En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin/02

En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 363-396).
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EN COLONNE AU MAROC
IMPRESSIONS D’UN TÉMOIN

II[1]
FEZ ET MEKNÈS


Au camp de Dar Dbibagh. — Promenade à Fez. — Les méfaits de l’ « avancite. » — La surprise de nuit du 5 juin. — La « bataille » de Bahlil. — En route vers Meknès. — Le combat de Meknès. — Moulay-Zin. — Paysages de retour : Moulay-Idris et le camp Petitjean. — L’arrivée du courrier de France. — Un « five o’clock water » chez le Sultan.


L’arrivée de la colonne Gouraud portait à plus de 6 000 hommes l’effectif des troupes envoyées à Fez par la France. Autour des camps, les mercantis juifs pullulaient. Leurs paniers remplis d’oranges, de pain d’orge, de figues et de raisins secs excitaient des convoitises aiguisées par trois semaines de privations. La loi de l’offre et de la demande présidait aux transactions : « Combien ce pain d’orge ? — 10 sous. — Un kilo de pommes de terre ? — 36 sous ! — Tu es un voleur ! » Mais un vibrant : « J’aime les Français, vive la République ! » ponctuait les prétentions et faisait taire les récriminations et les injures de l’acheteur naïf et charmé. Quelques commerçans, venus de Tanger, dressaient leurs tentes bourrées de marchandises que se disputaient les « caporaux d’ordinaire » et les popotes d’officiers. Des femmes aux noms bibliques promenaient autour des tranchées leurs costumes aux couleurs vives, et leurs complaisances de Judiths débonnaires augmentaient leurs bénéfices avouables de blanchisseuses d’occasion. Des jeunes gens aux vêtemens propres, à la chevelure soignée, offraient des cartes postales et leurs services de guides avertis. Leur empressement, leur expérience et leur connaissance du français étaient d’ailleurs nécessaires pour la visite d’une ville dont les cartes les mieux faites ne parviennent pas à débrouiller le labyrinthe déconcertant.

Isolément ou par groupes sympathiques, revolver à la ceinture, les officiers couraient vers Fez, croisant les corvées d’ordi- naire dont les arrabas grinçantes et les mulets de bât soulevaient des flots de poussière malodorante. Deux voies principales se présentent : l’une longe le vieux Méchouar pour aboutir à la porte Bab-Segma, d’où l’on pouvait encore voir, au milieu des tentes de la mehallah, la « frague » impériale dressée comme pour un départ guerrier ; l’autre traverse les jardins du Sultan, le ravin de l’oued Fez et monte vers la Bab-Jiaf. Les spectacles de la route se déroulent identiques. Ce sont des caïds montés sur des mules dociles ou des chevaux fringans caparaçonnés de rouge, escortés de serviteurs méprisans qui toisent au passage les officiers et sous-officiers que leur grade ou leur arme condamne à circuler à pied comme les esclaves et les manans ; ce sont des propriétaires cossus, des cultivateurs aisés qui passent à l’amble de leurs montures, le regard vague, la mâchoire contractée, la physionomie énigmatique et dure, et leur indifférence semble pire qu’un outrage. Quelques-uns, cependant, sans doute venus de loin, considèrent avec estime les guerriers roumis qui ont été plus forts que les tribus, et les saluent d’une inclination de tête, la main sur le cœur, en proférant le « Salam aleikoum » traditionnel. Des paysans, suivis de femmes sales et voilées, poussent leurs petits ânes chargés d’énormes paniers qu’ils vont vider dans les échoppes de la ville. Dans les bois impériaux, ouverts à tout venant, mais dont les consignes interdisent l’accès aux militaires qui pourraient y trouver du combustible, des bûcherons improvisés coupent impunément arbres et branchages que des accapareurs juifs vont revendre fort cher à l’Intendance. Au pied des remparts, des chapelets de chameaux et de chevaux s’entassent en paix, protégés par l’incurie et le fatalisme musulmans.

Dans la ville juive, le Fez-Jedid, comme dans la ville arabe, le Fez-Bahlil, le soleil éclatant sème les paillettes d’or de l’illusion sur les ruines lépreuses, les parures défraîchies des portes chancelantes et des remparts délabrés. Devant les bou- tiques étroites comme des logettes de chettys indiens, les soldats de France, fusil en bandoulière et casque en bataille, essaient la vertu d’un sabir expressif et marchandent pantoufles brodées, poignards de pacotille, cartes postales, flacons d’essence de rose dont ils éblouiront, à leur retour, amis et parens. Les « Café du Commerce, » les « Rendez-vous des Bons Enfans, » hâtivement installés par des mercantis hétéroclites, poussent sur les trottoirs étroits et bosselés leurs tables boiteuses où s’attardent des « hommes de corvée » sans défiance contre l’ivresse rapide versée par l’anisette indigène et les pernods frelatés. Des chameaux, des chevaux, des ânes, des charrettes s’enchevêtrent dans les ruelles sombres des « soukhs » recouverts d’une toiture de branchages, où les indigènes commentent les nouvelles politiques et les cours des marchés. Les marchands d’eau promènent leurs outres fraîches, leurs gobelets attrayans qu’annoncent leurs clochettes tintinnabulantes. Des bijoutiers cisèlent des parures barbares ; des forgerons préparent les faucilles pour les moissons imminentes ; des bouchers ambulans promènent des viandes violacées, couvertes de mouches ; une clientèle affairée se presse autour des étalages où les produits locaux voisinent avec la pacotille européenne. Ouvertes sur un carrefour, les postes française, allemande, espagnole semblent s’observer avec hostilité. Vers la kashah de Bou-Jeloud, où, par-dessus les murs blancs et les masses de feuillages, apparaissent les toitures vertes du Trianon marocain, des chevaux impassibles et des serviteurs couchés à leur ombre, attestent que leurs maîtres apprennent le prix de l’aman accordé par le Sultan qui vient de retrouver une autorité précaire et discutée.

Dans la ville arabe, séparée du Mellah par les jardins de Bou-Jeloud, l’animation parait moins grande que dans le Fez-Jedid. Des traverses de bois interdisent aux Européens l’accès des mosquées inviolables. Cependant, le sanctuaire de Sidi Mohammed ben Jali ouvre sa porte finement sculptée sur une rue tranquille d’où les curieux peuvent admirer, dans le porche encombré de fidèles, six pendules différentes auxquelles un horloger, plus puissant que Charles-Quint, sait faire marquer la même heure. Des impasses mystérieuses, propices aux vengeances anonymes, où s’enfoncent des ombres indécises, évoquent les toiles de Decamps et les descriptions de Loti. Puis, les rues dégringolent vers la rivière qu’enjambent des ponts antiques et trapus. Des arômes d’orangers, de rosiers en fleurs, chassent le parfum nauséabond des cloaques et des égouts. Par-dessus les murs percés de portes discrètes, les grands arbres des jardins lancent leurs voûtes d’ombre ; les chants des oiseaux, les clapotis des jets d’eau tombant dans les vasques de marbre, le bruissement des cascades, remplissent de charme et de fraîcheur les belles résidences du quartier aristocratique, celui des consulats, des riches marchands, des grands fonctionnaires du Maghzen. C’est dans ce quartier, inaccessible aux voitures, mais relativement sain et bien aéré, que l’autorité militaire doit, quelques semaines plus tard, installer notre hôpital.

Vue de l’extérieur, en se plaçant vers les tombeaux saccagés des Béni Merin, la capitale marocaine a grand air. Sur les dernières pentes du Djebel Zalar, ses maisons blanches et bleues moutonnent comme des vagues qui projettent en gouttes d’écume les campaniles des minarets. Des éclairs brillent aux faïences vertes des résidences impériales et des mosquées. Un large fourré de jardins, de massifs de roseaux borde la rivière qui, de cascade en cascade, s’enfonce entre les montagnes pour aller se perdre dans l’oued Sebou. Des forêts d’oliviers montent à l’assaut des versans de la vallée ; groupés en bouquets touffus dans les fonds, les arbres s’espacent vers la mi-côte, et leurs petites taches sombres s’égrènent comme essoufflées et sans force pour atteindre les crêtes qui profilent leurs lignes jaunâtres dans l’azur du ciel. Sur des éperons étalés en plateaux, le bordj Nord et le bordj Sud, dont les vieux canons avaient suffi pour empêcher la révolte de la ville qui pactisait avec les Béni Mtirs, dressent leurs angles savans et leurs murs énormes, œuvre douloureuse des captifs européens razziés par les pirates barbaresques de jadis. Et vers le Sud, par-dessus la ville, les jardins et la plaine doucement ondulée, le bois de Dar Dbibagh estompe ses contours bleuâtres que dominent les tours et les remparts trapus de la résidence d’été du Sultan.

Le général en chef s’y est installé dans la salle de réception au plafond multicolore. Les faïences vertes et blanches du sol, les jets d’eau bruissant dans la cour dallée entretiennent une agréable fraîcheur, dont les puces et autres parasites qui pullulent au Maroc, même dans les logis impériaux, empêchent de goûter en paix le charme reposant. Le service des subsistances » l’ambulance et l’hôpital de campagne, le Trésor et les Postes, le Génie, l’Artillerie, la Justice militaire encombrent les cours, les passages voûtés, les chambres obscures, l’ancienne mosquée recouverte par l’indifférence arabe d’une épaisse couche de crasse séculaire. Un poste de tirailleurs algériens garde l’entrée d’honneur que ferme, pendant la nuit, une porte épaisse aux ferrures archaïques. Sous les orangers des jardins intérieurs, près des petits canaux où chante une eau sale, des troupes variées dressent leurs tentes, que ‘bousculent sans cesse des chameaux errans, des chevaux échappés, des mulets malicieux. Les officiers de l’Intendance, importans et affairés, font mettre en tas réguliers, d’après une classification savante, les denrées apportées par le convoi Gouraud, les mille inutilités désuètes qui accompagnent les troupes en marche. L’artillerie établit son parc, empile ses caisses à munitions, qui sont encore en nombre respectable, malgré la consommation des derniers combats. Les médecins installent leurs formations sanitaires, où ne manquent guère que les médicamens, dans les appartemens privés du Sultan. Les plantons, les officiers d’ordonnance et d’état-major circulent mystérieux, portant sous le bras de grosses liasses lorgnées avec angoisse par les ambitieux qui, d’un air détaché, viennent aux nouvelles et soignent leur avancement.

