En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin/03

En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 51-81).
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EN COLONNE AU MAROC
IMPRESSIONS D’UN TÉMOIN

III[1]
LE RETOUR EN CHAOUÏA


Scènes de garnison à Fez : la redoute Auvert el la kasbah de Dar-Dbibagh ; l’opinion publique de la capitale ; chez le bijoutier du Sultan ; la prière du vendredi ; le problème de la pacification du Maroc ; l’hôpital militaire ; le 14 juillet. — A Meknès : la situation politique ; un ménage parisien. — Paysages, postes et troupes de la ligne d’étapes : tirailleurs algériens et sénégalais, zouaves et légionnaires, soldats coloniaux. — Tiflet : la surveillance des Zaërs ; chez le vétérinaire ; un envoi de la Croix-Rouge. — Le camp Monod. — A Rabat. — Conclusion.


Le 22 juin, dès quatre heures du matin, le camp de Dar-Dbibagh bourdonne comme une ruche. Discussions de soldats qui plient leurs tentes et bouclent leurs sacs, commandemens affairés et contradictoires des gradés qui s’agitent, exclamations des conducteurs qui tempêtent après leurs mulets, cris des sokkras, borborygmes rageurs des chameaux, se confondent dans un grondement confus et bruyant. Les officiers pérorent avec animation, et commentent le thème supposé des manœuvres imminentes : les troupes françaises sous la direction du général en chef qui emmène les groupes Brulard, Dalbiez et Gouraud, doivent reprendre la route de Meknès, se rabattre ensuite sur Sefrou menacé par des tribus dissidentes, et revenir à Fez pour figurer, à l’occasion du 14 juillet, dans une grande revue où le Sultan sera convié. Mais les événemens, les instructions reçues de France, la maladie, allaient modifier ces projets, et priver les badauds de la capitale d’un spectacle dont on escomptait, avec trop de hâte peut-être, les bienfaisans effets d’intimidation.

Tandis que la petite armée déploie ses élémens sur la piste de Meknès, les unités qui protégeront Fez pendant son absence, occupent leurs emplacemens. On n’avait pas laissé échapper une aussi belle occasion de composer un de ces panachages compliqués, dont les organisateurs de l’expédition marocaine gardent jalousement le secret. Deux compagnies de marsouins appartenant à deux bataillons différens, une section coloniale de mitrailleuses, une compagnie de tirailleurs algériens, un détachement du train des équipages, du génie, quatre canons et des cavaliers de la mehallah impériale, des conducteurs kabyles, telles étaient les troupes qu’un chef d’escadrons de spahis avait à sa disposition pour garder les malades, les approvisionnemens, les services des « troupes de l’avant, » qui allaient opérer vers l’arrière, pour calmer les appréhensions du Sultan, qui ne voyait pas sans inquiétude s’éloigner la masse de ses libérateurs.

Sur le plateau poussiéreux et brûlant, autour d’une redoute enterrée dont le nom rappelait le souvenir du médecin Au vert, tué pendant le combat du 2 juin, les marsouins dressent les tentes marabouts incommodes et surchauffées, que, depuis Bugeaud, les troupes d’Algérie considèrent comme le nec plus ultra du confortable africain. Protégés par le parapet qui les met à l’abri des balles marocaines, 500 mulets et chevaux malades se consument sous le soleil implacable, souillent de leurs déjections et sanies un sol qui ne connaîtra pas les désinfectans. Les tourbillons de poussière nauséabonde, chassés par le sirocco, déposent leurs microbes dangereux dans les marmites installées en plein vent ; des mouches innombrables et tenaces s’acharnent contre la sieste des malheureux soldats. Pendant la nuit, les chiens à demi sauvages des douars voisins se livrent des batailles bruyantes autour des cadavres d’animaux qui se décomposent dans les champs. Privés de sommeil, brûlés par la chaleur du jour, anémiés par les fatigues et la mauvaise nourriture de la campagne, voués à l’eau contaminée des « séguias, » à l’influence déprimante du pain d’orge, tringlots et marsouins ont, du moins, une puissante consolation. Ils savent que les tirailleurs algériens, cantonnés dans les frais logemens de la kasbah, sont tenus avec une sollicitude inquiète à l’écart de leur enfer ; que le vaste bois voisin du Sultan, jalousement surveillé par l’autorité militaire, réserve ses ombrages aux mercantis juifs dont les tentes arrondissent, sur la lisière, un cercle tentateur.

