En Pays bouddhique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 138-168).
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EN PAYS BOUDDHIQUE

III[1]
LA FÊTE DE LA MORT. — SUR LE NIL BOUDDHIQUE

Je sais aujourd’hui pourquoi tant de bonzes et de pèlerins affluent en ce moment à Mandalay. On célèbre les funérailles d’un « archevêque » bouddhiste, le plus haut dignitaire ecclésiastique des deux Birmanies. C’est à l’Est de la ville royale que les cérémonies ont lieu, non loin des 729 pagodes, et, de ce côté-là, les routes, le soir, sont pleines d’une foule charmante aux couleurs de tulipes.

Cet archevêque mourut il y a deux ans, et son corps est resté sous la garde du monastère d’Or. On l’avait confit dans du miel et le cercueil, décoré de figures de singes et d’éléphans, entouré de vingt-quatre poupées dansantes, avait fini, sous son dais, par faire partie du mobilier du monastère. A Rangoon, nous avons vu ce cocasse appareil, un catafalque ainsi dressé dans la chambre centrale d’un couvent. Alentour, depuis des mois, aux pieds des figurines de cire qui dansent en l’honneur du mort, se poursuivait tout uniment l’ordinaire train-train de ces ruches religieuses : sommeil et psalmodies de moines ; leçons de novices accroupis en cercle autour du maître, besognes de scribes égratignant de leur stylet le papyrus des palmes, maigres dînettes de riz. Mais pour cet archevêque les temps sont expirés. Que cette forme humaine subisse la loi qui gouverne tous les « composés ; » qu’elle passe et disparaisse comme s’évanouiront les dieux et tous les univers ! En grande pompe on va brûler ce corps.

Avec de grandes réjouissances, et dans le plus gai décor de fêtes, car heureuse est la fin de cette vie que le Bouddha a définie : douleur. La mort marque un temps accompli dans le cycle de l’existence, un pas vers la totale libération. Quand il s’agit d’un saint personnage, l’allégresse est plus vive encore. Nul doute qu’il ne soit sauvé, cet archevêque, qu’il n’ait atteint le terme de toutes ses migrations. Il est semblable à la lampe dont parlent les vieux textes bouddhiques, à la lampe qui a tari toute son huile, si bien que nulle flamme nouvelle n’y peut plus venir briller. Aucune vie ne s’est allumée à la sienne qui tombait. Les malfaisantes énergies de son Karma sont épuisées. Il a vaincu l’illusion de l’être.

Ce soir, nous avons suivi la foule légère, les chariots traînés par les jolis bœufs zébus, amenant les familles de la campagne. C’est par un jour de gaîté comme celui-ci qu’il faut les voir, ces aimables Birmans. Avec leurs soies flottantes de roses pierrots, la grâce précieuse de leurs femmes, leurs physionomies spirituelles, leurs parures de théâtre, ils semblent faits pour un éternel papillotement de danses et de jeux élégans.

Un mur franchi, et voici le cœur de ce carnaval nocturne. Au-dessus de la confusion bruissante, dans la chaleur de la nuit tropicale et de la foule, mille lanternes suspendues à des fils, entre les cocotiers de ce parc, tendent des lignes de lumière. Nasillement de musettes ; cymbales, pétards, fusées. Files d’échoppes, dont les chandelles éclairent des monceaux multicolores de bonbons, des pâtisseries, des fritures et des boissons rouges et des fanfreluches dorées. La première impression est simplement d’une banale foire d’Europe. Il y a des tirs à la carabine, des jeux de boule, d’anneaux, des tables où l’on se presse pour la loterie. Mais cette loterie est celle des trente-six bêtes, passionnante si l’on en juge aux clameurs du public.

Vite nous franchissons cette frange extérieure et populaire de la fête. Plus loin, voici les jeux nobles, les « numéros » du programme officiel. Une seconde cour s’est ouverte devant nous, et, dans ce nouvel espace, sous des toiles tendues, des foules sont accroupies : immobiles îlots dans le flot mouvant des groupes. Impossible de voir exactement ce qui se passe sous ces tentes, mais, çà et là, à travers les rangs de spectateurs qui se pressent pour entrer, on aperçoit un geste de danseuse, une grimace d’acteur, la robe jaune d’un Pohn-gye débitant quelque sermon. Et les musettes nasillent, et les gongs tonnent, et les voix glapissent.

Belle humeur communicative de ce peuple. Les visages ont quelque chose de plus mobile encore que d’ordinaire, de rayonnant et d’allégé. Les plus graves sont les petits enfans parés comme des châsses. On s’aborde, on se félicite : jolies simagrées de surprise et de politesse. Un minois pareil à tous les autres et que nous n’aurions pas distingué s’illumine à notre rencontre ; une voix aiguë s’exclame. C’est Ma-Ki, une petite marchande qui, ce matin, nous a vendu des marionnettes birmanes. Quel bonheur de se retrouver là ! Merveilleux hasard ! Que de choses sans doute à nous dire ! Et c’est un gazouillis auquel, stupide, nous ne savons rien répondre. Réduite à la mimique de l’allégresse, la conversation ne va pas très loin. Attristée, elle nous présente une bande de petits frères, et c’est alors une série de courbettes de toute la jolie famille, les mains sur le cœur, aux lèvres, des salutations à n’en plus finir.

Autour de ce grand quadrilatère, une file de hangars improvisés enferme la foule : le campement des pèlerins, laïques et religieux. Sous ces toiles où logent des milliers de pieuses gens, chacun, à côté de ses humbles boîtes de provision, est aussi tranquille, aussi à l’aise que chez soi. Une natte, quelques vases et plateaux de laque ou de cuivre, c’est tout le mobilier des petites cases birmanes, et ce mobilier, chacun a pu l’apporter avec lui. Assis par terre, le menton aux genoux, fumant des cigares qui ressemblent à des mirlitons, ils causent doucement ou rêvent, tout à fait abstraits du mouvement et du bruit de la fête. D’ailleurs c’est l’habitude de passer ainsi la nuit, en troupeau. On l’a prise à ces veillées, où deux et trois fois par semaine, après la moisson surtout, le peuple d’un village s’assemble devant une troupe de danseuses. On y amène les petits enfans ; on s’installe en famille sur de petits tapis, on se repose de fumer les herbes inoffensives des grands cigares en mâchant du bétel. Après le bétel, un bonbon, puis encore un grand cigare. A la longue les monotones évolutions des acteurs amènent çà et là le sommeil. On s’assoupit au tintamarre continu de l’orchestre. De temps en temps, un mouvement du voisin, un silence des gongs réveillent un dormeur. Il s’étire et retrouve vaguement la fascinante ondulation de la danseuse qui n’a point changé de place. Il se retourne, il se rendort, et reviendra de même passer la nuit suivante, car il en faut plusieurs pour achever une de ces soties qui suivent un Boddhisatva à travers deux ou trois de ses vies successives.

Sous quelques-uns de ces abris, les groupes sont bien beaux. Là règne l’or des draperies ascétiques sous le bronze affiné des visages. Là règne la gravité des gestes alentis, la paix du sourire monacal. On s’étonne en plongeant le regard dans l’ombre de ces longs pavillons, si près des bruissemens de la multitude, on s’émeut du silence de cette demi-nuit où pointillent des centaines de têtes. Religieux envoyés de tous les monastères des deux Birmanies, quelques-uns venus du Siam. du Thibet, de Ceylan, ermites des montagnes Shans, on sent d’abord qu’ils sont à part, retranchés du peuple. D’un œil indulgent de sages, ils regardent ces traditionnels ébats, mais ils ne se mêleront pas à ces jeux d’enfans. A tout ce que je vois ici leur sérieuse présence prête un caractère significatif et profond. Ils représentent la vieille religion nationale, qui, depuis la venue du bouddhisme en Birmanie, a inspiré, dirigé combien de fêtes et d’assemblées semblables à celles-ci !

Quelques-uns logent à part, en petits groupes, sous des tentes plus petites. Accroupis sur des tables, entre des statues saintes dont ils répètent exactement l’imperturbable attitude, ils nous regardent passer. L’un d’eux surgit d’une pile de livres, si pareils, si nombreux qu’on dirait une édition tout entière qu’il est venu mettre en vente. Sans grand espoir de nous faire comprendre, nous l’avons interrogé. La vieille figure de buis s’est éclairée un peu ; un sourire l’a détendue ; et voici qu’il prononce quelques mots en Anglais. « De Maulmein ; » il vient de Maulmein, au-delà de Rangoon, et ces volumes sont des « Bibles bouddhiques, » les Pitakas que sa famille a fait imprimer sur son conseil, en manière d’œuvre pie, pour qu’il les distribue aux couvens de Rangoon. Autrefois, avant d’être novice, il était élève des missionnaires anglais ; il sait ce que c’est que l’imprimerie et de là son idée. Très supérieurs, ces volumes commodes, aux étroites palmes manuscrites, et nul doute que ce cadeau ne soit apprécié dans les monastères. Et comme nous le complimentons, comme nous disons notre admiration, la vieille figure se refait visage de momie, se replie dans un mystérieux silence…

Un peu plus loin, une autre physionomie de moine nous arrête aussi, car nous la reconnaissons tout de suite pour cinghalaise, d’une beauté douce et grave et qui nous est familière, beaucoup plus intellectuelle que celle des Birmans, pure de l’éternelle grimace mongole. Celui-là aussi parle un peu d’anglais. Il vient de Kandy, la vieille capitale indigène de l’île, et, justement, il y a trois semaines, nous visitions son monastère. Cette fois, sûrement, la rencontre vaut qu’on se félicite. Et le voici qui s’illumine quand nous lui parlons d’un ami que nous nous sommes fait là-bas, le révérend Silananda Théro, cénobite à robe jaune, dont j’entends encore le large rire de théologien triomphant lorsqu’il nous racontait dans la bibliothèque du temple ses discussions avec les Pères jésuites, admirables quand ils parlent de charité chrétienne, mais vraiment trop absurdes — ha ! ha ! — d’affirmer un Dieu éternel, des âmes immortelles, — comme si l’axiome de l’universelle impermanence n’était pas évident, comme si tout n’était pas en train de devenir et de se défaire ! Celui-ci à qui nous contons ce souvenir est moins hilare que son confrère, mais il sourit avec quelque dédain d’une si ridicule hérésie.