Une crise aiguë d’ « avancite » est en effet provoquée par le télégramme qui apporte au corps expéditionnaire, avec les félicitations du gouvernement, les promesses de récompenses. La préparation des « mémoires de propositions » déchaîne des convoitises, fait éclore des intrigues qui seraient puériles et comiques si elles ne s’exerçaient souvent au détriment du mérite modeste et naïf. Tel qui a vu de loin quelques cavaliers ennemis, qui a cru percevoir des sifflemens de balles, profite de toutes les occasions pour exalter « son affaire » et critiquer les manœuvres d’un concurrent. Selon les circonstances, les pertes subies prouvent l’ignorance tactique ou l’intelligence militaire ; l’absence de « casse » est un signe indéniable d’adresse ou de timidité. Les incidens de combat sont déformés d’après des légendes que sèment des narrateurs mal informés, ou d’après les impressions hâtives de Zoïles importans et glorieux. Et ce sont des conversations habilement interrompues au passage des grands chefs qui n’en perçoivent que la phrase empoisonnée lancée à propos ; des sous-entendus gros de restrictions, susurrés dans l’abandon des bavardages de popotes ; des comparaisons où l’apparente impartialité du camarade est le plomb qui fait le mieux couler un rival. Sous l’insensible pression d’une opinion publique dont les malins se font les échos, les candidats gênans aux décorations comme à l’avancement sentent le terrain fuir sous leurs pas, devinent une suspicion sourdement hostile, des sièges tout faits ; ils s’effarent, tentent en vain d’établir leurs titres et leurs droits, et leurs juges ne voient dans leurs efforts qu’envie et vanité.

Dans un livre que le public militaire apprécie encore comme un modèle d’observation fine et mordante, l’auteur de Au Tableau avait disséqué l’état d’âme en temps de paix des victimes de « l’ambitionite » dont les cartons du ministère gardent imparfaitement les secrets. Mais cette peinture si fidèle ne serait qu’une aquarelle maniérée auprès de la fresque impressionniste dont les arrivistes des « expéditions lointaines » formeraient les personnages. Et l’ambitieux servile, l’ambitieux enjoué, l’ambitieux menaçant attendent encore leur Buffon.

Cependant, la confection du « travail d’avancement » n’absorbait pas toute l’activité du général en chef et de son état- major. La mission libératrice du Corps expéditionnaire n’était pas terminée. Malgré la disgrâce d’El Glaoui, la grande tribu des Mtirs tenait la campagne, menaçait nos bivouacs, coupait les communications de la capitale avec les districts voisins ; à Meknès, Moulay-Zin, frère du Sultan et prétendant malgré lui, servait de drapeau à tous les patriotes et tous les mécontens. Il fallait donc courir sus aux Béni Mtirs pour les contraindre à demander l’aman, et supprimer le Maghzen insurrectionnel qui centralisait toutes les intrigues et toutes les haines coalisées contre Moulay-Hafid. Afin de conserver nos troupes en haleine et de maintenir intact leur entraînement pour les prochaines opérations qu’il méditait, le général en chef expédia la colonne Dalbiez, renforcée par les élémens disponibles des colonnes Brulard et Gouraud, vers le massif du Zerhoun, pour châtier les villages qui avaient assailli le convoi de ravitaillement ; une forte reconnaissance était en outre dirigée vers Bahlit où l’on supposait les Béni Mtirs solidement installés. Les pertes subies et les renseignemens recueillis dans ces deux démonstrations firent savoir que le rétablissement de l’autorité du Sultan ne s’accomplirait pas sans résistance. Mais, tandis que les rebelles s’organisaient en prévision des combats imminens, il manquait à l’action française, politique et militaire, l’unité de vues et de direction qui, seule, aurait permis de résoudre promptement le problème marocain. Ministres indigènes, consul de France, général en chef, instructeur suprême des méhallahs chérifiennes, n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur le but et sur les moyens. Pendant ce temps, l’exagération indigène transformait en échec le résultat de l’opération de police exécutée par le général Dalbiez. Nos troupes venaient de rentrer à Dar-Dbibagh sans avoir pu, disait-on, atteindre Meknès dont la résistance victorieuse des tribus leur avait interdit l’approche. L’orgueil et l’audace des Béni Mtirs s’exaltaient de ce triomphe fallacieux. A dix kilomètres à la ronde autour de Fez, ils incendiaient les moissons, pillaient les villages et les douars loyalistes que notre arrivée avait repeuplés. Chaque nuit, un cercle de flammes illuminait l’horizon, et les chiens à demi sauvages faisaient des ripailles bruyantes dans les cendres des maisons et des champs où pourrissaient des cadavres d’hommes et d’animaux. On pouvait supposer que les guerriers, enhardis par notre inaction, feraient contre nos bivouacs, dont ils ignoraient le système de protection, quelque tentative retentissante. Ils en eurent en effet la fantaisie, qui leur coûta cher.

Le départ des troupes pour la deuxième partie de la campagne était fixé au 5 juin, à trois heures et demie du matin. Couchés sous leurs petites tentes alignées à deux mètres des tranchées qui les entouraient, nos soldats ne s’attendaient pas au réveil que l’astuce des Béni Mtirs leur préparait. Les sentinelles écoutaient, à 50 mètres des tranchées, les bruits mystérieux de la nuit. Les officiers de quart se succédaient d’heure en heure, prêts, en cas d’alerte, à toutes les responsabilités. Le souvenir des attaques de Dar-ben-Arousi, d’El-Kounitra, de Lalla-Ito stimulait les vigilances et rendait très aléatoires les résultats de la surprise la mieux combinée.

Le général en chef, les commandans des colonnes, et les principaux dans leurs états-majors venaient de rentrer au camp, après avoir passé la soirée chez le Sultan. Sur la route déserte, leur cavalcade n’avait fait aucune rencontre suspecte. Rien ne semblait donc devoir troubler un sommeil trop court, et vers lequel ils se hâtaient. Mais un émissaire attendait, porteur d’un renseignement sensationnel et précis. A deux kilomètres à peine de nos tentes, dans le Sud, des Béni Mtirs par centaines se préparaient secrètement à livrer un assaut brusqué, vers une heure du matin. L’émissaire jouait sa tête, mais la récompense qu’il espérait lui semblait plus désirable que la vie. Le sac lourdement lesté de douros, il disparut dans la nuit et les commandans des trois camps donnèrent hâtivement leurs ordres pour conjurer le péril.

Par sa situation, le bivouac du bataillon parisien de la colonne Gouraud devait supporter le premier effort des assaillans. Cette troupe, renforcée d’une batterie de bigors, était restée isolée, hors de la kasbah de Dar-Dbibagh, pendant les opérations du Zerhoun. Pour augmenter en cas d’attaque ses moyens de résistance, le capitaine d’artillerie, d’accord avec le chef de bataillon, avait imaginé de faire concourir son matériel à la défense immédiate des abords, et deux canons de 75 béaient par-dessus la tranchée la plus exposée. Cette précaution, dont le colonel à son retour approuva la sagesse, fut peut-être la cause de notre invulnérabilité.

Dès que parvient au bivouac l’avis de l’alerte imminente, les artilleurs sont envoyés sans bruit à leur poste de combat. Canons et caissons en batterie, cachés par les boucliers, officiers et servans veillent en silence, tandis que les fantassins dorment en paix sous leurs toiles. Les hurlemens des chiens prennent, dans le lointain, des tonalités lugubres ; des rondes passent comme des ombres, et vérifient la vigilance des sentinelles et du poste spécial. Les heures s’écoulent, lentes, marquées par la course insensible des étoiles qui fulgurent au fond du ciel noir. Un chameau gémit ; un cheval s’ébroue, tente de s’échapper ; un garde d’écurie, à demi réveillé, l’apaise avec un juron. Effet de suggestion ou mystérieuse anxiété de la nature, le calme de la nuit est angoissant, les souffles confus de la plaine endormie semblent les précurseurs de la Mort qui va passer. A voix basse, l’officier de quart et son camarade bigor échangent leurs impressions, discutent des hypothèses en scrutant l’horizon rétréci, presque palpable, qui protège les mouvemens d’un ennemi silencieux. Soudain, un cri retentit, tout proche : « Halte-là ! » clame une sentinelle. En réponse, des éclairs trouent la nuit, des coups de fusil éclatent, crépitent comme la grêle. L’appel « Aux armes ! » se propage de tente en tente comme un écho sinistre. Le canon tonne aussitôt ; sa flamme jaunâtre projette une lueur livide que double l’éclatement de l’obus débouché à zéro, et démasque une longue ligne de tireurs vêtus de burnous blancs. Surpris par cette riposte inattendue et brutale, ils se sont arrêtés à 40 mètres des tranchées, s’aplatissent derrière une petite levée de terre, et tirent précipitamment, sans viser, mais au ras du sol pour atteindre, avec les animaux parqués dans le camp, les tentes des officiers et des sous-officiers qui se hâtent vers leurs postes de combat.

L’effet du canon a été prodigieux. Les marsouins jaillissent hors des tentes, comme les morts du Jugement dernier sortiront de leurs tombeaux. Trébuchant dans les « cordeaux de tirage » d’où ils se dépêtrent en jurant, fusil en main, baïonnette menaçante, prêts au corps à corps, ils bondissent dans la tranchée, assez calmes pour ne pas tirer sans le commandement de leurs chefs. Et les ordres se font entendre, proférés par des voix impérieuses qui dominent le crépitement de la fusillade ennemie, le ronflement aigu des ricochets, le tumulte des chevaux et des mulets effarés qui s’agitent et s’efforcent de s’enfuir. Les pièces de 75, vaillamment servies, couvrent de leur basse éclatante ce chœur confus et bruyant. Près des marsouins, les tirailleurs algériens occupent en même temps les tranchées, et tracent devant les assaillans immobiles une infranchissable ligne de feu. Et, brusquement, tout s’apaise ; les balles ne sifflent plus ; les courts éclairs qui semblaient sortir de terre s’éteignent ; les voix se taisent ; le canon à son tour est muet. L’ennemi s’éloigne à pas veloutés dans la nuit, aussi mystérieusement qu’il est venu. Frémissans, artilleurs et fantassins attendent encore, immobiles dans leurs abris, un nouvel assaut. Puis, à voix basse, on fait l’appel. Et le commandant de la compagnie qui vient de subir cette chaude alerte, entend avec joie la traditionnelle formule : « Mon capitaine, il ne manque personne ! » Par une chance extraordinaire, sentinelles, poste spécial, ont pu se glisser entre les innombrables projectiles amis et ennemis, et rentrer sans dommage dans le camp. Seuls, quelques chevaux et mulets blessés attestent par leurs gémissemens que cet épisode fiévreusement vécu n’est pas un cauchemar.