Un souci maladroit de l’hygiène n’allait pas tarder à compléter les funestes effets d’un bivouac si mal choisi. On supposait que les colonnes, dès leur retour, s’installeraient sur les terrains déjà occupés, pendant quinze jours environ, par les 6 000 hommes, les 3 000 chameaux, les 600 chevaux et mulets que le général Moinier avait rassemblés autour de Fez. En d’autres pays, dans nos colonies les plus misérables, des natifs convenablement dressés et payés auraient exécuté un nettoyage nécessaire, répugnant et dangereux ; mais, « en Afrique, » c’est-à-dire dans la contrée bornée par la mer Méditerranée, l’Atlantique, la Tripolitaine et le Sahara, on professe pour la paresse des indigènes un religieux respect. Et les marsouins, avec la sérénité qui les caractérise, promenèrent le fer et le feu, la pelle, la pioche et le balai, sur les immondices en putréfaction dans les camps abandonnés. Ils nettoyaient, pour les approvisionnemens de l’Intendance, le « Fondouk » de Dar-Dbibagh, où les cortèges des caïds et des pachas avaient accumulé pendant des siècles les témoignages malodorans de leurs intermittens séjours. Ces besognes viles, pénibles et malsaines, imposées à des organismes en désarroi, ne devaient pas tarder à rendre visibles leurs pernicieux effets. En moins d’un mois, la dysenterie et la typhoïde peuplaient l’hôpital, et les cortèges funèbres développaient sur le chemin du cimetière leur sévère ordonnance et leur poignante régularité. Le décès quotidien réunissait chaque soir, autour du cercueil ceinturé de tricolore, les officiers émus, les soldats vite blasés, qui venaient saluer le sacrifice inutile d’un obscur compagnon d’armes.

Mais, malgré la brutale opposition de ces navrantes réalités et des primitifs rêves de gloire, l’entrain de notre race se conservait intact. Un amateur de foot-ball avait eu la constance de transporter, depuis la France, un ballon dans son sac ; et, malgré le soleil et la poussière, des équipes infatigables disputaient avec rage des parties sans fin et de platoniques enjeux. D’autres, comme de grands enfans, jouaient aux barres ou au cheval fondu. D’autres enfin, plus utilitaires, allaient par groupes dans la campagne, forcer à la course les ennemis de leur sommeil. Guidés par un lieutenant, dont le général en chef aurait admiré les inspirations tactiques, ils parvenaient par surprise sur quelque lot de chiens des douars et, par leurs galopades effrénées, ils obtenaient chaque jour un tableau copieux. Cette chasse à courre pédestre était un passe-temps recherché, dont les péripéties excitaient l’envie des impotens.

Dans la kasbah, les soldats du génie avaient de plus graves occupations. Jusqu’alors, Fez s’était trouvé sans communications rapides avec le monde extérieur. Les variations de la politique rendaient très dangereuse l’indépendance du général en chef, livré comme un Montcalm, un Dupleix ou un Galliéni aux funestes conseils de l’initiative et de la force toute-puissante. Un appareil de télégraphie sans fil venait d’arriver, et son installation exigeait des aménagemens compliqués, que l’emploi obligatoire de matériaux improvisés rendait plus difficiles. Des échelles de bois, ajustées bout à bout, maintenues par des cordes, formaient quatre pylônes fragiles qui s’abattaient comme des châteaux de cartes sous le souffle furieux du sirocco. Avec une patience de fourmis, les soldats recommençaient leur œuvre qui devait étendre sur la forteresse une immense harpe éolienne. En un coin obscur, sous des voûtes branlantes, un lieutenant se débattait dans le chaos du moteur à pétrole, des appareils de transmission et de réception, que le voyage à des de chameaux avait mis en piteux état ; mais, grâce à son habile persévérance, dès le 1er juillet, la liaison était établie avec l’Algérie, Marseille et la Chaouïa.