Autour de ces religieux personnages, le plus étrange c’est le décor de bibelots européens qu’ils transportent avec eux. Au-dessus des pures images bouddhiques, des cierges allumés, pendent les plus vulgaires et les plus imbéciles chromos d’Europe, non seulement de reluisans portraits du Kaiser, du roi Humbert et de Félix Faure, mais des tableaux de niaiserie sentimentale ou libertine : voici le beau-père, surprenant son gendre en bonne fortune dans un restaurant ; et des chasseurs tyroliens caressant une servante ; et des roucoulades d’amoureux anglais, en yole sur la rivière. A Colombo, Rangoon, Mandalay, dans toutes les bonzeries, j’ai retrouvé ces pauvres horreurs. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien comprendre, ces moines de visage immobile, à ces gravures de romance et de Journal Amusant ? Sans doute, le bouddhisme ne répugne pas aux images aimables, aux heureuses minutes de la vie fugitive. La poésie chinoise n’a guère choisi d’autre sujet, et dans les sanctuaires birmans les sveltes statues de danseuses se cambrent auprès des Gautamas impassibles. Mais pourquoi donc, au lieu des gracieuses imaginations indigènes, ces banalités d’Occident ? Probablement lorsque deux civilisations trop dissemblables sont en présence, chacune emprunte d’abord à l’autre ce qu’elle a de plus laid. Chacune, en suivant ses propres traditions, a fait apparaître dans ses œuvres un caractère original, et cela par un progrès imperceptible et continu, par une suite de variations accumulées et convergentes. Aussitôt reconnu, compris, ce caractère est allé s’affirmant et se précisant davantage. Tant qu’elle s’en tient à ce style qui est le sien, élaboré au cours de son histoire, harmonique à sa nature profonde, à ses conditions de vie, cette civilisation produit du beau. Mais devant les œuvres étrangères, elle est déconcertée ; rien dans ces types qui corresponde à ses propres tendances. Ce qu’elle y va choisir, c’est l’extraordinaire ou le trompe-l’œil, surtout le produit bâtard où le caractère étranger vient s’adapter à ses habitudes et ses besoins spéciaux. Et cela est vrai, même de civilisations complexes et critiques, de style indécis et variable comme la nôtre où passent tant d’idées venues de tant de siècles et de tous les points de la planète. Voyez les « articles japon » que l’on vend dans nos grands magasins, et demandez à un Japonais ce qu’il en pense.


Au bout du champ où les pèlerins campent, un nouvel espace s’ouvre devant nous, et cette fois nous sortons tout à fait du monde des choses connues. C’est l’absurdité d’un rêve qui surgit à nos yeux et nous arrête là dans une minute de stupeur. Une trentaine de kiosques or et argent aux lignes de feu, mais des kiosques hauts de cent pieds, dardant leurs toits qui s’amenuisent en aiguilles. Et ces architectures sont en mouvement ; avec lenteur elles se déplacent au-dessus de la multitude. Çà et là, dans cette folie des choses, vingt bêtes gigantesques se dressent, des éléphans blancs, hauts comme les palmiers d’alentour, des chimères grandes comme des pagodes. A droite un serpent enroulé sur lui-même, dont la spirale érige à vingt mètres une tête affreuse, des yeux morts, une rouge gueule béante.

Et plusieurs de ces monstres se meuvent aussi, à la queue leu leu, d’un progrès stupide, impassible, à la mouvante lueur des torches, dans une clameur, un charivari d’enfer. Il y a une poupée géante au sourire aigu, aux gestes anguleux, au costume rituel de danseuse, et toute blanche. Il y a un prodigieux oiseau vert qui navigue sur la foule et son corps très long, en forme de bateau contient sous un dais une légion d’idoles parées et que je reconnais vivantes : des jeunes filles en tuniques soie et or, à basques pointues et retroussées en cornes, — le vêtement hiératique, celui de la grande poupée blanche, celui des grêles statues féminines des pagodes. Et tous ces jeunes visages sont indolens et larges comme ceux des Kouannines japonaises, plâtrés de fard, blêmes sous leurs couronnes de fleurs, figés au-dessus de l’agitation du peuple dans une expression de gravité mystérieuse. Mais plus saisissante encore est chez toutes l’imperturbable et fatidique répétition de la même attitude. Inanimées, mortes à ce qui les entoure, les yeux mi-clos, elles ne font rien que tenir à la main de longues plumes de paon sinueuses…

Mais notre ébahissement ne dure pas très longtemps. Kiosques et tours mouvantes, bêtes fabuleuses, oiseau-navire, tout cela est fort peu de chose. Du clinquant, de la toile et du papier comme la plupart des épouvantes et des merveilles chinoises : papier d’or et d’argent, toiles peintes, tendues sur des armatures de bambous. Tout simplement des joujoux comme ceux que nous a déjà présentés le matériel religieux de ce bouddhisme birman, comme les petits monstres de bois qu’on vend aux corridors des pagodes, mais ici gigantesques, montés sur des chars que des attelages d’hommes à aient avec des cordes, au rythme des chants qui scandent leurs efforts. Et, comme pour achever la drôlerie de ces funérailles d’archevêque, mille statuettes gracieuses, des tanagras indo-chinoises, se penchent, s’ébattent, s’éventent, rieuses sur les chars, aux pieds des effroyables bêtes, à tous les degrés de ces pyramides et de ces tours.

Rencontré là, près du grand serpent enroulé, un jeune civil servant anglais dont nous avons fait la connaissance hier. Il est de service dans cette fête invraisemblable où il convient que l’autorité européenne soit représentée. Correct, en smoking, car il sort de son dîner, il nous accueille avec une courtoisie placide. Dans l’Inde, où tous ces fonctionnaires ont passé, ils ont vite perdu la faculté de s’étonner. J’ai connu un commissioner qui, à vingt-deux ans, arriva d’Oxford à Baroda pour défendre contre la foule musulmane une délirante procession hindoue. Il y avait des bayadères, des promenades d’idoles et d’éléphans : on célébrait le mariage de deux pigeons.

Quelques phrases précises nous ont bientôt expliqué cette surprenante féerie. Cette « grande gloire, » dont on honore le cadavre, fut décidément, un personnage de premier rang. Son autorité qui s’exerçait sur les deux Birmanies, en maintenait, de la Chine à la nier, l’unité morale, rappelait aux Birmans les vieux temps de l’indépendance. Par lui persistait la vieille vie nationale, et c’est pourquoi le gouvernement de l’Inde va refuser sans doute de lui reconnaître un successeur. C’est donc un événement capital que ces jeux funèbres, une date dans l’histoire du pays ; on s’y applique à suivre les plus anciens des rites nationaux.

En ce moment, au moyen de treuils et d’un véritable funiculaire, on est en train de hisser le cercueil par-dessus tous les anneaux du reptile géant jusque dans la gueule énorme qui bâille au-dessus de nous. Cela fait, des bandes d’hommes viendront s’atteler à la plate-forme qui porte le monstre et le traîneront à travers le champ de fête. Il y en a cent cinquante, de ces chariots où se lèvent des architectures et des figures d’animaux, — chacun envoyé par une ville ou un district, et sur chacun — il faut que grimpe le cercueil. Rude besogne et telle qu’on n’arrive pas à hisser ce cadavre sur plus de dix chars par jour. C’est pourquoi, avec la permission des autorités anglaises, les fêtes doivent durer deux semaines.

Le quinzième jour, le feu termine tout. Imprégné d’huiles et d’essences, un bûcher s’élève sous une frêle construction de toile, une terrasse qu’anime la gaîté gambadante de cent poupées. Au-dessus, un clocher ecclésiastique élance sa pointe de sept toits. Sous ce tasoung on a posé la bière ; on a fait reculer la foule. Un grand silence d’attente : soudain jaillit un trait de feu, une fusée lancée vers la plate-forme ; d’autres suivent, rayant la nuit : un bombardement. Tout s’allume, les flammes surgissent, enveloppent la haute et fragile structure. Les toits croulent un à un. Le bûcher finit de brûler quand éclatent des matières pyrotechniques enfouies par-dessous, dans le sol. Dans une explosion d’artifices, au vacarme des acclamations et des orchestres, tandis que les créatures prodigieuses, les éléphans, les oiseaux-navires, les chimères, les cobras, décrivent leur ronde au-dessus de la foule, les cendres de la « Grande Gloire » montent au ciel, et ses élémens terrestres ont fini de se séparer.