Le combat n’a duré que quelques minutes ; mais quand le calme s’établit, quand les dispositions sont prises contre un retour offensif, l’heure du réveil prévue par les ordres de la veille va être sonnée par les clairons. Le général en chef ne veut pas mettre ses troupes en marche dans une obscurité pleine d’embûches ; il décide d’attendre le jour pour le départ, et chacun rentre sous sa tente pour y chercher les restes d’un illusoire sommeil.

Les vagues contours des arbres vers l’Orient s’estompent à peine dans l’aube indécise, qu’une alerte nouvelle arme les mains fiévreuses, et garnit de soldats les tranchées sur la face naguère menacée. Un coup de fusil a retenti, prélude peut-être involontaire d’une imminente bordée de projectiles. Mais les artilleurs n’ont pas bronché ; à leur exemple, les marsouins se calment, et leurs chefs scrutent la grisaille de l’horizon voisin. Un souffle se propage et chuchote : « Ils sont là ! — Qui, ils ? les Teurs ? — Non, mon capitaine ; les Marocains ! » Et, vraiment, dans les vestiges d’une maison en ruines à qui les obus portèrent les derniers coups de grâce, on croit voir des ombres qui s’agitent sans bruit, pour une besogne bientôt devinée. Ce sont les ennemis qui, à la faveur de l’ombre propice et du sommeil de nos bivouacs, viennent, avant le jour, chercher leurs morts. Et la fusillade reprend soudain, au commandement d’un officier, sans but précis, mais non sans effet. Nulle riposte de l’adversaire qui n’a plus, semble-t-il, d’intentions belliqueuses, car le mystère et la célérité sont indispensables au succès de sa funèbre tentative ; mais, aussitôt, les ombres ont disparu. Et, dans la tranchée maintenant silencieuse, chacun attend avec impatience la clarté de l’aurore prochaine qui va dissiper l’énigme de cette angoissante nuit.

Elle paraît enfin. Dans la fraîcheur du matin nouveau, les champs, les talus verdoyans des séguias, le lointain bosquet de peupliers où se prépara l’attaque, se dégagent peu à peu de la brume que va dissiper le soleil levant. On y voit ! Tandis que les troupes, désormais sans inquiétude, activent leurs préparatifs de départ, quelques patrouilles sortent du camp et vont examiner le terrain du combat.

Le danger avait été grand. A quarante mètres environ de la tranchée, de nombreux étuis de cartouches, des taches de sang témoignent de l’audace des assaillans. Puis, à cent mètres en arrière, tombés face à nos troupes, neuf cadavres s’échelonnent sur le sentier et dans les champs voisins. Leur présence prouve que les Béni Mtirs, gênés par notre feu dans leur recherche des victimes, n’ont pu accomplir entièrement leur projet. Les morts qui restent, misérablement vêtus, ont dû être de pauvres hères, sans serviteurs et sans amis pour emporter leurs corps. L’un d’eux, sous le souffle de l’obus, a les jambes retournées en manches de veste ; la tête d’un autre est coupée en deux par un éclat, et la boîte crânienne, proprement déposée sur le sol à deux mètres de distance, est vidée comme une mangue par la cuiller d’un gourmet ; un troisième, la poitrine traversée, mais respirant encore, fait le mort pour éviter les mutilations dont il nous suppose coutumiers. Dans leur fuite précipitée, leurs voisins n’ont pu sauver toutes les armes : fusils et coutelas, sacoches de cartouches sont tes trophées enviés que se partagent les premiers arrivans. Un fusil Gras avec sa baïonnette accuse malheureusement, chez les Français eux-mêmes, les pratiques d’un mercantilisme sans frein.

Quelques théoriciens de la guerre européenne blâmeront peut-être la passivité de la résistance et regretteront qu’une contre-attaque vigoureuse n’ait pas lancé à propos nos soldats hors des tranchées. Des officiers qui n’avaient jamais quitté la France avant cette campagne, s’étonnaient même de la faible portée du service de sûreté. Les échelons successifs prévus par le règlement métropolitain auraient mieux éventé de loin, disaient-ils, l’approche de l’ennemi. Sans doute, sur le papier, comme sur les terrains d’Europe où les cultures, les barrières, les fossés imposent le plus souvent, pendant la nuit, l’usage exclusif des routes et des chemins, où les assaillans sont trahis par le bruit de leurs pas, où les blessés sont sacrés, une troupe en station dans un pays ennemi doit avoir réserve d’avant-postes, grand’gardes, petits postes et sentinelles ; mais il n’en peut être de même au Maroc et dans la plupart des contrées africaines. A travers l’espace qui s’étend sans obstacles autour des bivouacs, la menace est partout, l’attaque est attendue de toutes parts. Les pieds nus des adversaires glissent doucement sur le sable ou les herbes ; les sentinelles surprises sont mutilées, les prisonniers sont torturés ; en cas d’échec, les assaillans se dispersent en petits groupes sans liaison. Si l’on songe en outre que les Marocains ignorent l’emploi de l’arme blanche, qu’ils la redoutent à l’extrême, que leurs attaques n’ont d’autre but que le pillage à la faveur du désordre causé par leurs coups de fusil, qu’une offensive se perdrait dans le vide et la nuit, on doit approuver la sagesse des dispositifs de sûreté africains qui sont consacrés par l’expérience. Autour du camp, une petite tranchée, creusée avec les outils portatifs, quelles que soient l’heure d’arrivée à l’étape et la fatigue des soldats, donne un abri suffisant contre les balles ; à 50 mètres environ, des sentinelles veillent et peuvent trouver en quelques bonds, en cas de surprise, un abri dans le bivouac. En campagne, le sommeil est léger ; au cri d’alerte, les hommes prennent instantanément leurs postes de combat. Ils n’ont plus qu’à laisser passer l’orage, tandis que l’ennemi consomme sans résultat ses munitions.

Dans tout événement grave, il y a la note gaie. Elle ne manque pas à cette alerte qui pouvait nous couler cher. Le véritable sauveur de nos troupes ne fut pas la sentinelle dont l’appel déchaîna la fusillade, et qui reçut pour sa vigilance les chaleureux éloges de ses chefs. Un obscur soldat, perdu dans la foule anonyme, fut en réalité la cause seconde et cachée de notre final triomphe. Pressé par un de ces malaises que le pain d’orge et les fruits verts rendaient alors si communs, il allait d’une course rapide, en esclave de la discipline, fidèle observateur des consignes sanitaires, à l’un de ces endroits poétiquement dénommés « feuillées » qui marquent les abords des camps. Mais sa méditation fut courte. Sans prendre le temps de rétablir la correction de ses ajustemens, il revint aussitôt, à pas précipités, vers la sentinelle qui l’avait laissé passer. « Je crois qu’ils sont là ! » dit-il dans un souffle, et il se perdit dans la nuit. L’homme de garde, assurant alors son arme et sa voix, proféra l’injonction martiale dont la brièveté menaçante effraya les assaillans et bouleversa leurs projets.

Dans le brouhaha du départ, tandis qu’ils avalent un café anémique et bouclent leurs sacs, les troupiers se racontent encore les menus incidens, dont le souvenir se perpétuera dans les chambrées. C’est la mésaventure du bel épagneul, ami des officiers et des hommes, qui courait après les coups de feu et qui, par erreur, fut occis comme un Marocain ; c’est l’histoire brève d’un jeune sous-officier qui gagnait sa place de combat par une marche rampante où il faillit être pris pour un ennemi se glissant, poignard aux dents, jusque dans nos tentes ; ce sont les méprises sous les toiles bousculées, où des voix étranglées par l’émotion demandaient : « Qui es-tu ? » tandis que les mains se cherchaient, prêtes aux gestes mortels.

Mais la sonnerie « En avant » a retenti. Les trois colonnes, sous le commandement suprême du général Moinier, qui prend pour la première fois la direction de toutes ses troupes, s’échelonnent lentement sur la route de Bahlil. Les hommes vont d’un pas léger, à travers champs et sur la piste poussiéreuse. Ils sont enfin déchargés de leurs couvertures qui rendaient les sacs si gênans et si lourds, et qui sont transportées par ballots sur les chameaux du convoi. On marche droit à l’ennemi, et cette offensive plaît à l’esprit de notre race. Il semble qu’on ne doive plus revoir les piétinemens sur place des opérations antérieures, les élans arrêtés par des ordres prudens, les initiatives ardentes bridées par les prescriptions qu’imposait le rôle des colonnes de secours et de ravitaillement. Et, dès les premiers kilomètres, on se dispose à faire payer aux Béni Mtirs le sommeil troublé par l’agitation de la nuit. Ceux-ci, d’ailleurs, ne paraissent pas abattus par l’échec de leur tentative, ni par les pertes qu’ils ont subies, et qu’un des leurs évaluait plus tard à 75 tués et 15 blessés.

A peine les maisons et les jardins de Fez ont-ils disparu derrière la bordure du plateau où s’étagent les montagnes de Bahlil et de Sefrou, que les premiers coups de fusil signalent la présence de l’ennemi. Dans ce pays où l’honnête moissonneur et le coupeur de routes ont des apparences identiques, nous ne devons jamais, pour éviter les méprises, tirer les premiers, comme à Fontenoy. Les flocons de fumée, qui montent de terre en avant et sur les flancs de nos troupes, dessinent un demi-cercle que les Béni Mtirs semblent tenter de refermer sur nous. Comme aux combats du 22 et du 25 mai, on voit l’ennemi se défiler à cheval dans les imperceptibles plissemens du sol, se couler derrière les moissons mûres, pour terminer l’enveloppement et nous couper de Fez. Et, tandis que le chef de l’avant-garde essaie de s’opposer à cette dangereuse manœuvre en faisant appuyer ses flancs par les canons, un obstacle inattendu se dresse à deux kilomètres de notre front. Couronnant une crête perpendiculaire à la route, plusieurs centaines de tireurs esquissent contre nous une offensive résolue, que guide un vaste drapeau sombre, agité à tour de bras.