À cette époque, l’argent faisait prime sur le marché de Fez. Pour la première fois, dans leur existence errante, les coloniaux voyaient l’or français se tenir avec peine à hauteur du pair. Le Mellah était inondé de louis dont les détenteurs indigènes cherchaient à se défaire à tout prix contre des douros hassanis. Les travaux des moissons, les transactions sur les récoltes, justifiaient ce besoin immédiat de numéraire d’argent, le seul qu’acceptent les campagnards. Mais cette subite invasion de pièces d’or avait, paraît-il, une autre explication : le Sultan, disait-on, avait obtenu du gouvernement français quelques avances, pour mettre fin à la disette pécuniaire dont souffraient sa mehallah et les services du Maghzen. On chuchotait même le chiffre de 4 millions en or qui s’étaient engloutis sous les voûtes du Nouveau Méchouar. Cette abondance après la misère avait troublé la tête un peu faible du souverain qui vidait ses coffres en orgies, dont ses invités du five o’clock water ne pouvaient imaginer les prodigalités folles. Musiciens, chanteurs, serviteurs et courtisanes n’avaient qu’à tendre les mains pour recueillir la manne dorée, distribuée par Moulay-Hafid avec autant de générosité que les condamnations et les supplices. Et, sur les femmes de son harem, s’amoncelaient les étoffes chères et les bijoux dont la rumeur publique exaltait la splendeur.

Dans sa maison fraîche, l’orfèvre juif du Sultan, barbu comme un patriarche, montrait avec complaisance les chefs-d’œuvre de son burin : couronnes aux lignes mérovingiennes, diadèmes éblouissans et lourds, colliers épais et robustes comme des chaînes d’esclaves, bracelets ronds ou plats, boucles d’oreilles vastes comme des cerceaux d’enfans, agrafes éclatantes comme des verroteries de traite. La fade odeur du cuivre perce dans l’or jaune des montures, où les dessins informes semblent ébauchés par un apprenti maladroit ; des rubis « reconstitués, » mais anémiques, des émeraudes lépreuses, mettent sur les joyaux un pâle scintillement de bouchons de carafes. A distance, le ruissellement des gemmes fausses et des métaux truqués évoque la somptuosité d’un trésor de corsaire ; vu de près, dans le satin commun et le velours de coton des écrins, il accuse chez le potentat marocain une mentalité barbare de roitelet soudanais. Ce sont, paraît-il, d’anciens bijoux, « vieux d’au moins cinquante ans, » qui passent à la fonte et sont accommodés au goût du jour ; mais les rubis viennent des creusets parisiens par la voie de Tanger ; les émeraudes, dont la couleur disparaît sous des taies blanchâtres, ont dû être serties dans les châsses enlevées jadis aux sanctuaires espagnols ou provençaux ; seuls, les émaux, les niellés sont de bon aloi, remis à neuf par des ouvriers qui en ont conservé le secret. Et des prix forts, des tarifs pour sultan, sortent des lèvres narquoises du bijoutier marocain : « 5 000 douros, cette couronne ; 3 500 douros, ce collier, » qui semblent ravis à quelque vitrine de bazar.

D’ailleurs, la popularité de Moulay-Hafid, dans sa bonne ville de Fez, était insuffisamment relevée par ces largesses. Les amis d’El Glaoui entretenaient doucement une opposition que notre présence rendait inerte, mais qui inquiétait fort le souverain. Il ne se sentait pas en sécurité sous la protection de la petite garnison installée à Dar-Dbibagh, et, pour accélérer le retour du général en chef, il ne cessait de faire passer à notre service des renseignemens des indications alarmistes sur les projets des tribus au Sud de Sefrou. En attendant, il s’abstenait prudemment de se montrer au peuple. C’est ainsi que, chaque vendredi, les curieux européens qui se massaient devant la mosquée de Bou-Jeloud, pour contempler le cérémonial de la prière du Sultan, étaient déçus par l’absence du principal acteur.