Minuit. Sous des toiles tendues, à la lueur de mille lanternes, dans la chaleur de la nuit et d’une foule accroupie, je suis assis à côté du commissioner anglais et des magistrats birmans de Mandalay.

Autour de nous, à nos pieds, c’est le champ multicolore et clair que font les milliers de têtes serrées : carmin, rose et safran des turbans-écharpes et des fleurs piquées dans les cheveux de femmes. Et tout ce peuple est muet, attentif au spectacle de la danse, de la danse nationale qui ne ressemble à aucune autre, qui vient du fond des siècles et rend un peu visible, sans nous le faire comprendre, le dessous atavique et mystérieux de ces âmes d’Indo-Chine.

Vaguement, au rythme des gestes et de la musique étranges, nous achevons de nous griser dans cette trouble atmosphère, la tête déjà passablement brouillée par la confusion de cette nuit, par tant de bruits et de foules, par la vision des bêtes fantastiques en marche, — les plus fondamentales de nos idées européennes confondues par ce carnaval en l’honneur de la Mort.

Mystérieusement solennelle et grimaçante est cette danse, comme tout ce que j’ai vu de l’art de ce vieux pays. Solennité du costume à faire rêver un Gustave Moreau. Etoffes d’or, d’argent et de soie blanche serrant étroitement la jeune forme ondulante ; tiare aiguë comme celle des dieux, couronnant la blême face peinte ; cornes étagées que projettent les basques de la tunique et les lames de la robe, — c’est le prototype des mystiques figures que l’art birman répète depuis des siècles aux murs des monastères et des pagodes. Et grimace, très lente grimace, non du visage qui ne semble pas vivre, mais du corps frêle et précieux qui, sans déranger un seul pli pudique du vêtement, sans que remue seulement le bord du pagne autour des pieds invisibles, se casse en lignes anguleuses. Zigzaguent les jambes dont le genou fléchit un peu sous l’étroite gaine de soie, zigzague le torse qui se penche à droite, la tête qui se renverse à gauche, les bras obliquement écartés, — l’un en haut, l’autre en bas. Et les poignets se disloquent et les doigts se séparent, retournés dans un raidissement convulsif, et puis se mettent à remuer, à faire des choses mystérieuses, dressent leurs ongles d’or, leurs longues griffes acérées comme la tiare, comme les rigides volans de la robe, comme toutes les pointes convexes par où se termine l’étrange et délicate figure.

Et maintenant les cadences de l’orchestre s’accélèrent, et voici que saisie, galvanisée à son tour, la tête hoche sur le cou, horizontalement, par saccades, comme pour s’en détacher. Mais les traits restent morts, la fente des paupières tendues sur le blanc d’un œil révulsé, et les pieds, sous l’étroite gaine qui s’évase et se répand autour d’eux, sont attachés à terre. C’est une force invisible qui a dressé là ce jeune corps, dans sa mystique parure, et le fixe au sol, et le traverse de secousses cadencées — si profondes, si lentes — sans que le visage sorte un instant de sa catalepsie. En ce corps l’âme individuelle est abolie ; rien ne l’habite plus en ce moment que le rythme — rythme souverain, monotone, éternel, dirait-on, et qui fait songer aux aveugles Puissances, à celles qui gouvernent inéluctablement toutes les formes, conduisent les périodes de la nature, le développement des espèces et des individus, leur courbe d’un néant à l’autre, les alternances des astres, des saisons, de la Mort et de la Vie. Danse d’Extrême-Orient où l’être n’affirme pas sa joie et sa volonté de vie, l’énergie de sa personne, son caprice de fougue ou d’essor, mais en silence s’abandonne à du fatal, s’y anéantit avec douleur et volupté, — la douleur contractée de ces membres, la volupté de ce frisson dont il vibre imperceptiblement tout entier.

Et malgré la torture de ces gestes, comme on sent bien l’aristocratie de cette grêle silhouette ! Immatériel affinement de ces traits, énigme du rigide sourire aigu ! On rêve au profond passé. De quelle antiquité de race sort une telle créature ! De quelle civilisation où, pendant des siècles et des siècles, le type est allé se spécialisant, de plus en plus significatif et spiritualisé, jusqu’à n’être plus que l’idée visible, incarnée, de cette civilisation ! Et, de même, quelles durées de vie nationale il a fallu pour produire le parti pris extraordinaire, le caractère unique et complet de cette danse !

Autour de moi la fascination fixe tous les yeux. Les bouches ont cessé de mâcher le bétel ; les cigares mirlitons se sont éteints. Les « autorités » birmanes sont béantes. Dans ce groupe les moins absorbés sont trois anciens ministres du roi Thibau ; oisifs depuis la conquête anglaise. Etonnantes vieilles faces de magots, bien plus mongoles avec leurs yeux de taupes, leurs moustaches aux poils clairsemés de rats que les visages environnans, à ce point qu’on se demande s’ils n’appartiennent pas, ces chefs, à quelque haute caste où le sang des conquérans thibétains serait demeuré pur du mélange hindou. Que leurs traits sont hébétés et rudes à côté de la délicatesse alanguie du vrai type birman ! Leurs petits yeux sans humanité m’expliquent ce que je n’avais pas encore compris en ce pays de bonne grâce et de belle humeur : les horreurs sanglantes de l’ancien régime, les cadavres en croix que charriait l’Irraouaddy. Ils nous attirent, ces yeux-là. Ils valent qu’on les regarde. Ils ont vu ce qui se passait il n’y a pas vingt-cinq ans dans l’ombre de ces kiosques royaux que le peuple ne regardait qu’en s’aplatissant à terre, — le mystère de cette enceinte qu’on appelait alors « nombril de l’univers » et où nous ne trouvions plus ce matin que des espaces vides, une chapelle anglicane, un club d’officiers anglais, un poste de télégraphistes. Ils ont vu, ces yeux-là, les conclaves d’astrologues, les victimes enterrées vivantes sous les murs de la nouvelle ville, — si nombreuses que le peuple, pris de panique, commençait à s’enfuir. Ils ont vu les massacres de vingt princes du sang, les shekkos, les prosternations à genoux des consuls européens devant le roi débile, « arbitre des existences, » et tout le prodigieux cérémonial byzantin. Ils ont vu l’Éléphant sacré, seigneur d’une province entière dont les revenus servaient à son palais, à ses vêtemens, à ses dais, à ses parasols d’or et d’argent, à l’entretien de sa maison : chambellans, gardes du corps, troupes de coryphées, — l’Eléphant souverain que des astrologues spéciaux savaient reconnaître à ses signes, — le divin pachyderme qu’une troupe de femmes, choisies tous les jours parmi les jeunes mères de la ville, venait allaiter le matin, chacune debout dans le rang, la mamelle nue, attendant avec un frémissement de tous ses nerfs que la bête passât devant elle et que la trompe tâtonnante se posât sur son sein.

Ayant vu ces choses d’un autre monde, ces petits yeux obliques n’y rêvent plus jamais. Ils n’ont jamais rêvé. Ils sont d’une placidité parfaitement sèche, sans plus de nuances ou dessous que des prunelles de rats. À ces vieux ministres, l’Angleterre fait une petite pension ; on leur rend des honneurs. Tout le long du jour leurs dents noircies ruminent la sanglante bouillie du bétel. Ils ne s’étonnent ni du chemin de fer, ni du vide de la ville royale, ni des touristes qui braquent des kodaks, ni des insolens soldats en khaki dont la présence a tout changé.


Les cadences s’accélèrent là-bas sur le théâtre, et de grandes clameurs de rire s’élèvent de la foule. La danseuse s’est réveillée de son ondulante léthargie. Ce n’est plus la somnambule secouée de convulsions rythmées. C’est une Birmane spirituelle comme tant d’autres et provocante. Elle minaude à la foule, nous fait de jolies moues coquettes. Surgissent à côté deux clowns patauds qui se querellent et se culbutent. Moqueuse, dédaigneuse, sans faire un pas qui dérange sa grâce de grande dame et de jeune beauté, avec une hauteur exquise et mutine elle les gifle du revers de sa main menue. Grand rire et bruissement des spectateurs. Un courant de vie circule ; on sent que le charme est rompu, qui tout à l’heure engourdissait tout. Les conversations se mettent à bourdonner. Le préfet de police indigène en mousseline me présente à sa charmante femme très intimidée de ce rite européen. Et j’ai tout à fait oublié le caractère funèbre de cette fête quand j’entends le civil servant anglais poser doucement la question suivante : « do you know where is the corpse ? Savez-vous où est le cadavre ? » le policier en jupe rose se lève et nous montre du doigt le cercueil que nous n’avions pas vu derrière les figurans. Puis, se tournant vers moi, avec une excitation dans les yeux, un accent intense et martelant ses syllabes comme font ces Asiatiques quand ils parlent anglais, il me crie : The Great Glo-ry has re-turned. He will never corne back. C’est-à-dire, en commentant un peu : « La Grande Gloire est rentrée dans la paix première. Il en a fini de toute vie. Il n’est plus condamné à renaître. Il ne reviendra plus. »



18 février.