Les guerriers ont démasqué trop tôt leurs intentions. L’apparent enveloppement par les ailes devait nous obliger à éparpiller dans plusieurs directions nos détachemens de protection, et laisser l’avant-garde seule aux prises avec l’adversaire supérieur en nombre que nos chasseurs, nos spahis et nos goumiers venaient d’éventer. Et par les intervalles agrandis qui auraient séparé nos troupes, un lot de cavaliers pouvait se glisser en trombe vers les chameaux lourdement chargés des trains régimentaires et des convois administratifs, pour les piller sans danger.

« La situation semble critique, » chuchotaient quelques théoriciens inexpérimentés, mais nourris de fortes études militaires ; comme si une petite armée de 6 000 hommes, bien pourvue de canons et de munitions, pouvait se trouver en danger au milieu de toutes les tribus marocaines confédérées sur le sentier de la guerre. Tel devait être, du moins, le sentiment du général en chef qui passait souriant, très chic et très droit sur sa selle, suivi de son porte-fanion et d’un état-major copieux. Du tertre où il s’est placé, partent des ordres clairs et précis. Une batterie coloniale accourt, pointe ses pièces dans la direction du front, et les obus qui éclatent sur la ligne mince des assaillans produisent aussitôt leurs effets coutumiers. Cavaliers et fantassins s’agitent affolés sous la grêle d’acier. En vain, leur chef essaie de les maintenir ; la débandade s’accentue et se transforme en déroute. A la lorgnette, on peut voir des cavaliers enlevés de leurs chevaux ; le drapeau noir, lui-même, change trois fois de mains, et finit par disparaître sans retour.

Sur notre droite, où les contreforts des montagnes longés par la route donnent à l’ennemi l’avantage du terrain, les goumiers d’Algérie et de Chaouïa, les détachemens de la méhallah chérifienne qui s’étaient joints à nos troupes, rivalisent d’entrain pour mériter l’estime de nos soldats, et liquider avec les Béni Mtirs un gros arriéré de rancunes. Comme sur la place d’exercices, ils marchent correctement alignés, ajustent, repartent, et leur manœuvre est vraiment belle à voir. Les guerriers ennemis ne peuvent tenir contre une offensive aussi résolue ; leur cohésion apparente est brisée. Ils s’essaiment en petits groupes qui continuent, hors de la portée de nos balles, à l’abri de nos canons dédaigneux, l’inévitable fantasia des chevaux galopant en rond tandis que leurs cavaliers tirent, sans viser, de fanfarons coups de fusil.

Tout en refoulant un ennemi désorganisé qui n’oppose plus de résistance sérieuse, les troupes du général Moinier continuent leur marche à travers les champs où les cadavres épars et les moissons foulées révèlent l’importance numérique des adversaires qu’elles combattent. Quinze cents hommes, peut-être, ont dû sauver ce jour-là l’honneur des tribus orientales de la grande famille des Béni Mtirs.

Vers deux heures de l’après-midi, l’avant-garde arrive à Bahlil qu’elle traverse rapidement. La population s’est enfuie dans les rochers voisins. Seuls, quelques fanatiques ont disputé le passage dans les rues étroites du bourg. Un lieutenant-colonial, un sergent de légion étrangère, sont blessés, deux soldats tués : mais cette résistance est vite brisée. Un parlementaire, porteur d’un drapeau blanc, escorté d’un paysan conduisant un gros veau, emblème d’intentions pacifiques, se présente au général en chef, tandis que des coups de fusil isolés partent encore de la montagne. El la sonnerie « Halte-là » fixe toutes nos fractions sur leurs emplacemens ; l’interprète officiel signifie à l’envoyé des Béni Mtirs les conditions de l’armistice demandé.

Dans une prairie bien verte, séparant deux contreforts boisés qui se soudent au pied de Bahlil, le général en chef, ses commandans de colonnes, les états-majors, les représentans de la presse, une batterie d’artillerie, des officiers venus en curieux, forment un groupe éclatant et pittoresque. Au parlementaire qui s’humilie, le général fait expliquer ses volontés. Bahlil doit être évacué ; la mélinite va bouleverser les maisons qui ont abrité les derniers combattans ; douze notables se constitueront en otages et livreront les fanatiques dont les coups furent funestes à quatre des nôtres ; un délai de vingt minutes est accordé aux habitans pour accepter ces conditions. Sur les pentes qui dessinent un cirque autour de la prairie, des troupes étagées observent avec intérêt cette conférence. Vestes rouges des spahis, ceintures écarlates des Algériens, uniformes kaki des marsouins, manteaux bleus des goumiers, plaquent des touches gaies dans le vert sombre des champs et des bois. Dans les roches inaccessibles du Pic Souk-Zou, deux ou trois énergumènes font, par intervalles, parler une poudre bruyante, en signe de patriotique protestation. Sur les crêtes dentelées, de vagues formes humaines apparaissent, descendent en toute hâte vers le village et montrent, dans la lorgnette, les signes évidens d’un exubérant désespoir.

Bientôt, les échos de la montagne répercutent de sourdes détonations. Des nuages de fumée noire montent au-dessus des maisons grises qui s’écroulent, et que l’ombre grandissante des sommets semble vêtir de deuil. Ce sont les soldats du génie qui font leur œuvre et vengent nos morts. Mais les regards se détournent de cette scène pour contempler un spectacle nouveau. Une théorie de douze indigènes, conduisant deux hommes ligottés, arrive par le sentier rocailleux. Leur démarche est fière et leur attitude n’est pas celle de vaincus. Près du général, ils se rangent en ligne, jettent leurs turbans à terre en signe de soumission, avec une allure de Vercingétorix lançant ses armes aux pieds de César. Ils écoutent, impassibles, leur sentence, terrible dans son apparente bénignité : leur tête répond, pour cette nuit, de la paix dans la montagne ; en otages, ils suivront nos troupes et ils seront remis au Sultan dès notre retour à Fez, comme gages des sanctions que le souverain prononcera contre les districts rebelles de Bahlil et de Sefrou. Leur vie, leurs familles, leurs biens, sont désormais en jeu ; la rage belliqueuse de quelques fanatiques peut leur faire tout perdre, mais il en sera suivant la volonté de Dieu : inch’ Allah ! Et, calmes, ils s’assoient par terre, sans parler, tandis que les gendarmes de la prévôté qui veilleront sur eux prennent livraison des deux prisonniers.

La reddition de Bahlil entraîne celle de Sefrou, qui passait pour être le chef-lieu des rebelles de la région. Les troupes peuvent maintenant s’installer au bivouac, et s’y reposer sans crainte d’alerte. Les emplacemens sont répartis entre les trois colonnes, et les victimes de la bataille commencent à respirer. La journée nous a coûté relativement cher : outre cinq ou six tués, une quinzaine de blessés grièvement atteints sont le prix dont nous payons le rétablissement du prestige local de Moulay-Hafid.

L’exécution de Bahlil, succédant à l’échec de Dar-Dbibagh, ôtait pour quelque temps aux Béni Mtirs de la région l’envie de reprendre les armes. Plus encore que la crainte, la présence des otages dans nos rangs garantissait une pacification complète, sinon durable. L’objectif de nos troupes se trouvait désormais à Meknès, où le Maghzen insurrectionnel appelait ses dernières forces pour jouer sa dernière partie. L’opération du 5 juin avait surtout pour résultat d’assurer les derrières pendant la marche à travers le territoire des Béni Mtirs, que le général en chef voulait traverser dans toute sa longueur, pour s’y mesurer d’une manière décisive avec les plus farouches et les plus valeureux partisans de Moulay-Zin.

Le lendemain, de grand matin, on se met en route. Les ravins succèdent aux ravins ; les séguias en remblai sont pour les animaux de bât, et surtout pour les attelages des batteries de 75, des obstacles presque infranchissables. Tous les autres véhicules sont restés à Fez, et les ambulances, les trains régimentaires et les convois sont portés par des mulets et des chameaux. Les morts de la veille ont été inhumés secrètement pour préserver leurs tombes des outrages. Les blessés, dont plusieurs auraient grand besoin d’un repos immédiat, sont groupés par deux sur les cacolets et compriment avec peine leurs gémissemens douloureux. Par instans, ils tournent leurs regards vers Fez dont on aperçoit au loin les buées bleuâtres, comme vers le port ardemment désiré après une traversée orageuse ; de cahots en cahots, de chutes en chutes, sous le soleil qui darde, harcelés par les mouches qu’attire l’odeur du sang desséché, ils vont, assommés par la souffrance ou soutenus par les piqûres de morphine que les médecins compatissans leur donnent à tous les arrêts. Et la compassion générale qui les accompagne va aussi vers les pauvres bêtes qui les transportent, buttant et chancelant à chaque pas : deux hommes et les cacolets où ils sont couchés représentent un poids minimum de 180 kilogrammes, bien lourd pour des mulets algériens, plus petits que leurs congénères français, et déjà épuisés par les fatigues d’une campagne pénible où les soins leur ont fait défaut.

Pendant la marche, des Béni Mtirs dissidens ont observé les troupes, sans tenter une attaque dont ils semblaient comprendre l’inutilité. D’ailleurs, quelques coups de canon dirigés sur des groupes lointains ont empêché la formation de rassemblemens hostiles, et, vers midi, les colonnes font halte auprès de Rab-el-Ma qui, par ses jardins ombragés d’énormes figuiers, ses sources d’eau limpide, sa kasbah et les petits villages qu’elle semble protéger, paraît une oasis dans le désert rocailleux parsemé de champs maigres qu’on vient de traverser.