Réunis près de la porte des jardins impériaux, haletans sous le ciel de tôle en fusion qui transforme en étuve la place bordée de murs, les personnages officiels étouffent dans leurs burnous. Les chevaux, fumans sous la cérémonieuse selle rouge, sommeillent impassibles, tandis que les troupes de la mehallah, vêtues de leur plus beau kaki, forment deux haies qui attendent les commandemens des instructeurs français, congestionnés dans leurs tuniques de parade. Si les officiers indigènes, affublés d’uniformes mal coupés, ont avec leurs cheveux longs, leurs mollets de coq, un aspect caricatural, les soldats ont fière allure et manient avec aisance leurs fusils Gras. Dans la mince ligne d’ombre qui borde les maisons, quelques Arabes assis devisent avec indifférence. Derrière la haie de troupes, des touristes en sueur préparent leurs kodaks ; des Européennes, blanches et roses sous leurs ombrelles, questionnent, geignent, et s’exclament en minaudant.

Mais, cachés par la porte close, les enivres de la musique impériale soufflent les notes traînantes de l’hymne marocain. Un frémissement de baïonnettes court jusqu’à la mosquée. Caïds, pachas et ministres sautent en selle, tandis que, par la porte entr’ouverte, glissent de graves dignitaires tout blancs, un parasol, deux immenses drapeaux rouge et vert que des gardes au fez rouge sanglé de calicot portent avec respect. Terminant le cortège, un gros cheval au poil d’argent, bien calme, dont la housse éclate, est conduit en main par un palefrenier recueilli. Et, sans ordre, entre les soldats immobiles, précédant la monture impériale qui encense avec grâce, dignitaires, courtisans, porte-drapeaux, roulent d’un pas rapide et velouté vers la mosquée où ils s’engouffrent dans un bourdonnement de conversations confuses. « Le Sultan a dû passer par les jardins, explique avec complaisance aux touristes désappointés un sous-officier français, instructeur de la mehallah ; mais, si vous ne craignez pas la chaleur, attendez pendant une heure environ la fin de la cérémonie. Avant la révolte, le Sultan profitait du Salam-alik pour voir ses troupes, soit en allant à la mosquée, soit au retour. Il ne saurait manquer plus longtemps à cette tradition. » Et les curieux, qui viennent de loin, patientent sous l’averse de feu, avec l’espoir de contempler un souverain célèbre et de rapporter un cliché rare ; les indigènes ont disparu, les soldats sont couchés et pérorent dans l’ombre violette qui borde le pied des murs. Une heure passe, lente et lourde. Enfin, la musique abritée dans les jardins, domine de nouveau les crissemens des cigales et les bruits de battoirs des cigognes ; la foule officielle sort de la mosquée ; les commandemens se précipitent, et, comme tout à l’heure, les troupes figées rendent les honneurs au cheval du Sultan. Pas plus au retour qu’à l’aller, Moulay-Hafid ne s’est montré à son peuple, n’a réconforté par sa vue le loyalisme de sa mehallah. Et derrière le cortège débandé, précédées par un « chef de bataillon » étincelant dans son uniforme de velours rouge galonné d’or, les troupes se reforment en colonne, et, d’un pas martial, reviennent vers leur camp.

Elles ont d’ailleurs fort bon air, et la Mission militaire peut être fière de son œuvre, à peine ébauchée. Nos officiers et sous-officiers ont donné de la cohésion à des recrues pour qui la discipline du rang est une pénible contrainte ; malheureusement, leurs efforts sont contrariés souvent par l’inertie et la vanité des chefs indigènes qu’ils doivent couler aussi dans un moule européen. Les soldats des tabors chérifiens ont de l’entrain ; leur rusticité est précieuse pendant les opérations de police et de répression dans un pays turbulent, dépourvu de ressources. Ils sont fiers de leur uniforme, de leurs jambières et de leurs chaussures ; ils manient avec aisance leurs vieux fusils Gras qui résonnent comme de la ferraille ; et, s’ils paraissent avoir peu de sympathie pour les troupiers européens, pour les tirailleurs algériens et sénégalais, ils ont de la déférence pour les officiers du corps expéditionnaire qu’ils saluent de gestes larges et saccadés.