Nous retournons à la mer du Bengale avec le puissant fleuve. Un grand steamer, bondé de voyageurs birmans, de talapoins, de marchands hindous et musulmans, surtout d’immigrans chinois, qui passèrent la frontière à Bhamo, à trois jours de Mandalay : des montagnards grands, secs, jaunes, aux anguleux méplats, qui vont peupler les campagnes de Birmanie, très différens des Chinois citadins de Rangoon, des gras et huileux Célestes qui, de Canton, des embouchures de la Chine méridionale où ils grouillent comme des rats au bord de l’eau putride, vont faire le commerce sur la côte indo-chinoise.

Ce fleuve est une des grandes artères de l’humanité. C’est par lui que le sang mongol s’est infusé dans cette moitié de la péninsule, et cet afflux continue toujours. Ce bateau sent la Chine, des odeurs chinoises y traînent, épanchées par la cargaison vivante et les marchandises

Ce fleuve est la grande voie royale de la Birmanie. Sur cette terre étroite comme l’Egypte et qu’il traverse dans sa longueur, c’est par lui que s’est propagée la civilisation. Du Nord au Sud, l’homme, — l’espèce bouddhique de l’homme, — y est partout. Partout s’y montre sa présence actuelle ou son vestige : le monument, la coquille vide qui témoigne de la créature ancienne, identique à celle d’aujourd’hui. Nous traversons des cités vivantes et des cités désertes ; pendant trois cents lieues, sur l’une ou l’autre rive, toujours se lèvent des groupes de pagodes, — et rien ne dit lesquelles sont animées et lesquelles sont mortes, lesquelles sont d’aujourd’hui et lesquelles d’il y a mille ans.

D’abord, au sortir de Mandalay, Amarapura, une capitale au milieu du siècle dernier, aujourd’hui une jungle : des éclats verts, des profondeurs d’ombre, une magnificence lourde et fraîche sur la berge plate du fleuve. Et de ces masses végétales, avec les fusées d’aréquiers, sortent les grands cônes religieux, les spires, les étages de toits pointus, les monumens abandonnés, dont la mort est si récente qu’ils portent encore les couleurs de la vie, — quelques-uns de la jeunesse, tant leur blancheur est pure, tant leurs ors étincellent et semblent neufs dans l’exubérante verdure. Chacun d’eux suffirait à la gloire d’une ville ; mais par groupes ils s’espacent sur une longueur de plusieurs lieues, dans cette forêt de splendeur et de silence dont la solitude est sacrée. Sans bruit aucun, tout cela défile le long de la grande eau, comme une toile de théâtre glissant dans sa rainure, comme une irréelle vision évoquée par quelque magie, et qui n’est plus, puisque nous avons passé, puisque nul œil à présent n’est là pour en refléter les mystères…

Puis l’ordinaire campagne birmane : plages claires, nues comme des grèves de marée basse, gerbes de cocotiers, puissans dômes de teks, de jacquiers, flamboyans en fleurs, rubans de collines ondulant au loin, et souvent encore des épaisseurs de forêts murant le fleuve et, sur les hauteurs, sur les plages, entre les arbres, toujours la même trace de l’homme : des groupes de pagodes-sonnettes, blanches comme du riz, — leurs panses, leurs pointes ciselées, plissées de broderies, le hti léger coiffant toujours de sa filigrane leur aiguille d’or. Les plus lointaines ont l’air de grandes javelles posées sur les collines après la moisson.

Ce fleuve est vraiment un Nil. Souvent c’est la même perspective de couloir infini, une fuite en ligne droite jusqu’à l’horizon vide, jusqu’à la ligne d’eau tendue sur le ciel entre les deux rives. Mais cette ligne est vague, rarement visible ; cette perspective s’étouffe au loin dans une buée de chaleur terne. Sur ce Nil indo-chinois ne rayonne pas la lumière spirituelle de la Haute-Egypte ; ses campagnes n’ont point les lignes précises du cristal. Elles sont vertes, molles d’épaisse végétation. Elle-même, cette eau, avec son lustre d’huile splendide et jaune, ses jaunes impuretés agglomérées en paquets d’écume qui nagent dans son flot comme des éponges, — cette onde participe à la lourde luxuriance de la nature équatoriale. Mais le fleuve roule avec la même véhémence que son frère égyptien, et des ruines religieuses bordent son cours : les glorieux monumens de la vieille civilisation bouddhique.

Nous passons les journées sur le pont inférieur, au ras de l’eau frémissante. Le capitaine nous a fait installer un fauteuil de bambou à côté du sien ; nous partageons sa longue-vue, son thé, ses cigarettes et les grands décors merveilleux passent, aux chants alternés des sondeurs. A l’avant, à droite, à gauche, ils balancent et jettent lourdement le plomb de leur ligne, du même geste invariable, inconscient, en se renvoyant la même psalmodie sempiternelle : deux notes dont la seconde se prolonge et traîne avant de retomber sur la première. Cadence immuable, antique, répétée comme en rêve ; rythme endormeur autant que la monotonie de leur geste, que le déroulement sans bruit, sans trêve, de la rive tropicale, que la fuite hypnotisante des lignes d’eau tendues par leur vitesse.

Devant nous, entre les deux sondeurs, trois hommes debout sont tournés vers la pointe du bateau : le pilote chinois, un vieillard de haute taille dont j’aperçois la pommette aiguë entre les creux profonds de l’orbite et de la mâchoire, le profil anguleux et dur comme un jaune silex éclaté. Grave figure qui nous parle du monde mystérieux et vaste d’où sort ce fleuve et que nous ne connaissons pas. Visage impénétrable, sous la coiffe dantesque de soie noire, — inaccessible au changement, pétrifié dans la monotonie du métier et des immuables traditions de vie. Impassible, les yeux fixés sur les perspectives familières du fleuve, il se détache en grande silhouette sur la clarté de l’horizon. Sa longue robe jaune bat et frémit au vent de notre course. A côté de lui l’homme de barre, dont les bras sont rivés aux rayons de la roue, attend le geste imperceptible que le Chinois fait de la main, par derrière, sans mot dire ni se détourner. Plus près de nous, un maigre Bengali, la main sur un cadran, transmet les ordres aux machines.

Derrière ces hommes de l’Inde et d’Extrême-Orient qui manœuvrent sous son regard, le capitaine, enfoncé dans son fauteuil colonial est l’invariable Anglais sous le ciel exotique, au milieu de ses conquêtes. C’est un personnage de Kipling ; il en parle la langue énergique, brève, familière et technique. Les souvenirs qu’il nous conte tout le long du jour semblent des nouvelles inédites du romancier anglo-indien. Bien mieux, avec ses lunettes, la profonde cavité de ses yeux d’ombre, son regard pénétrant et droit, sa mâchoire obstinée, la volontaire saillie de son menton bien rasé, il nous rappelle les portraits de Kipling lui-même.

Voilà vingt-huit ans qu’il monte et descend l’Irraouaddy ; il a connu la Birmanie supérieure lorsqu’elle était encore autonome, — et son steamer s’arrêtait alors à la frontière. Il se rappelle les temps du roi Thibau et, pour la fraîcheur d’énergie, l’intégrité du ressort physique et moral, le ton, le style de tout l’être, on croirait qu’il arrive d’Angleterre. L’étuve de Rangoon, vingt-huit saisons torrides et pluvieuses n’ont pas amolli les contours de la forte empreinte nationale. Sur ce bateau, pendant les trois quarts de l’année, il ne voit que des indigènes, et pourtant il ne s’est pas aigri ni détendu dans l’ennui ; il lit ; à travers les mois de solitude sa réflexion n’a fait que se nuancer d’originalité. Mais cette réflexion ne se meut qu’entre les points fixes qu’il doit à son éducation anglaise. Sous l’influence du milieu colonial où l’Européen se détériore si vite, il n’a pas changé de mœurs ; il ne s’est pas démoralisé. Bref, hors des circonstances propres à l’entretenir, la suggestion profonde imposée dès l’enfance reste active, et sur lui le type du gentleman anglais garde sa puissance attractive d’idéal.

Gentleman anglais, il l’est déjà, au moins par sa force tranquille, par la simplicité du geste et de la parole, l’allure cordiale et décidée devant les inférieurs, la courtoisie attentive et sans phrases, la belle humeur rayonnante et la tenue. Le soir, il s’habille pour dîner, même quand il est seul, comme il prend son tub tous les matins, par respect pour soi-même et la caste à laquelle il veut appartenir. Quinze mille roupies de traitement, plus une part dans sa compagnie, dont les actions rapportent dix pour cent : L’aisance est une condition nécessaire du type. Tous les trois ans un congé de six mois qu’il va passer à Londres où il retrouve les dîners de son club, la grande bibliothèque, les profonds fauteuils où l’on est bien pour feuilleter journaux et revues, — n’oubliant pas, à l’aller ou au retour, de s’arrêter à Paris, car, pour la Madeleine, l’Opéra, il éprouve et nous exprime aimablement la classique admiration que les Anglais professent aussi pour Béranger (your great national poet), Napoléon III, Gustave Doré, le climat de « la belle France » et la politesse des gais Français (our lively neighbour the Gaul).


Large et précise expérience technique ; conversation de faits et d’anecdotes où l’on sent l’homme que son métier a façonné, immuable dans son fonds, et pourtant adapté à son métier spécial, — son intérêt, son activité joyeusement concentrés sur sa besogne journalière, sur le petit groupe où il se meut.