Cette halte est exceptionnelle dans une expédition où les étapes s’exécutent sans arrêt, depuis l’aube jusqu’à la fin du jour. Aussi, les blessés qu’on panse sous les arbres ont-ils un instant de folle espérance. Peut-être va-t-on les envoyer à Fez, à peine éloigné d’une douzaine de kilomètres, plutôt que de les conserver comme d’encombrans impedimenta dans une colonne exposée chaque jour à combattre, et dont les moyens de transport sanitaires sont restreints. Leur désir paraît d’ailleurs aisément réalisable. Dans la plaine découverte qui s’étend jusqu’à la capitale, nulle surprise n’est possible ; les rares douars sont peuplés de gens pacifiques, et les rebelles sont partis vers l’Ouest. En trois heures, une escorte de cavalerie conduirait sans danger nos quinze blessés à Fez ; elle serait, le soir même, de retour au bivouac. Les ignorans, les médecins raisonnent ainsi ; mais il doit y avoir de sérieuses raisons pour que cette solution simple ne soit pas adoptée. La nécessité d’arriver sans retard à Meknès impose sans doute au commandement une détermination différente. Le passage d’un oued qui roule à vingt mètres au-dessous de la plaine ses eaux claires et fraîches dans un sillon rocheux dont, à moins de cent mètres, on ne soupçonne pas l’existence, est enfin rendu praticable. Après une heure de repos, le convoi, les ambulances et l’arrière-garde franchissent cet obstacle, et se reforment lentement, tandis que le reste des troupes est déjà parti en avant pour s’établir au bivouac du soir.

Sur le plateau rocheux et accidenté d’Aïn Blouss qui domine la coupure de l’oued Nja, le camp forme un vaste demi-cercle ponctué de fumées claires et de feux joyeux. Quelques mercantis indigènes, pressés d’arriver à Meknès et ne voulant pas s’exposer aux dangers de la route, ont trouvé avantageux d’accompagner nos troupes qu’ils exploitent impunément. Dans leurs marabouts crasseux, lugubrement éclairés par des bougies fumeuses, les acheteurs se pressent devant les sommaires étalages de sucre, de pain d’orge, de savon noir et de beignets rancis. A l’extrémité de sa ligne, vers le campement de la mehallah, quand vient le soir, des lumières nombreuses s’allument et donnent un air de fête aux tentes confortables que domine le drapeau chérifien orné d’une queue de cheval. Le lieutenant français, qui commande ce détachement de l’armée marocaine, est fier d’avoir les trois armes sous ses ordres ; et, vraiment, les animaux sont bien tenus, les canons Canet montrent leur bouche brillante et les fantassins ont fort bon air. Au centre, dans un vallon descendant vers l’oued Nja, les correspondans de journaux ont dressé leurs installations, qui paraissent somptueuses aux officiers coloniaux, dont la petite cantine et le tiers de tente individuels inspirent les condoléances narquoises des Algériens plus favorisés.

L’étape du 7 juillet est pénible et variée. L’axe de marche suivi par les colonnes va rejoindre par monts et par vaux, au gué de l’oued Madhouma, la grande route de Fez à Meknès. Avant-garde et flancs-gardes échangent des coups de fusil avec les Béni Mtirs, qui se montrent de plus en plus nombreux, mais qui ne semblent pas encore décidés à risquer dans un engagement décisif les dernières chances de l’insurrection. A l’arrière-garde, sur leurs cacolets branlans, les blessés de Bahlil gémissent toujours ; vers sept heures du matin, deux d’entre eux passent doucement de vie à trépas, et les témoins de leur terrible voyage en éprouvent une satisfaction apitoyée.

Vers midi, comme la veille, le passage d’une rivière impose un arrêt inattendu. L’oued Madhouma coule dans une gorge étroite ; la piste qui dégringole sur les flancs rocheux le traverse à l’origine même d’une chute de quinze mètres, et la moindre erreur de direction jetterait les attelages dans le gouffre béant. Tandis que les chameaux, les animaux de bât passent doucement, les soldats se rangent sur les hauteurs en spectateurs intéressés, et les officiers d’artillerie cherchent les moyens d’amener sans encombre sur l’autre berge leur pesant matériel. Il faut descendre, sur une dénivellation de dix mètres, une pente en corniche de 40 degrés, tourner très court, franchir en droite ligne la rivière en longeant l’arête de la cascade, et grimper sur la rive opposée en côtoyant le précipice. Par leur longueur et leur poids, les attelages ne semblent pas assez maniables pour exécuter, sans aménagemens compliqués et lents, un pareil tour de force. Les fantassins sont anxieux comme à l’approche d’un catastrophe ; mais, après un rapide examen, les bigors sont conhans.

Le premier canon est mis en marche. Dix hommes, halant sur une corde solide, retiennent avec peine sa masse sur la pente ; les bons chevaux de France, altérés, veulent boire dans la rivière, mais il ne faut pas arrêter l’élan de la pièce, car le moindre écart serait fatal. Excité par la voix, le fouet et l’éperon, l’attelage vire sur place, s’engage sur la berge opposée, la grimpe au galop dans un tourbillon de poussière, un grand bruit de ferrailles, tandis que l’avant-train, le canon, cahotés, semblent rouler sur leurs moyeux, et qu’une roue, par instans tourne dans le vide. Enfin, les chevaux essoufflés, yeux saillans et naseaux dilatés, sont arrêtés sur le plateau ; conducteurs et servans se félicitent de leur dextérité et ne songent plus qu’à voir si leurs camarades auront autant d’adresse et de bonheur. Et les profanes les plus ignorans, qui admirent ce spectacle, sont confondus par les extraordinaires qualités de la troupe et du matériel : l’intelligence, l’entrain de l’une appliqués à la précision, la rusticité, la stabilité de l’autre, donnent vraiment à l’armée française un incomparable outil de combat. En deux heures, les trois batteries ont passé. Sur le plateau argileux, où les pluies ont creusé entre les palmiers nains des rigoles profondes, les troupes ont repris leur marche qu’alourdit un soleil éclatant.

Sur un beau pont en pierre d’une seule arche, l’oued Zedida est franchi. Une plaine fertile porte jusqu’à l’horizon les vastes pâturages, les riches moissons du caïd bou Dmani, dont la kasbah orgueilleuse domine quelques maisons misérables, de superbes bosquets de figuiers séculaires, qui bordent un vallon où chantent des sources fraîches. C’est autour de la résidence du chef rebelle que le bivouac s’établit. Dans les logis abandonnés, les soldats s’éparpillent à la recherche de combustible. Et l’on voit revenir fantassins, cavaliers, artilleurs, chargés fièrement de bois œuvres qu’ils montrent comme des trophées : un homme du tabor apporte en travers de la selle une poutre de noria ; deux tirailleurs algériens charrient un large lit ; sur un caisson retardataire, des canonniers ont chargé des portes et des volets ; un marsouin plie sous le poids d’une charrue. Bientôt les feux des cuisines rougeoient dans la nuit tombante, tandis que des postes de surveillance sont placés au milieu des petits bois qui entourent le campement.

Cette fois, les fidèles observateurs du règlement sont satisfaits : postes et sentinelles sont établis assez loin pour enlever aux Beni Mtirs, dont on attend la visite nocturne, des abris avantageux. D’après les agens de renseignemens, une attaque est, en effet, probable : le chef rebelle a promis de revenir en nombre dans la forteresse qu’il abandonna. Et pour montrer clairement que les troupes françaises méprisent ses menaces, le général ordonne de laisser dans la kasbah le souvenir impressionnant de notre passage. Un fourneau de mine, chargé de 25 kilogrammes de mélinite, fait bientôt sauter la porte principale, et la détonation répand au loin la preuve de notre force et la justice du châtiment. Sa bénignité suffit cependant pour rendre inviolable le sommeil des bivouacs. Le lendemain, de grand matin, les jambes reposées et l’estomac satisfait, nos troupes se mettent en route allègrement, sans inquiétude sur le sort de la partie décisive qu’on allait enfin jouer dans la journée, avant d’arriver à Meknès.

Le Sultan a dû éprouver le même sentiment. Sur le chemin où nos colonnes se reforment, le vieux El Omrani, grand maître des méhallahs chérifiennes, entouré d’un millier de cavaliers, attend le général. Il venait, envoyé la veille par son souverain, pour assister à l’écrasement des rebelles et à l’humiliation de Moulay-Zin. Et l’on admirait ce grand seigneur, à la barbe blanche comme la neige de son burnous et de son turban, qui courait encore les routes pour la gloire de Moulay-Hafid. Ses cavaliers, dont les fines montures et la masse compacte inspiraient à nos soldats des commentaires flatteurs, semblaient prêts aux charges héroïques comme aux plus vertigineuses fantasias. Ils accomplirent peut-être des prodiges de valeur pendant la bataille, mais nul barde n’en fut témoin pour les raconter.

Dans la campagne déserte, la petite armée continue sa route sans obstacle. Vers l’Est, les minarets de Meknès apparaissent par-dessus les masses bleuâtres d’arbres lointains. On touche enfin au but, et l’on se demande si les rebelles ne vont pas s’avouer vaincus sans combattre. Ils ont manqué au rendez-vous qu’ils avaient donné la nuit dernière, et la conviction de leur infériorité les pousse peut-être à ne pas affronter une lutte inégale. Mais, à l’avant-garde, on sait déjà que la poudre va parler.

Nos spahis, les guerriers d’El Omrani, nos goumiers à cheval qui étendaient au-devant de nos colonnes un rideau protecteur, font demi-tour et reviennent à vive allure, poursuivis de près par de nombreux cavaliers. Les Béni M tirs ont été démasqués et chargent à fond de train nos éclaireurs, inférieurs en nombre, qui manœuvrent de façon à les attirer dans un piège. Tandis que le gros de nos troupes s’arrête, hypnotisé par le spectacle de cette course furibonde, une compagnie d’infanterie, dissimulée dans les orges, se déploie et, dans le champ de tir adroitement dégagé par les nôtres, elle envoie quelques salves qui arrêtent aussitôt les assaillans. Ils se dispersent, font demi-tour, et disparaissent comme s’ils s’étaient enfoncés dans le sol. L’étroite vallée de l’oued Ouislan, sillon rocheux de 300 mètres de largeur et de 50 mètres de profondeur, invisible de la route, leur sert de refuge et aussi de barrière, que leurs fantassins vont défendre âprement.