Il serait difficile d’évaluer l’effectif actuel de l’armée impériale. La solde incertaine, les dissensions politiques, les désertions, les travaux agricoles ont vidé les tentes de la mehallah plus complètement que les tabors de la côte. Cependant, la régénération du Maroc fondée sur la paix intérieure, la force de l’autorité, n’est possible qu’avec une armée indigène nombreuse, bien commandée, bien payée, qui étendra sur le pays un réseau serré de garnisons. 5 000 hommes, disent les uns, 30 000, affirment les autres, sont nécessaires, et la deuxième estimation paraît plus raisonnable. Le Sultan d’aujourd’hui, qu’il soit indépendant ou protégé de la France, doit réduire à l’obéissance des tribus hostiles, des vassaux rebelles ; faire rayonner son autorité hors de la plaine de Fez où les coalitions de haines et d’intérêts viennent la bloquer ; appliquer pour son compte la théorie de la « tache d’huile » d’après nos exemples du Tonkin et de Madagascar. Le temps n’est plus où les mehallahs chérifiennes, suivant la comparaison de M. de Segonzac, pourront se contenter de tracer dans les régions révoltées un sillage et non un sillon. Le désarmement progressif des tribus, cause essentielle de la tranquillité publique, ne sera obtenu que par l’action constante de forces locales, toujours prêtes à intervenir dès le premier signal d’effervescence.

Quels que soient l’effectif et la nature des troupes françaises au Maroc, et leur rôle dans la pacification éventuelle, leur œuvre devra toujours être précédée ou complétée par celle des troupes indigènes encadrées avec soin. El si le développement de la mehallah impériale, avec l’ampleur prévue par le lieutenant-colonel Mangin, paraît dangereux pour notre sécurité politique, l’organisation de tirailleurs marocains, sur le modèle de nos Sénégalais, de nos Malgaches ou de nos Annamites, donnera d’excellens résultats : l’expérience tentée avec les goums de la Chaouïa, comme avec la Police des ports, est concluante.

D’ailleurs, l’avenir de l’armée chérifienne considérée comme un organe autonome au Maroc est incertain. Les instructeurs demandés par le général en chef dans le corps expéditionnaire, pour renforcer les cadres de la mehallah, ne se sont pas présentés en nombre suffisant. Les conditions ont paru trop dures aux officiers et sous-officiers que ne trompe plus le mirage de l’éloignement. Un engagement de quatre ans, la prohibition de la famille, l’existence sous la tente, des congés rares, ne semblent pas assez payés par une solde avantageuse mais précaire, par la décoration des ordres de Moulay-Hafid, et surtout par un effacement militaire que la transformation prochaine du régime politique fait prévoir imminent. Si la destinée du pays s’accomplit selon les désirs de la France, l’armée régulière dans un État indépendant rêvée par les instructeurs de la mehallah ne sera plus qu’une troupe de parade analogue à la garde beylicale de Tunis. Et cette évolution inévitable ne plaît pas aux juvéniles ardeurs.

Dans les souks de la capitale, où les marchands roses et ventrus parlent politique en mangeant des pastèques et des raisins, l’incapacité du souverain, ses intrigues puériles où sombrait l’autonomie apparente du Maroc, laissaient la population désormais indifférente. Nos soldats pouvaient circuler librement, et la froideur énigmatique des indigènes s’accommodait de leur exubérance et de leur générosité. Quelques bourgeois entr’ouvraient leurs logis aux officiers qui semblaient jusqu’alors voués aux seules amabilités hébraïques. Ils les conviaient au cousscouss, au tagin égayés par les pas étudiés de danseuses grasses et les mélodies lancinantes d’un crin-crin. Ils étaient prudens et réservés dans leurs conversations et, dédaignant les commentaires sur les combinaisons des chancelleries, ils louaient la tranquillité des routes, la reprise des affaires, l’honnêteté de nos caporaux d’ordinaire et la probité de nos Intendans. De plus en plus nombreux, ils se réclamaient du Consul de France dont l’urbanité, l’habileté, l’influence les captivaient. Nous étions forts, ils venaient vers nous.