Aux passages difficiles de la rivière, il quitte son fauteuil, se plante à côté du pilote, guide la manœuvre ; puis, vivement, revient vers nous et nous montrant du doigt quelque bâtiment sur une colline :

« Voilà les usines à huile… Elles donnent quarante pour cent de dividende. Ce furent les premières de Birmanie. Eh oui ! nos manufactures commencent à fumer au-dessus des bouddhas ; il n’y en a pas encore beaucoup, mais dans vingt ans, on verra autre chose que des pagodes le long de l’Irraouaddy. Après-demain, du côté de Prome, nous passerons devant des tissages de coton… Prenez donc une tasse de thé avec moi… »

Mais toujours aux aguets, la lorgnette à la main, coupant ses phrases de bonds en avant, aboyant des commandemens en hindoustani et en anglais :

— Ara thaura !

— Ease her !

— Ara thaura Chay !

— Stop her !

Et le Bengali répétant de travers un des ordres a la machine, il le bouscule, fait la grosse voix, empoigne lui-même le bouton du cadran, manœuvre la sonnerie, puis souriant, génial :

« Vous voyez ce fort, là-bas ? J’étais dans la canonnière qui l’a écorné. C’était une jolie guerre, pas si difficile que l’a dit Kipling… Si j’ai vu les crucifixions dont il parle ? Rather ! Un peu ! J’ai vu cinq hommes en croix sur la berge que voilà, mais ça, c’était avant la guerre ; ça faisait partie de l’administration du roi Thibau. Le capitaine de la China que nous croisions tout à l’heure, en a trouvé un qui flottait sur la rivière : on les envoyait tout crucifiés à la dérive. Celui-là avait le ventre ouvert, mais ses paupières remuaient. Les nôtres lui mirent une balle dans la tête.

« Les causes de la guerre ? Ma foi, c’était très ennuyeux de monter la garde à la frontière, — et il fallait bien la monter. Thibau s’intitulait empereur du monde, suzerain du gouverneur anglais de Rangoon. Nous ne leur faisions pas peur. Nos hommes s’ennuyaient ferme à la frontière. Choléra, coups de chaleur : on mourait beaucoup. Et puis, impossible à notre résident de surveiller ce qui se passait à Mandalay. Impossible pour lui d’y aller : il aurait fallu se résigner à faire shekko : les Européens, comme les indigènes, n’étaient admis devant le roi qu’à plat ventre, rampant à terre, et nous n’acceptions pas cela. Et pendant ce temps-là, votre consul, M. Hase, faisait signer un traité secret au vieux Thibau. Nous l’avons su à l’instant. Il était trop gentleman, votre consul. Il ne s’est pas douté que l’Italien, son collègue, le chevalier Rinaldi, était à nos gages. Le soir de la signature du traité, celui-ci nous en télégraphiait la copie. Le lendemain, nous lancions notre ultimatum. Dix jours plus tard, nos troupes étaient à Mandalay. Les Birmans furent bien étonnés. Ce fut un joli pique-nique ; j’aime bien les guerres de ce genre-là, moi !

« Oh ! nous n’avons fait de mal à personne ; nous ne voulions qu’ouvrir le pays et ôter de là leur roi (we only wanted to take off their King), un redoutable pochard. Pourtant, il y eut une victime, mais nous ne l’avons pas fait exprès. Vous savez, l’éléphant sacré, le souverain spirituel du pays qui partageait avec le roi le privilège d’avoir des parasols blancs… Eh bien ! sa cour et sa garde avaient pris la fuite à notre approche ; on ne s’est pas occupé de lui : on l’a trouvé mort de faim dans son palais… Pauvre bête ! Ah ! c’est qu’elle avait déjà pâti ! À bout de ressources, le roi s’était permis d’affecter à la guerre les revenus de l’éléphant, — le produit d’une province entière. Il est vrai qu’il lui avait écrit une longue lettre autographe pour implorer son pardon, alléguant le malheur des temps, le mérite[2] de la guerre contre les diables étrangers… Ce fut une belle cérémonie : on lui fît lire ça en grande pompe par les astrologues hindous.

« Enfin, vous voyez les résultats. La Birmanie commence à s’ouvrir ; le peuple apprend que l’argent n’est pas tout à fait sans valeur. Autrefois, personne ne se donnait la peine d’en gagner. Les autorités auraient mis la main dessus tout de suite. Si, par hasard, on en avait un peu, vite des fêtes, pour le dépenser, ou bien, encore des pagodes, encore des bouddhas pour acquérir du mérite. Et puis les voilà qui se civilisent. Le bouddhisme est en baisse : nous fondons des écoles laïques, des collèges où l’on prépare aux examens de carrière, et la carrière, l’administration, les appointemens fixes, ça commence à les tenter autant que les babous du Bengale. D’ailleurs, contre le parti pris, l’orgueil indigène, c’est avant tout sur l’afflux des Hindous et des Chinois que nous comptons. Le Birman ne peut pas lutter ; son sort est réglé. Dans cent ans, il aura du sang de toutes les races d’Asie dans les veines, comme l’Américain a du sang de toutes les races d’Europe ; il ne s’en portera pas plus mal, mais le bouddhisme sera bien malade, au moins dans les villes. Déjà les pong-ghyes ont moins d’autorité. Au commencement, ils ne se dérangeaient pas, les moines, devant nos soldats : ils croyaient que Tommy allait leur céder le haut du pavé. Tommy leur a mis sa botte ferrée dans le derrière.

« Le bouddhisme ? Est-ce qu’il y a ici des Européens qui ont pris goût au bouddhisme comme le colonel Olcott à Madras ? Heureusement, pas beaucoup. Il y a trois ou quatre Irlandais qui s’appellent bouddhistes : ils se rasent la tête : ils mettent des robes jaunes, ils encouragent les indigènes… Les pourceaux (the swines) ! Ils ne feraient pas long feu à mon bord, ces traîtres-là ! Voilà vingt-cinq ans que je ne suis entré dans une pagode, que je n’ai regardé une fête indigène. On perd vite ces curiosités-là. J’ai appris le patois du pays (the lingo), mais je ne parle jamais à un Birman, — sauf pour donner des ordres. »


Cinq ou six passagers anglais. Je les regarde : quand on vient de vivre plusieurs semaines au milieu des images, des idées et des types d’Asie, l’Européen paraît étrange : si froid, si important, si peu humain, séparé de la nature et de ses semblables. Tristement on reconnaît l’espèce extraordinaire et supérieure à laquelle on appartient.

Un ménage anglais établi depuis vingt ans à Calcutta. Le mari est chef d’une grande maison d’exportation et ne peut prendre de congés tous les trois ans comme les fonctionnaires. Il a fallu se résigner aux saisons chaudes ; à présent, ils sont tout à fait acclimatés, parlent couramment l’hindoustani, le bengali : c’est le vrai type colonial, accepté, respecté par les indigènes et qui devient rare, depuis que les civil servants retournent trop souvent en Europe pour vraiment s’établir dans le pays. Les enfans n’avaient pas trois ans et commençaient à blêmir quand ils sont partis pour l’Angleterre. Ils ont grandi dans les pensions du Devonshire et de la Cornouailles. A peine si les parens les ont revus deux ou trois fois. De telles séparations sont la règle. — Non qu’il soit impossible d’élever les enfans européens sur la terre de l’Inde : il y a des écoles aux stations d’altitude. Mais, disent-ils, on constate que malgré toutes les précautions, sous des influences obscures, le petit Anglais dégénère, se rapproche de l’Hindou ; que pour l’activité, l’élan de vie, la belle humeur, la trempe de caractère ; il devient inférieur à la moyenne anglaise. Or les Anglais ont le culte de ces qualités-là. Leur principe, c’est qu’elles seules font la valeur de l’étoffe humaine, la supériorité d’un individu et d’une race, l’idéal pédagogique étant bien moins de cultiver et meubler l’esprit que de développer les facultés d’initiative, de ténacité, de résistance, d’attention, d’assurer l’équilibre de l’âme, de la fixer à l’idée de la règle et du devoir, et cela d’abord par une hygiène physique qui procure l’énergie et la paix nerveuses, par une hygiène morale qui appuie l’être à des sentimens durables et des certitudes traditionnelles.

Grand train de vie de ces marchands puissans (un peu vulgaires). Ceux-ci — qui ne font point partie de la « société » à Calcutta — ont vingt domestiques sous les ordres d’un majordome qui les engage, les renvoie à son gré, répond de leurs fautes, dirige tout, la maîtresse de maison n’ayant d’autre souci que d’ouvrir périodiquement son tiroir à roupies.

L’homme pourrait quitter les affaires ; il n’en a point l’idée. Au bureau cinq heures par jour, sous la pankah, en bras de chemise au milieu de ses commis indigènes, car, chose étrange, les heures de business sont les mêmes qu’à Londres dans la froide City. En avril, en mai, le thermomètre monte à 45°, le ciel est congestionné ; l’haleine du choléra est sur les quartiers indigènes. Il y a des jours où les blanches rues aveuglantes sont vides ; déjà des chevaux sont tombés, abattus par les coups de chaleur ; les voitures ne circulent plus, mais les rubans des appareils télégraphiques ne cessent pas de dérouler en cliquetant les commandes d’Europe : Liverpool, Londres, Manchester demandent à Calcutta les cours du coton et du thé. La Bourse ne ferme pas. Le personnel des bureaux se réduit à l’indispensable, mais le chef fait partie de cet indispensable.