Le combat se déroule suivant le rite ordinaire des rencontres antérieures. Contre les ennemis, dont les moissons hautes ne permettent pas d’apprécier le nombre, nos goumiers se lancent avec entrain. Leur ligne progresse méthodiquement sous le feu ; les Béni Mtirs ne lâchent pied que lorsqu’ils aperçoivent marsouins et tirailleurs algériens, déployés à leur tour, et qui s’apprêtent à intervenir. Ils battent prestement en retraite, dévalent au bord de l’oued Ouislan, poursuivis baïonnette haute par les goumiers qui les atteignent, tandis qu’ils cherchent un passage, et qui en massacrent plusieurs sans pitié. Les autres, en remontant les pentes abruptes de la rive opposée, sont accueillis par les feux bien ajustés de notre deuxième ligne, qui leur font éprouver des pertes importantes. En moins de deux heures, notre infanterie a passé le ravin devant lequel un ennemi habile et résolu aurait pu nous immobiliser longtemps. L’artillerie dont l’intervention a été très efficace, va traverser à son tour, et si l’opération est moins théâtrale que la veille, si l’on n’y voit pas des attelages enlevés au galop dans la poussière d’un sentier de chèvres, elle n’en est pas moins délicate et dangereuse. Un maréchal des logis roule sous un caisson renversé ; on l’emporte à moitié mort. Sur la droite, les Béni Mtirs semblent disposés à profiter de la ligne de défense formée par le « mur des chrétiens. » Quelques coups heureux de notre matériel de montagne les chassent de leurs créneaux et des bois d’oliviers où l’infanterie les poursuit vivement.

Vers midi, une accalmie se produit. Fusils et canons se taisent. D’après des émissaires, la discorde règne à Meknès, entre les partisans de la soumission immédiate et les chefs les plus compromis de la rébellion qui voudraient obliger Moulay-Zin à prendre le commandement direct de ses troupes. Les caïds des tribus Béni Mtirs et Guerouans sont venus faire un suprême effort en faveur de la résistance. Ils terrorisent les Juifs qui, menacés d’un pillage général, sont obligés de livrer pour rien les dernières caisses du stock de cartouches dont ils avaient ravitaillé l’insurrection, avec des bénéfices exagérés. Les fanfarons, les fier-à-bras, qui trouvent dans leur intransigeance une facile popularité, les encouragent, et, dans le tohu-bohu de ces conférences tumultueuses, le prétendant qui craint pour sa vie regrette amèrement son aventure. Le rassemblement des irréductibles va se faire en dehors de l’Aguedal ; la population tranquille s’empressera de fermer les portes derrière eux. Le Maghzen insurrectionnel esquissera un semblant de lutte contre nous et se hâtera d’implorer l’ « aman » après avoir sauvé l’honneur.

Le général en chef, amusé, satisfait aussi d’obtenir presque sans coup férir la reddition de la capitale rebelle, accepte ce programme dont l’exécution va commencer aussitôt. Nos soldats ont consommé leur repas froid ; bien reposés, ils pourront donner sans fatigue le dernier effort. Justement, les vedettes signalent, vers l’Ouest, une grosse masse de cavaliers qui s’agitent. Les canons de 65 font entendre leur voix stridente, et les obus sèment la confusion chez les derniers Béni Mtirs, qui disparaissent à l’horizon. Les troupes se mettent alors en marche dans une formation qui serait bien dangereuse en Europe, mais qui est bien choisie pour laisser aux Marocains une impression durable. Et, des murailles de la ville, les curieux qui se montrent en grappes derrière les créneaux peuvent admirer notre cavalerie bariolée, prête à repousser en fourrageurs une charge improbable de l’ennemi ; les bataillons en colonnes doubles, correctement alignés, encadrent notre artillerie attelée qui défile au pas solennel de ses attelages ; les ambulances suivent, montrant nos blessés toujours plaintifs sur leurs cacolets, comme un hommage rendu à la valeur de nos adversaires. Le convoi de chameaux innombrables développe la théorie de ses pelotons serrés ; l’arrière-garde ferme la marche, et l’ensemble représente la force irrésistible, la puissance illimitée.

Soudain, ce défilé qui, à Longchamp, aurait excité un enthousiasme délirant, est arrêté par une sonnerie de clairons. Les troupes mettent pied à terre ou forment les faisceaux ; le dernier rite va s’accomplir. Conformément au programme, le général en chef est arrivé devant la porte close de l’Aguedal, dont la serrure énorme et les assemblages compliqués défient les efforts de nos sapeurs. Le mirador branlant qui la couronne laisse voir un canon boiteux, dont les Imaginatifs de la colonne ont cru, pendant le combat, percevoir les lointaines détonations. Cette porte fermée, emblème des sentimens indigènes, doit céder à la. violence pour que les destins soient accomplis. Et, fiévreusement, les soldats du génie préparent un fourneau de mine, savamment calculé pour ouvrir le passage sans démolir le rempart. Dessinant un vaste demi-cercle, les généraux, les états-majors, les représentans de la presse, les curieux bigarrés de tous les corps de la petite armée, les mercantis et les chameliers forment une foule aux couleurs éclatantes, qui bavarde et qui attend. Mais le demi-cercle s’agrandit, à la prière de l’officier qui va donner le signal du geste destructeur. Un mince flocon de fumée paraît à l’extrémité du Bickford ; l’attente semble interminable, le résultat incertain, et les impatiens proposent de rallumer le cordeau porte-feu qui doit être éteint. Tout à coup, un épais nuage noir, haché de volutes grises, fuse de l’arcade qui semble chanceler ; une détonation sourde retentit ; le nuage grandit, rase la terre, balaie la poussière et s’évanouit dans le vent. Des photographes se félicitent bruyamment d’avoir saisi l’instant précis du cliché sensationnel. On se précipite pour voir les résultats de l’explosion : le porche, le mirador, la porte elle-même sont intacts ; le petit canon est toujours instable sur son affût ; mais les madriers qui servaient de barricade sont pulvérisés. Les ais disjoints s’écartent sous d’habiles pesées ; la barrière morale dressée par la révolte vaincue s’ouvre toute grande sur les jardins déserts.

Cet épisode a détourné l’attention des curieux qui n’ont pas vu l’arrivée de Moulay-Zin, dont la présence dans notre camp consacre le triomphe diplomatique et guerrier du général en chef. Près de la porte violée, des lentes se dressent, qui vont abriter le prétendant malheureux. Gros, le visage disparaissant dans la barbe noire et sous le capuchon relevé de son burnous blanc, l’ancien sultan de Meknès paraît satisfait du dénouement dont notre intervention supprime les conséquences tragiques. Il semble heureux d’être débarrassé de toutes les intrigues, de toutes les difficultés où se débattait sa pauvre intelligence, et qui gênaient ses goûts tranquilles de matérialiste raffiné. Sûr d’être accueilli à Fez sans affection, mais aussi sans dommage, son équipée ne lui laisse guère que le souvenir d’un cauchemar heureusement terminé. Et la protection de la France s’affirme déjà dans la garde d’honneur qui veillera sur lui, et éloignera ses amis trop importuns ou trop compromettans, pendant le court séjour de nos colonnes sous les remparts de Meknès.

Dans la ville, dont les ouvrages spéciaux ont tracé d’enthousiastes descriptions, d’ailleurs justifiées, la population s’est promptement résignée. Les habitans accourent, pour flâner au milieu des bivouacs, pour vendre des fruits, des œufs, du lait, dont les « caporaux d’ordinaire » font d’abondantes provisions. Autour du camp, rien ne vient troubler la quiétude sereine des campagnes désertes. Au tumulte guerrier de naguère succède une paix absolue : chevaux et mulets vont à l’abreuvoir sans escorte, et les dernières vedettes ont depuis longtemps rejoint leurs escadrons. Seules, quelques sentinelles se promènent sur le terre-plein du mur qui entoure l’ancien Champ-de-Mars des mehallahs, et guettent sans anxiété un retour improbable de l’ennemi.

A Meknès, comme à Fez, les Juifs avaient la reconnaissance exubérante. Quand le général Dalbiez, et les officiers qui l’accompagnaient en touristes, franchirent la porte du Mellah, ils furent accueillis comme des libérateurs. Les filles de Sion ne devaient pas acclamer Judas Macchabée vainqueur avec plus d’enthousiasme que le grand rabbin, les anciens du peuple, les familles de boutiquiers et de prêteurs, dont les émotions étaient trop désagréables pour être déjà oubliées. Le moindre retard dans notre marche aurait eu des conséquences désastreuses pour les personnes et les biens de leur nombreuse communauté. Mais ils se ressaisirent pendant le repos et les méditations du Sabbat et, dès le surlendemain de notre arrivée, ils spéculaient sur nos besoins avec la plus naïve ingratitude. Leur joie fut sans bornes quand ils apprirent que Meknès allait être gardé par un fort détachement de nos troupes, source intarissable de fructueux trafics.

Pour faciliter le rétablissement de l’autorité du Sultan dans la capitale à peine soumise des rebelles, et pour amorcer une ligne d’étapes plus directe vers Rabat, le général en chef avait décidé en effet de laisser dans l’Aguedal une forte garnison. Le choix de son emplacement, la solution diplomatique des difficultés de l’installation exigèrent deux grandes journées de conférences. Mais, dès le premier soir, on avait retenu au milieu des jardins un petit pavillon appartenant au Maghzen, pour y établir l’hôpital de campagne, aussitôt encombré par les malheureux blessés de Bahlil, les victimes de la journée, les malades que guettaient la typhoïde et la dysenterie. Dans la salle pavée de mosaïques vertes et blanches, protégée contre le soleil par un large péristyle aux fines colonnettes ornées de délicates sculptures, les matelas indigènes, achetés par un médecin ingénieux, s’alignaient, recouverts de moustiquaires hâtivement cousues par des lingères diligentes. Autour de ce pavillon, un vaste parc ombragé d’orangers séculaires, de figuiers géans, de grenadiers en fleurs, attendait les premières sorties des convalescens. Tout proche, masqué par des haies touffues d’aloès, le petit cimetière bientôt insuffisant, où les tombes d’un goumier, d’un tirailleur algérien, tués le matin même, soulevaient leurs tumuli jaunâtres, ornés de fleurs déjà desséchées. Dans la cour d’honneur d’un château en ruines, dont l’ombre couvrait le pavillon, quatre canons Krupp, deux mitrailleuses Maxim, bien entretenus, mais sans munitions, attestaient les gaspillages du Maghzen et l’incurie des insurgés.

