De tout temps, par cent disciplines du corps et de l’esprit, ses brahmes, ses yoghis ont tâché à se la procurer, à la prolonger, à la fixer en eux. C’est elle qu’ils ont appelée bonheur, sagesse, vérité, connaissance, affranchissement. Car, pour qui la subit, — et chez l’Hindou, le moi trop prompt à se défaire ne sait pas y résister, — les limites qui l’enfermaient dans sa propre personne se brouillent et s’effacent. L’homme ne se perçoit plus comme un individu, c’est-à-dire comme un tout à part et distinct. Il touche au terme idéal : il « cesse d’être séparé. » En même temps que lui s’est dissous tout ce qui l’entourait. Rien ne reste qu’un vide sublime où tout se réunit et se confond. Alors le brahme croit être sorti de l’illusion ; il rentre dans ce qui n’a point de qualités, dans ce qui est, dans l’éternel. Alors, véritablement, regardant son frère, il peut lui dire : « Je suis toi-même, » et tous ensemble peuvent murmurer : « Je suis Brahma. » Seule fin désirable, selon l’Inde, et que toute existence doit s’efforcer non pas d’entrevoir pour quelques secondes, mais d’atteindre définitivement pour s’évanouir tout à fait dans l’ineffable et ne jamais plus se reformer.

Les gongs battaient toujours, et les trompes mugissaient de temps en temps. La lampe décrivait encore des cercles au fond du naos noir. Un incident nous a réveillé : quelques moines d’en face, attirés par ces musiques, avaient traversé la route. Vaguement, je voyais l’orange de leurs draperies qui se rapprochait de moi. Ils s’accroupirent sous le pylône, et se mirent à regarder avec une curiosité indolente et douce. Un brahme les a vus, a bondi comme un diable du fond du sanctuaire, et les a chassés d’un geste frénétique.


ANDRE CHEVRILLON.