Peu d’amusemens : des promenades à cheval, des garden-parties, les courses, les tournois de polo que l’on va suivre au Maidan. Point de théâtre comme à Saigon ; rien non plus qui ressemble aux séances de café, aux apéritifs, aux manilles. Ils résistent bien à l’ennui ; c’est une des « supériorités anglo-saxonnes. » De loin en loin pourtant il faut parcourir des kilomètres : ils vont dans l’Assam, le Penjab, l’Himalaya, à Ceylan, — cette fois en Birmanie, poussés par le besoin national d’un petit changement (a little change).

Ce pays-ci leur a plu. Ils en goûtent le charme aimable comme tous les Anglais venus de cette Inde dont les multitudes, les aspects de souffrance, de stupeur et de splendeur, l’inconcevable religion, confusément les opprimaient. Bénarès et la démence de ses temples suffocans sont restés dans leur mémoire : a filthy place, — un lieu dégoûtant, — et le contraste leur fait aimer le joli culte bouddhique.


D’autres compagnons promènent avec nous leur âme occidentale sur le vieux fleuve indo-chinois. — Deux demoiselles venues d’Angleterre avec des lettres d’introduction pour les capitaines de bateaux et les fonctionnaires. Elles s’étonnent peu, lisent leurs romans anglais et font de l’aquarelle. — Un officier en retraite qui dort mal et soigne ses insomnies par des navigations. A Rangoon, il a sauté du bateau de Londres dans celui de l’Irraouaddy qui le ramène à Rangoon où il reprendra le bateau de Londres, sans avoir passé quatre nuits à terre. — Un civil servant de l’Inde, malade, cachectique, squelette ambulant, qui revient d’un sanatorium des montagnes Shans où il ne s’est pas guéri. C’est l’effet de deux saisons chaudes passées dans les plaines de l’Ouest : la saison chaude dans les plaines, on sait dans l’Inde ce que cela veut dire. Il était à la tête d’un « district de famine » grand comme un quart de la France, seul Européen, ayant charge de tout, organisant les arrivages et les distributions de riz, les campemens de misérables, luttant pour réduire le nombre des tas de bûches où, soir et matin, flambaient les monceaux de pauvres corps hindous, les cadavres parcheminés auxquels lui-même a fini par ressembler.

Enfin un vieux scholar, qui étudie les monumens, amasse plans, dessins, photographies. Voici deux ans qu’il voyage dans ces colonies où il n’était venu que pour six mois, et il ne sait plus quand il rentrera. Dans la seule jungle d’Amarapura, au milieu des pagodes désertes, avec ses tentes et ses boys, il vient de passer trois semaines : il restera bien plus longtemps à Paghan, à Prôme, à Maulmein, et de là sans doute, comme l’art hindou l’a conduit à l’art birman, il entrera dans le Siam, puis en Chine, bourrant toujours ses cartons de documens, collectionnant ses facts. Un jour, il entreprendra de les publier, mais aura-t-il le temps d’achever le troisième volume de son introduction ? On reconnaît l’éternelle méthode anglaise qui procède par catalogues, épuise toutes les circonstances de l’objet, fait le tour, pas à pas, de son infini détail. C’était celle de Ruskin. Vers vingt ans, il voulut écrire un article pour défendre Turner, qui peignait des montagnes. À cette fin, Ruskin étudia les montagnes, à tous les points de vue possibles, en dessinateur, en moraliste, en théologien, en géologue. Il compta les grains de sable débités par tel torrent des Alpes et les versets des psaumes qui parlent de la montagne. Il énuméra les significations mystiques des grandes cimes et mesura des angles de critallisation. De la même façon, compas, crayon et bible en mains, il entreprit de connaître les nuages, les pierres, la mer, les arbres, tous les aspects visibles de la nature comme toutes les pensées divines dont ces aspects sont les symboles. Il n’acheva point, mais il dut s’arrêter. Il avait quarante ans ; l’étude sur Turner remplissait maintenant cinq volumes et s’appelait Les Peintres modernes.

Ce vieux gentleman n’est pas Ruskin, mais c’est un Anglais. Dans son âme ordinaire je reconnais l’étrange union, — si fréquente dans son pays, — des deux facultés qui firent le génie observateur et mystique de l’esthéticien économiste et prophète. Il a le même goût du document matériel, et plus directement encore, il sait voir l’invisible.

Cette révélation nous est fuite au cours d’une très simple conversation sur les ruines bouddhiques de Ceylan. Il nous montrait un portefeuille de photographies et de plans, et, comme je m’étonnais de n’y rien trouver de la vieille capitale de l’île : « Non, me dit-il tout uniment, je n’ai pas vu Anaradhrapura ; je m’étais mis en route, mais au bungalow de Matalé, j’ai eu la fièvre et j’ai été tourmenté par un fantôme (I was bothered by a ghost). J’ai conté le cas avec tous les détails à des gens compétens de Colombo. Ils font une enquête. Il paraît qu’il est très connu, ce fantôme-là. Je saurai les résultats en arrivant à Bénarès chez les théosophistes : ils correspondent avec ceux de Colombo. »


Le soir, le bateau s’arrête pour la nuit : nous allons à terre, et, soudain, que nous sommes loin de tout ce monde et de nous-même. Le paysage cesse d’être un décor qui se déroule à distance devant des spectateurs. D’un seul coup se dégagent son esprit, ses influences. Il nous prend : c’est une nature profonde, puissante, mystérieuse, pleine de silence et de senteurs, et qui nous domine, nous enveloppe, où l’on s’enfonce avec crainte.

Hier, au soleil couchant, sous un ciel de cendre et de feu rouge, passés les chantiers de jonques, les chiens jaunes, le village monté sur des poteaux comme dans les estampes japonaises, passé le chemin qui s’allonge entre deux murs-crocodiles, j’ai trouvé la solitude.

C’est la forêt, la forêt nocturne et dense sur le ciel de crépuscule ; les puissantes colonnades montent droit sous le luxe verni des ramures, enferment de l’ombre verte, un silence antique et religieux que l’on a peur de rompre.

Puis des éclaircies, et, de plus en plus nombreux entre les feuillages, voici que se lèvent les cônes de pierre, brodés, ondulés, une florai+on grise et dorée, les monumens sacrés de quelque ville qui n’est plus, dont, peut-être, personne ne connaît le nom. Les plus petits s’alignent par rangées. Les plus vastes sont isolés ; les grands végétaux n’ont pu croître entre les dalles disjointes de leurs parvis ; mais des herbes folles, des cactus sont accrochés à la pierre. Des générations se sont arrêtées là, ont prié là, et maintenant, il n’y a plus que de grands Iéogryphes cambrés qui veillent dans le silence, qui veillent ces formes mortes où l’innombrable vie d’autrefois a laissé le seul vestige d’elle-même qui subsiste encore avant que tout soit comme si jamais elle n’avait été.

Parfois, dans l’obscurité grandissante (le rouge du ciel crible les noirs feuillages), se révèle une présence plus émouvante encore : des cénacles de bouddhas solennels. En voici toute une file prodigieuse ; ils sont bien cent, tous debout, comme figés dans leur procession et leur attitude rituelle. D’autres, de dimensions colossales, sont couchés ou bien assis sur leurs jambes croisées : droites tombent leurs draperies, en plis successifs et bordés de vieil or. Quelle paix dans ces larges faces pareilles, quel mystère dans leurs yeux clos ! Comme leur main levée sous les grands arbres enseigne qu’il n’y a de vérité que dans le silence, de sagesse que par l’immobilité ! — le silence et l’immobilité de cette sylve que je suis venu troubler.

C’est ici leur domaine ; les monumentales sonnettes qui les entourent attestent l’autorité qu’ils eurent sur combien d’âmes évanouies ? Mais de ces âmes tout n’est pas disparu. Dans ces merveilles d’art qui semblent inanimées, quelque chose d’elles est encore actif ; les morts y ont laissé le meilleur d’eux-mêmes. Loin des yeux vivans s’y survit leur volonté de glorifier leur foi, d’entourer pour des siècles les images du Maître de toute la beauté qu’ils ont rêvée.

Rêve que leur ferveur a fait infini. Sur chacune de ces vieilles pagodes, quelle profusion de broderies et de guillochures ! Leurs panses s’évasent comme des robes à volans, ourlées, froncées, gaufrées, pli sur pli, avec une telle diversité dans l’arabesque, la stylisation des formes animales et végétales qu’on y pourrait puiser de quoi renouveler pour un demi-siècle notre pauvre art décoratif.

Mais plus que ces richesses abstraites un petit autel m’a touché. Je le découvre par hasard, dans un fourré ; trois statues y semblent attendre le culte qui ne vient plus. Par devant, une sorte de jubé, une balustrade de bois ajouré dont les ciselures, profondes d’un demi-pied, ont une finesse de précieuse dentelle. Et dans ce treillis que nous regardons de près, des formes vivantes se révèlent, de souples lignes de corps simiesques ondulant parmi des branches, — mais, au centre, une figure de femme tout humaine et fine, dont le type et l’attitude de grâce font songer aux vierges de Botticelli. A côté, un cavalier s’approche et se baisse sur son cheval pour regarder par-dessous la ramure d’un arbre cette scène de nativité. Cela est étrangement chrétien comme cette statue de chevalier que j’ai vue à Rangoon inclinée devant trois grêles et rigides figures de femmes. L’homme se baisse un peu sur son cheval ; en silence, il regarde celle qui ne se sait pas regardée et dont le visage n’est tourné que vers son enfant, et ces gestes expressifs et retenus, cette scène muette, sont mystérieux exactement de la façon qu’aimèrent les préraphaélites anglais[3].