Après avoir ainsi maté l’anarchie à Meknès, il n’y avait plus qu’à rentrer à Fez en semant une salutaire terreur, par l’exhibition de nos forces militaires, dans la région troublée du Zerhoun. Ces deux journées de repos avaient rendu la vigueur à nos troupes, qui ne devaient plus, d’ailleurs, parcourir que des étapes relativement courtes. Et, le 11 juin, on se met en route dans la direction du Nord.

Sur le chemin raboteux, coupé de fondrières, qui longe la face orientale de l’Aguedal et les remparts du quartier musulman, la colonne serpente, interminable. Au passage des portes, des ravins et des ponts, les chameaux s’effarent, s’arrêtent, repartent au milieu des imprécations de leurs « sokkras, » et causent de fâcheux à-coups dans la marche. Enfin, après quatre heures de piétinemens égayés par le spectacle de la foule curieuse qui, du haut des murailles, contemple le défilé, on laisse en arrière la porte monumentale de Bab-Berdaïn. Le convoi se reforme en bon ordre après avoir franchi une dernière fois l’oued Bou-Fekran sur un beau pont en pierre, et les troupes arpentent d’un pas léger la piste qui traverse le pays des Guerouans et va longer le versant occidental du Djebel Zerhoun. Pendant une heure encore, les forêts d’oliviers, les jardins fruitiers qui font à Meknès une verte ceinture célèbre dans tout le Maroc, vont reposer les yeux fatigués par la réverbération du soleil sur la route blanche ; puis le paysage reprend son aspect habituel d’espaces infinis sur un plateau faiblement ondulé. Vers le Nord, les montagnes dressent leur barrière bleuâtre, piquée de petits villages blancs dans les forêts sombres. Partout, des douars, des chevaux, des moissonneurs. Ceux-ci, trois jours auparavant, faisaient le coup de feu contre nous ; ils accourent maintenant sur les bords de la route, adressent à tous, officiers et soldats, des saluts familiers, et semblent réserver l’indifférence ou le mépris de leur attitude au malheureux Moulay-Zin, dont ils attendent le passage avec impatience.

Il paraît enfin. Sur un gros cheval à l’allure sculpturale et qui semble descendre d’un piédestal du temps de Louis XIV, une vaste selle d’un rose vif éclate au soleil et sert de support au prétendant vaincu. Il va droit et digne, libre en apparence et précédant un lot d’anciens ministres et de serviteurs déférens. Le général en chef le dépasse, échange par l’intermédiaire d’un officier interprète quelques complimens brefs et courtois, et disparaît dans la poussière opaque du convoi. Le colonel Gouraud, que signale un fanion rouge ondulant sur les moissons, le suit de loin, énigmatique et froid.

Vers une heure de l’après-midi, la chaleur intense a depuis longtemps fait taire les chansons, cesser les lazzis qui égayaient les premières « pauses » de la marche. Le sac, quoique allégé de la couverture, paraît lourd aux épaules qui s’affaissent ; les bidons sont depuis longtemps vidés. Comme toujours, on ignore la longueur de l’étape, le moment probable de l’arrivée. Mais, soudain, au tournant d’un contrefort qui s’avance sur le plateau brûlant, le paysage change et des cris de joie retentissent. Au fond d’une vallée verdoyante où des éclairs liquides scintillent entre les herbes, les groupes Dalbiez et Brulard ont déjà dressé leurs tentes. Les forêts d’oliviers grimpent jusqu’au faîte des montagnes qui abritent le gros village et la « zaouïa » de Moulay-Idris, le fameux sanctuaire marocain. En face, des colonnes dressent leurs minces silhouettes brunes, des blocs amoncelés marquent l’emplacement de Volubilis, l’antique cité romaine que les Français, héritiers intellectuels des anciens conquérans, réveilleront bientôt peut-être de son séculaire sommeil.

Nos troupes vont rester sur leurs emplacemens pendant toute l’après-midi, et la journée du lendemain. Le général en chef doit recevoir la soumission des chefs Guerouans qui avaient pactisé avec les Beni Mtirs, et surtout des « cheurfas » de la célèbre « zaouïa » dont l’influence religieuse est souveraine au Maroc. Seuls, les représentans de la presse, les lumières du service des renseignemens et des affaires indigènes, les premiers sujets des états-majors ont été conviés à cette cérémonie originale qui, d’après les correspondances publiées dans les journaux, ne manqua pas de pittoresque et de grandeur. Quelques semaines après, officiers et soldats apprenaient ainsi l’importance politique d’une solennité dont nulle indiscrétion n’avait révélé le programme théâtral. Ils ne songèrent pas à s’en étonner. Depuis le début de la campagne, ils étaient accoutumés à payer de leurs personnes sans connaître le but et la longueur des marches, la durée des stationnemens, la nature et le prix des résultats. Ils assistaient au drame marocain comme des machinistes qui n’ont jamais vu la pièce dont ils actionnent les décors. Ils sentaient que la volonté directrice était bien au-dessus, bien loin d’eux, si haut et si loin qu’elle ne discernait pas les individualités dans la poussière humaine où tous, du colonel au simple soldat, semblaient des atomes confus. Ils n’avaient d’enthousiasme qu’aux jouis de bataille, où bouillonnait le vieux sang guerrier de la race, et, ne cherchant plus à comprendre, ils jouaient avec sérénité leur rôle fatigant dans les scénarios les plus compliqués.

Ils acceptaient leur stationnement à Moulay-Idris comme une délicate récompense de leurs efforts antérieurs. Pour la première fois, ils avaient, toute proche, l’eau en abondance, le combustible en quantité suffisante ; ils pouvaient dormir sur un sol sans cailloux, et le vent n’assaisonnait pas de sable les chefs-d’œuvre de leurs cuisiniers. Les calmes se livraient aux agrémens de la pêche, les agités erraient dans les ruines de Volubilis, les contemplatifs laissaient reposer leurs regards sur le décor des montagnes boisées où les vétérans de l’Indochine croyaient revoir un paysage du Haut-Tonkin. Mais ils s’apprêtèrent sans regret à quitter ce bivouac de délices pour reprendre leur route vers Nzalet-beni-Amar, où la rumeur mystérieuse des camps annonçait la rencontre probable avec le courrier de France, impatiemment attendu depuis un mois.

Fractionnée en trois colonnes afin de montrer partout, dans le territoire des Guerouans nos troupes triomphantes, la petite armée se réunit auprès du camp Petitjean. Le poste, de création récente, a été fondé pour maintenir dans la tranquillité les villages des Béni Amars, qui furent au nombre de nos adversaires pendant le combat du 25 mai. Il montre, sur le plateau, les lignes compliquées de ses parapets, les talus sombres d’un réduit assez important pour défier l’artillerie de campagne la plus perfectionnée. Et l’on songe à l’inutilité de ces travaux gigantesques, exécutés en un mois par un bataillon de marsouins, des bigors et des Algériens, que les terrassemens ont dû exténuer. Le désir de se montrer plus entendu que le voisin fait ainsi construire partout des ouvrages de fortification semi-permanente contre un adversaire dépourvu de canons et d’explosifs. Une simple tranchée pour tireur debout, quelques rangées de trous-de-loup peu profonds, suffiraient cependant pour assurer la sécurité de postes provisoires qui seront bientôt évacués. Le temps employé à élever des redoutes, qui feraient bonne figure sur les côtes de la Meuse, serait plus avantageusement consacré à l’aménagement d’abris plus confortables que la petite tente. Quelques centaines de francs paieraient aux indigènes apaisés les matériaux qu’ils seraient heureux d’échanger contre les piastres françaises ou les douros hafidiens.

Mais, à la sonnerie des vaguemestres qui couvre les bruits saccadés de la télégraphie sans fil dont le pylône grêle domine le camp Petitjean, des hurlemens de joie ont répondu dans les bivouacs. Depuis cinq semaines environ, les troupes lancées vers Fez sont restées sans lettres et sans journaux. Cette privation de nouvelles semble inexplicable dans un pays que des bateaux quotidiens placent à quatre jours de France, où les communications de l’arrière vers l’avant peuvent être facilement protégées, où les courriers de la poste civile française circulent chaque jour entre Tanger et la capitale qui reçoit lettres et journaux datant à peine d’une semaine. Mais, en y réfléchissant, le rôle négatif du Trésor et des Postes aux années n’étonne plus. Dans le corps expéditionnaire, les grands services de santé, de l’intendance, le génie lui-même, sont si mal dotés, que les doléances des parens pauvres, tels que les vétérinaires ou les payeurs, sont négligeables et sans effet. Quand les paniers des médecins de bataillon sont dépourvus de médicamens ; quand les ambulances et les hôpitaux de campagne sont privés de personnel, de matériel et de moyens de transport ; quand les distributions de vivres font place aux fantaisies aliment aires les plus variées, il importe peu que les morts soient enterrés sans cercueils et sans prières, que les chevaux périssent faute de soins, que les caisses de fonds manquent chez les payeurs et les sacs de lettres chez les postiers. Dans les détachemens les plus reculés des colonies les plus lointaines, méharis, pirogues, chaloupes ou coolies-trams apportent régulièrement les courriers de la métropole, avec plus de célérité qu’aux troupes du Maroc : « Mais, monsieur, nous ne sommes pas ici dans une colonie, nous sommes en opérations ! — Soit ; mais vous n’en êtes pas moins incapables d’assurer, dans une petite division de 6 000 hommes, un service prévu par les Règlemens, sur un itinéraire connu d’avance, à cent kilomètres de votre base d’opérations, par une ligne de communication jalonnée de postes munis de grosses garnisons et de la télégraphie sans fil ! »

Enfin, les sous-officiers de jour arrivent radieux et lourdement chargés. Les doigts fiévreux déchirent les enveloppes, font sauter les bandes, coupent les ficelles des paquets, et, sur tous les bivouacs, passe un bruissement léger de papiers dépliés. Lettres et journaux datent de six semaines ; ils sont plus vieux que s’ils venaient de Chine ou d’Australie ; mais chacun parcourt avidement les joies, les deuils, les phrases banales, les sermens d’amour, les mensonges d’affaires qu’apportent les feuillets si impatiemment attendus ; il s’émeut au récit des événemens sensationnels qui firent palpiter la France et qui y sont déjà oubliés. L’esprit et le cœur apaisés, il serre dans le sac ou dans la cantine la petite provision intellectuelle et morale où, chaque soir, jusqu’à la prochaine arrivée du courrier, il puisera un peu de réconfort et d’oubli.