Mais à l’entrée de la petite cour où les fidèles s’agenouillaient autrefois devant l’autel et le jubé, cinq figures polychromes sculptées en haut relief expriment l’idée bouddhique avec une saisissante clarté. Celles-là, je les reconnais tout de suite : c’est le boddhisatva arrêté devant les apparitions qui lui montrent le mirage et la tristesse de la vie : un vieillard desséché, courbé sur son bâton, un lépreux dont la face est rongée, un cadavre en putréfaction. La cinquième figure représente un moine immobile, paisible, délivré ; en l’apercevant, le futur Bouddha apprend la voie de la sagesse, et qu’à l’universelle souffrance le remède est le détachement de soi. Dans la solitude sylvestre se dressent ces figures où ceux qui vécurent en ce coin d’extrême Asie ont laissé leur idée de la condition humaine.

La nuit tombée, nous errons encore dans ces religieux dédales. A travers les plafonds de la forêt filtrent à présent les rayons lunaires. Une clarté verte caresse dans les clairières les fins tapis des sensitives repliées, et les architectures étranges montent, légères comme les formes d’un rêve. Là-haut, dans cette brume de lumière, est-ce le feuillage qui superpose ses plans ou bien des ondes successives de fumée, arrêtées dans leur développement, immobilisées à jamais ? Comme tout est spacieux et sans poids, comme tout cesse de devenir et se suspend dans une attente ! La matière s’est muée en esprit ; on dirait que la forêt a fini de se dissoudre, que sous le geste et la méditation puissante des bouddhas s’est évaporée l’illusion des choses.


Un autre soir, cinquante lieues plus au Sud. Le pays n’a presque point changé : encore des plages de sable pâle, et les hautes végétations, les épaisseurs de verdure, luisantes et ténébreuses.

Sous les beaux jacquiers nous suivons une maigre sente où se presse à la queue leu-leu un petit peuple vert et rose, un cheminement sans bruit de poupées charmantes, et de plus en plus nombreuses, car, de toutes les autres sentes que nous croisons, il en débouche de nouvelles. A quelle fête galante s’en va-t-il, ce petit monde sorti de toutes les payottes invisibles ? Les écharpes-turbans, les fines vestes semblent plus lumineuses que de coutume, d’un vert plus vert, d’un rose plus rose, — les parures semblent plus fraîches, — un air léger de plaisir brille sur les visages.

Et voici que nous arrive le battement d’une grêle musiquette lointaine, — musique d’insecte pour la persistance et la monotonie stridulente. Puis de sombres pulsations de métal, — maintenant un charivari chromatique où des nasillemens de musettes se croisent sur le tumulte des gongs. Sûrement un pwé, quelque fête joyeuse en l’honneur d’une mort ou d’une prise d’habit religieux…

Nous arrivons. La très charmante surprise ! Sous un grand abri de toile, une jolie foule est assise à terre, multicolore, soyeuse et vive comme un champ de pois-fleurs que traverse un petit vent. Là-bas, sur une estrade, les artistes s’acharnent aux instrumens traditionnels : trompes, large tam-tam que porte un dragon en bambou de laque rouge, cylindre ciselé où le musicien s’enferme, accroupi : c’est un diable dans sa boîte. On ne voit que sa tête qui grimace et la furie de ses bras battant avec rage le clavier circulaire des tambourins.

Dans le gai parterre vivant, l’œil démêle des groupes : le plus aimable est un bouquet de jeunes filles en vestes de soie d’une finesse de pétales, — petites amies souriantes et graves, heureuses de se retrouver là. — Comment dire la grâce nonchalante des attitudes allongées, agenouillées, l’ample ligne fléchissante ou cassée de la gaine qui les enveloppe et s’évase à leurs pieds nus ? Et la mièvrerie souffrante des petites mines, leur pâleur mate, peinte, non vivante, cette finesse de race épuisée et les grappes de légères fleurs, jaune et or, enroulées au luisant de leur crin noir.

Mais on cessait de les regarder en découvrant ce qu’elles-mêmes suivaient de leurs yeux levés : là-haut, à gauche, sur une estrade, une danse cérémonieuse, très lente et très solennelle d’enfans. Des tout petits de cinq et six ans en vêtemens hiératiques, en robes rigides, — lames et volans cornus, — comme celles des énigmatiques figures féminines sculptées aux portes des monastères. Leurs sérieuses petites têtes portaient une tiare aiguë, un cône à degré qui se bombait avant de s’effiler en aiguille, scintillante architecture où venait se répéter encore la sempiternelle forme de la pagode birmane. Des plaques de cuivre, des pendeloques descendaient de cette mitre, et, par-dessus les oreilles, se rejoignaient sous le menton, encadrant de richesse métallique et massive l’ovale blême de la face débile, le changeant en masque d’hiérodule. Leurs épaules, leurs poignets harnachés de choses dorées et pesantes qui ressemblaient à des ailerons, on aurait pu les prendre, ces petits, pour les génies apparus de cette Indo-Chine si puérile et si vieille, si falote et mystérieuse. Le poids et la longueur démesurée de la tiare-pagode leur raidissait le col et le visage. Dans la fente de leurs paupières ne luisait, parfois, que du blanc sans regard. En cadence oscillaient les rangs épais, les éclats de leurs colliers, au rythme endormant de leurs ondulations. Et leurs petits bras s’écartaient, et leurs mains grêles se retournaient…

Longtemps encore, avec des lenteurs de sommeil, avec une science antique, ils dansèrent la danse énervante et raffinée.


Une grande dame birmane est montée à bord ce matin, retournant chez elle, en Basse-Birmanie, de cette fête dont nous n’avons pas su la raison. Elle ne s’est point mêlée à la foule des passagers indigènes. Avec ses quatre serviteurs, elle a pris place sur le pont inférieur, à l’arrière du bateau, et tous font une petite bande à part, dont j’aime à suivre les jolis gestes et le manège familial.

Sa pose dit son rang : elle est assise dans un fauteuil, à l’européenne et, très droite Ses pieds, dont le bout passe sous le bord de son pagne, ne sont pas nus, mais chaussés de mules de velours. Gravité placide du visage, précis dessin des traits minces et coupés avec décision, dignité des lèvres austères, des prunelles bien cerclées, — j’ai vu des physionomies de ce genre sur ces primitifs kakémonos japonais qui ressemblent à des Holbein. Une expression de haute aristocratie : les beaux yeux tranquilles sont perdus dans le vague. Un coude sur le genou, la main renversée, du bout de ses maigres doigts elle tient un cigare — le blanc cigare pour rire que fument les Birmanes et, de temps en temps, sans sortir de son rêve, elle aspire une bouffée…

Son valet, ses quatre filles de chambre sont à ses pieds, à genoux, avec le fin bagage-bibelot de boîtes et de coffrets rouges. L’une de ces suivantes, la plus jeune, semble la favorite, une exquise petite, et richement attifée : camisole vert pomme et gilet mauve qu’étreint à la ceinture une zone notre avec un large nœud bouffant par derrière comme celui des mousmés japonaises. Des boules de mimosa s’entremêlent à ses cheveux, pendent en franges délicates…

La vieille dame fume son blanc et volumineux cigare où si peu de tabac se mêle à tant de foin parfumé. Elle fume sans rien dire, avec des gestes lents, de haute dignité, les yeux perdus dans le vide, les lèvres aiguisées par le sourire qui en accuse l’admirable et vigoureux dessin. Et les servantes agenouillées fument à ses pieds, tantôt bavardes et tantôt muettes, mais respectueuses toujours, très attentives à l’étiquette qui leur défend de tourner vers leur maîtresse la plante de leurs pieds nus.

La plus jeune, la jolie, ne la quitte pas des yeux, empressée à la série des menus soins qui se suivent tout le long du jour. C’est très compliqué, vraiment, le service d’une noble dame birmane. Compter les bouffées qui sortent de son grand cigare, le lui prendre, quand une dizaine en ont été tirées, et le passer au serviteur chargé de le tenir ; — vite se pencher sur un des beaux coffrets laqués, en sortir trois étuis précieux qui s’y emboîtent exactement, à la chinoise, y puiser tour à tour avec une cuiller-bijou, une feuille de bétel, un peu de pâte blanche, une minuscule noix, faire du tout, prestement, un cornet vert que Madame enfonce dans le coin de sa bouche et commence à mâchonner ; — au bout de cinq minutes ouvrir un second coffret, en tirer flacons et coupe, préparer un rince-bouche parfumé ; — tout de suite après tendre une bonbonnière, des sucreries très douces après l’acre bétel ; — reprendre enfin le grand cigare à demi fumé que tient le serviteur, le remettre aux maigres doigts distraits et gratter une allumette, — tels sont les divers temps de cette besogne qui n’arrête pas les caquets, se poursuit en cycle et, du matin au soir, rythme le cours inutile des heures.