Après cette débauche de lecture inattendue, le retour à Fez n’est plus qu’un jeu. On suit d’un pas élastique la route bien connue qui traverse le champ de bataille du 25 mai. Les soldats s’interpellent bruyamment ; ils évoquent, avec des exclamations pittoresques, les moindres incidens du combat : « Ici, mon casque fut traversé par une balle ; — Voilà où mon voisin fut tué sans avoir le temps de souffler ; — Derrière ce talus, j’ai descendu le gros Marocain qui gesticulait. » Et tous rient aux éclats, joyeux de vivre et de pouvoir raconter de tels souvenirs. Les officiers, eux, discutent plus gravement les phases de l’affaire et les manœuvres de leurs chefs. Le terrain dont ils n’avaient vu que le petit coin où s’employait leur activité, se montre dans son ensemble comme un immense plan relief. Des ordres incompris s’expliquent d’eux-mêmes aujourd’hui ; tel qui s’imaginait avoir joué un rôle prépondérant et méconnu, se voit justement relégué au rang de simple figurant. La journée tout entière, où l’habile utilisation du sol par le chef de l’avant-garde et le commandant de la colonne fut le principal élément du succès, revit avec ses moindres détails dans la mémoire des acteurs qui se transforment en critiques désintéressés.

Dès leur arrivée à Fez, les troupes reviennent occuper, sur le plateau de Dar-Dbibagh, leurs primitifs emplacemens de bivouacs. Elles y retrouvent les désagrémens que leur promenade circulaire, déjà dénommée par un facétieux « le circuit des capitales, » leur avait presque fait oublier : le crottin des milliers d’animaux, les mouches innombrables, l’eau douteuse, la poussière, le pain d’orge et les cailloux. Mais le Sultan est satisfait. Il s’est réjoui aux nouvelles de nos victoires ; il a fait un accueil dénué d’aménité à son frère repentant. Et maintenant il veut, suivant l’adage connu, récompenser nos troupes dans la personne de leurs chefs qu’il fait inviter, en signe d’estime et d’amitié, à partager avec lui le pain et le sel dans son château de Bou-Jeloud.

Du fond de sa cantine, chacun sort le complet kaki réservé pour les grandes circonstances ; les Algériens, dont le vestiaire est le mieux garni, arborent leurs tuniques du bleu le plus tendre, leurs bottes les plus vernies. A pied, à cheval, sur des arrabas trépidantes, confondant leurs grades en groupes bigarrés, les officiers s’acheminent vers la Bab-Segma, où le général en chef leur a donné rendez-vous. Des visions éblouissantes de harem ouvert troublent les cervelles des jeunes ; les utilitaires escomptent une ample distribution de décorations hafidiennes ; les désabusés eux-mêmes, les revenans de Tananarive ou de Pékin, qui ont vu les princesses malgaches ou les merveilles du Palais d’Été, songent sans déplaisir au spectacle inédit qui les attend. Tous rêvent d’essence de rose tombant en pluie fine sur leurs fronts brùlans, de confitures exquises, de pâtisseries inconnues, d’aimées gracieuses mimant pour eux leurs danses les plus suggestives... Et, considérant leurs chaussures fatiguées, la teinte jaunie de leurs manchettes, leurs culottes défraîchies, ils éprouvent un vague sentiment de honte, qui se précise par le contraste de leur inélégance avec la tenue impeccable des officiers d’état-major.

Pressés en pelotons serrés derrière le général en chef et les commandans de colonne qui ouvrent la marche, ils franchissent la Bab-Segma, les voûtes du nouveau Méchouar, tournent dans l’allée conduisant à Bou-Jeloud, et le sol gronde sous les sabots de leurs chevaux, sous le martèlement de leurs souliers ferrés. Devant la porte, les cavaliers mettent pied à terre, et confient leurs montures à des gardiens peu empressés. Et guidés par des « chaouchs » au fez rouge encerclé dans la galette rigide du turban blanc, ils pénètrent dans les jardins qui font un nid de verdure au Trianon marocain, et que nul Le Nôtre ne dessina. Plantés sans ordre et sans art, les arbres d’agrément et les arbres fruitiers mêlent au milieu des tomates, des oignons, des géraniums et des vignes, leurs parfums et leurs fruits. Une noria grinçante élève l’eau de l’oued Fez, qu’elle répand dans les canaux disjoints serpentant au bord des allées, dans le réservoir qui alimente les jets d’eau poussifs. Des tas d’ordures simulent, dans les parterres, des montagnes de jardins anglais ; des charpentes vermoulues soutiennent, sur les chaussées dallées de faïence, des voûtes branlantes de rosiers.

Mais une porte s’ouvre au milieu d’un grand mur blanc, et donne accès dans un porche obscur, compliqué, facile à défendre, que les officiers traversent entre deux haies de serviteurs goguenards et mal vêtus. Et, sans transition, la cohue bourdonnante se trouve sur une terrasse verte et blanche qui domine un jardin de petit rentier, où le sultan Moulay-Hafid, entouré de ses ministres et de notre consul, attend ses visiteurs. Grand et fort, bien drapé dans son burnous blanc dont le capuchon se relève sur le fez écarlate, la figure mangée par la barbe noire qui découvre deux lèvres sensuelles, les yeux rieurs, il apparaît comme un gros garçon réjoui. Avec des gestes gracieux, il s’incline devant les premiers arrivans que lui présente le général en chef, et promène dans ses dents éblouissantes le cure-oreilles d’or dont il joue négligemment. Soudain, un nuage d’étonnement mêlé d’inquiétude apparaît sur sa figure souriante. Le torrent d’officiers déborde autour de lui, se répand sur la terrasse, envahit la vérandah. Plusieurs, le revolver à la ceinture, semblent très animés. Et les derniers tentent de se frayer un passage, s’excusent en paroles bruyantes, se poussent au premier rang, afin de pouvoir contempler un instant, photographier ou dessiner les traits augustes du souverain, qui ne semble qu’à demi rassuré et questionne à demi-voix. Sur le conseil discret d’un colonel narquois, les invités s’écartent en petits groupes, se dispersent dans le jardin fleuri de roses que ferme un pavillon bas, tout blanc, coiffé de tuiles vertes, et dont les larges fenêtres s’ouvrent sur de mystérieuses profondeurs. Mais ce n’est pas un sentiment de frayeur qui vient de troubler la placidité du Sultan : c’est l’ennui vulgaire du maître de maison surpris par des visiteurs gênans. Moulay-Hafid pensait avoir comme hôtes, avec les généraux, une quinzaine d’officiers supérieurs ; par suite d’un malentendu dont un mauvais interprète était responsable, environ 150 officiers de tout grade avaient accepté son invitation.

Autour de la table dressée dans une salle à manger assez vaste, où les chaises Thonet voisinent avec des fauteuils qui représentent tous les grands styles français, un conflit aigu de préséances divise les élus ; annuaires vivans, les plus anciens revendiquent leurs sièges que s’arrogent indûment des camarades trop pressés. Sur la terrasse, maintenant trop étroite, la foule des subalternes se presse pour voir, comme jadis les courtisans de Louis XIV, le cérémonial du repas. Des serviteurs passent, apportant avec précautions des plateaux d’argent couverts de friandises, des samovars fumans d’où s’exhalent des parfums capiteux de menthe et de café. Dans la salle où l’ombre fraîche estompe les détails des murailles et du plafond, des conversations discrètes font des bourdonnemens de mouches.

Au dehors, assis par terre, sur les marches du perron qui descend au jardin, sur la bordure de la vérandah, les officiers que leur rang inférieur n’a pas classés au nombre des convives de Sa Majesté, attendent gouailleurs et grincheux. Depuis Dar-Dbibagh, la course à cheval, la marche à pied ont séché les gosiers, creusé les estomacs. Les plus altérés n’attendent pas la réalisation des vagues promesses que des indigènes sardoniques, vêtus de souquenilles rouges, sont venus leur apporter. Ils entourent les vasques de marbre, d’où jaillit une eau douceâtre et sale ; ils y plongent leurs mains brûlantes et boivent à longs traits ce liquide douteux. Encouragés par l’exemple, les camarades se précipitent pour les imiter. Autour des fontaines on se bouscule et l’on échange des mots aigres, comme au buffet de l’Elysée. Devant l’originalité de ce spectacle, l’esprit français ne perd pas l’occasion de se manifester ; et le « five o’clock water » du Sultan devient aussitôt le synonyme d’une petite fête sans prétention et sans apprêt.

Enfin, des serviteurs arrivent, chargés de victuailles. Les cuisines impériales ne sont pas outillées pour tenir tête aux appétits de 150 hôtes inattendus ; mais le marché voisin a donné aux pourvoyeurs de Sa Majesté les ressources de ses limonades chaudes et de ses gâteaux rancis. Et, tandis que des officiers qui avaient congédié le personnel de leur popote en escomptant un goûter dînatoire sont déjà partis pour réparer leur erreur, leurs camarades font main basse avec joie sur les pâtisseries restreintes, dont ils comparent gravement les mérites avariés.

Dans la salle, un bruit de sièges remués annonce la fin prochaine de la réception. Lestement, les invités secondaires du Sultan s’éclipsent sans prendre congé. Altérés et affamés, ils se retrouvent dans la rue, et ne songent pas sans ennui à l’éloignement de Dar-Dbibagh. Mais des étalages hospitaliers et des voix engageantes les happent au passage : « Bon le du lait ! bon le du thé ! bon le du café ! » clament en fausset des indigènes qui sont fiers de parler français. Et, mêlés à la foule, les officiers, avant de se mettre en route, absorbent sans hâte ces liquides simples et réconfortans.

Au camp, où court déjà la description du « five o’clock water, » cette après-midi mémorable n’a pas été moins fertile en surprises, car les plantons des états-majors et les ordonnances des généraux ont laissé filtrer des renseignemens. Dans les tentes, tes soldats commentent fiévreusement la nouvelle qui sera officielle bientôt : une petite garnison de sûreté doit être laissée à Fez, et les troupes disponibles partent dans deux jours pour une destination inconnue.


PIERRE KUORAT

  1. Voyez la Revue du 1er août.