De temps en temps, la noble personne se lève pour faire quelques pas ; le bord de son pagne historié s’entr’ouvre à peine ; on aperçoit le bas d’une jambe très jaune que chausse magnifiquement le rouge velours des belles mules. A sa suite trottinent les petites servantes. L’homme aussi est auprès d’elle, l’abrite, en suivant tous ses pas, d’un parasol de papier, — pure cérémonie, car le spar-deck nous couvre de son ombre. Une main se tend, un doigt montre l’eau, la rive, le vol rose d’un flamant : ensemble ils se mettent à rire, — pourquoi ? nous ne le devinons pas.

Ils restent entre eux ; on sent des relations vivantes, humaines, des habitudes en commun, des liens sociaux qui ne furent pas inventés hier, un groupement heureux et naturel, fondé sur une tradition patriarcale et qui fait partie de l’antique vie de ce pays. Cette noble personne birmane et ses gaies suivantes agenouillées autour d’elle dans leurs élégans atours, — on dirait une vieille princesse de l’antiquité homérique, servie suivant l’étiquette par ses filles et ses nièces.


Nous approchons des estuaires ; à mesure que l’on descend, se ternit l’éclat du ciel et des végétations ; les panaches de cocotiers s’avaguissent dans une buée de plomb ; les rubans bleus des collines ont fini de circuler au loin. A présent, c’est le royaume du riz, une plaine rase après la moisson. Elle s’étend infinie, d’un seul ton sombre et fumeux sous la torpeur du soleil, — une étendue morte inscrite dans la blanchoyante coupole vaporeuse.

Depuis cinq jours glissent et s’enfuient ces campagnes, — cinq jours si monotones et simples que c’est derrière nous comme un vide lumineux où le souvenir ne trouvera rien que le retour de trois ou quatre images. En elles se résume toute cette navigation. Si constamment répétées, elles sont entrées pour toujours dans le fond obscur de l’esprit. En les revoyant plus tard, je reverrai la splendeur opprimante de ces journées, la magnifique eau fangeuse coupant droit entre les campagnes de pagodes et de cocotiers.

Il y a les jonques monumentales qui passent en écran noir sur le fleuve et le ciel éblouissans. On dirait des galères du moyen âge. Même profonde courbe, même remontée puissante hors de l’eau, de la quille, à l’arrière et à l’avant, leurs poupes se retroussant, s’incurvant comme une queue de poisson qui va frapper l’eau du plat de son triangle. Là-dessus, haut dressé, le siège du barreur, un trône, un trône immense, compliqué comme le château de nos vieilles nefs, mais sculpté comme une balustrade de monastère, — un somptueux entremêlement de fleurs et de génies et de bêtes stylisées. Et seul, tout petit, perdu dans cette magnificence, l’homme de barre, demi-nu, en chapeau-champignon, détache en plein ciel son profil anguleux de Mongol. Il y a les flamans roses, les oies sauvages et les cigognes qui volent en triangles. A suivre sur les collines bleues, sur les fonds rouges du soir où se découpent les grêles bambous prochains, à suivre leurs cous tendus, leurs longues pattes pendantes, le battement un peu gauche de leurs grandes ailes, leurs façons spéciales de se composer avec ces paysages, on sent d’abord que l’on est devant du déjà vu ; on s’étonne, on cherche où déjà ces images se sont présentées… Ah ! sur tant de broderies chinoises ; — la sempiternelle décoration des soies et des paravens chinois !

Il y a les éléphans que, de loin en loin, on voit patauger dans la boue de la rive. Attelés à des flottilles de madriers qu’un insecte d’homme accroche à leurs bretelles, ils les traînent hors de l’eau, les rangent avec une méthode imperturbable, et leurs genoux se plient d’une façon presque humaine. Sagesse de leur effort, toute-puissante lenteur de ces monstres qui ne semblent pas appartenir à la faune de notre époque. Quelques-uns se reposent, béatement vautrés dans la vase, ou bien, redressés sur leurs pieds de devant, la trompe levée sous les palmes, ils barrissent, noirs îlots sur le lustre de l’onde limoneuse.

Toujours, de cinq en cinq secondes, le chant alterné des sondeurs, les deux notes qui traînent, ce chant de sommeil où tout le bateau s’endort comme semblent dormir les chanteurs, tandis qu’en invariables cadences où s’absorbe et s’engourdit leur être, ils balancent leurs lignes, jettent et ramènent leurs masses de plomb. Les Anglais réagissent : ils jouent aux échecs et lisent leurs romans. Le capitaine réveille rudement les hommes de barre. Mais sur le pont supérieur, chargé d’humanité asiatique, dorment les Chinois parmi leurs chinoiseries : les bols et les boîtes ciselés d’oiseaux, de lunes dans les nuages. Et somnolent aussi les beaux religieux, raides et graves dans leurs draperies couleur d’or. Les petites passagères birmanes se taisent à ces mornes heures de la journée, tapies en bandes comme des rangs de brillans bengalis assoupis sur leurs perchoirs. Des bouffées brûlantes passent…

A la halte du soir nous retrouvons toujours le même petit village sous l’incendie du ciel où les palmes sont noires. Le même petit village, et les mêmes petits autels où des lumières brésillent dans le crépuscule, et les mêmes postures des petits fidèles qui semblent aussi les mêmes…

Mais plus monotone que tout, plus monotone que le cri des sondeurs est le défilé, tout au long de ces journées, des pagodes pareilles : flèches d’or entre les têtes des palmiers, cônes de pierre accrochés à toutes les éminences. C’est un surprenant semis qui s’égrène des deux côtés, suivant une bande que j’imagine étroite et toute en longueur, une sorte de voie lactée déroulée du haut en bas de la céleste Birmanie. Parfois cela se concentre, cela se serre et s’agrandit en masses denses qui sont les cités mortes. La plus étonnante de toutes est cette Paghan où depuis le XIIIe siècle les hommes ne vivent plus. Y eut-il jamais capitale religieuse comparable à celle-là ? La Thèbes antique eut des monumens plus vastes, mais non pas si nombreux.

Elle nous apparut le second jour ; nous pûmes descendre à terre et regarder de près quelques-unes de ses dagobas ; mais, presque tout de suite, il fallut se remettre en route et leurs légions se mirent à défiler devant nous. Sur une longueur de treize kilomètres, sur une profondeur de huit, ils se pressaient, les grands temples, contemporains du haut moyen âge, quelques-uns des tout premiers siècles de notre ère, posés sur des assises de forteresses, aveugles, sans aucune ouverture, puissans de lignes et graves comme toutes les œuvres d’art des ferventes époques archaïques. Un prodigieux troupeau de mastodontes surpris tous ensemble par quelque cataclysme et retrouvés sur cette berge ; vraiment des créatures fossiles, d’une vétusté notre et rugueuse, des monumens d’un autre âge et d’un autre monde, beaucoup plus bas, plus massifs et trapus que ceux d’hier et d’aujourd’hui, sans rien d’anguleux ni de cornu, sans chinoiserie d’infinie ciselure, sans rien de mongol que la belle variété de la décoration. Mais la profonde influence hindoue se décelait. Cela était venu de l’Inde avec l’ardeur bouddhiste, à l’époque où les idées élaborées dans la vallée du Gange s’en allèrent jusqu’au Nippon féconder tout l’Extrême-Orient. Cela était si grand, si grave, si ancien, si différent de tout ce que nous avions vu jusque-là qu’on eût dit les vestiges d’une religion oubliée, des sanctuaires de dieux morts comme ceux de la vallée du Nil.

Mais non ; par milliers les images du Bouddha peuplaient ces temples, vieilles de huit et dix siècles, identiques à celles dont nous retrouvons le culte, le soir, dans les villages, fixées dans les quatre poses sacramentelles, avec le geste invariable de la simple main qui se lève pour enseigner la paix. C’était bien alors la même religion qu’aujourd’hui. Seulement, la vie s’était retirée de ces vieilles enveloppes pour en faire lever d’autres, du même type, un peu plus loin, et tous ces monumens admirables où quarante générations de rois avaient consumé la substance de leurs peuples, où les foules dévotes s’étaient pressées durant onze cents ans, tous ces temples d’autrefois pourrissaient sur la rive comme un banc de coquillages, en vue de ceux qui, sur les collines d’alentour montraient l’espèce encore vivante. Simplement cette race frivole et nourrie comme d’un opium de nihilisme bouddhique, cette vieille race enfantine les avait abandonnés à l’inéluctable loi de la dissolution, — celle que subissent les choses, les hommes, les empires, les bouddhas, les univers, — puisque tout s’écoule en un jour, en un siècle, en un kalpa, et que rien n’existe que pour la mort.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre.
  2. Au sens bouddhique du mot. Le mérite est ce qui améliore le karma.
  3. A la réflexion nous est apparu le sens bouddhique de cette scène qui d’abord ne fait penser à- rien qu’à la visite d’un roi mage à la crèche chrétienne. Sans doute il s’agit du célèbre épisode suivant. Au moment de fuir son palais et de quitter le monde pour chercher la sagesse et devenir Bouddha, le prince Siddharta veut voir une dernière fois sa femme et son fils nouveau-né. Il les trouve endormis, « la main de la jeune mère sur la tête de l’enfant, » et les contemple sans les réveiller.