Dans la campagne, les douars reparaissaient. Dès les premières lueurs de l’aube, de longues files de bourricots, de chameaux, circulaient sur les routes. Les paysans cultivaient leurs champs autour de nos bivouacs, et les soldats discutaient avec passion sur leurs outils et leurs procédés agricoles. Mais, vers le Sud, dans la direction de Sefrou, la leçon de Bahlil semblait déjà oubliée. Le Sultan s’effrayait des vagues rassemblemens de maraudeurs qui paraissaient être le prélude d’une insurrection nouvelle, et tentait en vain de communiquer sa nervosité à notre Service des renseignemens. Sans être parfaite, la sécurité des chemins n’était guère plus troublée que sur les boulevards extérieurs de Paris ; et l’aventure de deux Français dévalisés d’une forte somme à 10 kilomètres de Fez, promenés pendant une après-midi entière dans les vallons où leur dernière heure sembla plusieurs fois près de sonner, ne prenait de l’importance que par l’impunité des agresseurs.

L’installation d’un tabor chérifien à Sefrou faisait partie du plan de pacification ; mais les chefs de la Mission militaire estimaient cette entreprise grosse d’incertitudes et de dangers. Ils souhaitaient la coopération de nos troupes dont la présence suffirait à maintenir dans le loyalisme des soldats pour qui les péripéties de la campagne dirigée par le commandant Brémond étaient encore de trop récens souvenirs. Mais, à Dar-Dbibagh, on comptait sur la parole des Béni M tirs qui s’étaient engagés à couvrir Fez contre les incursions des tribus situées au Sud de leurs territoires ; l’éloignement du général en chef et la crainte de complications posaient l’opportunité d’une manifestation offensive comme un problème subtil. L’effectif de la garnison ne permettait pas, d’ailleurs, une de ces démonstrations où la seule exhibition de notre supériorité numérique assurait d’avance le succès : les maladies avaient déjà fortement réduit le chiffre des hommes capables d’un effort physique violent et prolongé.

A l’hôpital, l’encombrement augmentait chaque jour. Il avait fallu abandonner à l’ambulance toutes les salles disponibles de la kasbah de Dar-Dbibagh. Après de longues négociations, le fils d’un ancien ministre des Travaux publics nous cédait une belle maison dans le quartier aristocratique de Fez-Bahlil. C’était la classique demeure d’un Arabe riche, avec son vaste jardin rempli d’arbres fruitiers, où l’oued Fez canalisé roulait le chant berceur de ses eaux torrentueuses. Des fontaines murmuraient dans les vasques de marbre, et, dans les corps de logis, les fenêtres aux lins grillages de fer laissaient passer une clarté fraîche ; les chambres dallées de faïence, les couleurs gaies des plafonds et des murs, le chant des oiseaux, le parfum des orangers, le calme environnant, semblaient faire de cet asile de la douleur une thébaïde sereine et reposante. Mais l’illusion durait peu. Dans les salles, une fade odeur dénonçait les malades trop nombreux ; les étroites couchettes se touchaient, confondant leurs draps sales, leurs moustiquaires trouées, les plaintes des fiévreux, les sueurs des agonisans. Nul ventilateur ne renouvelait un air saturé de chaleur lourde ; nul morceau de glace ne rafraîchissait les tempes brûlantes ; nulle femme, laïque ou religieuse, ne mettait un sourire maternel dans les visions délirantes ; nul prêtre ne se penchait pour dire des paroles consolatrices et recueillir les dernières pensées des mourans.

Deux médecins usaient leurs forces et leur dévouement auprès des pauvres corps que l’anémie extrême, le paludisme, la dysenterie, la fièvre typhoïde, transformaient en loques douloureuses et minables. Inauguré avec une trentaine de lits, trois semaines à peine suffisaient pour y élever à 140 le nombre des hospitalisés. Et chaque jour, soit amenées sur des brancards, soit portées par leurs jambes flageolantes, de nouvelles épaves humaines venaient remplacer les morts de la veille et les rescapés du matin. Des salles trop petites, les couchettes improvisées débordaient dans les cours hâtivement couvertes de toiles ; trois ou quatre douzaines de typhiques se succédaient dans l’unique baignoire ; et l’on ne songeait pas sans angoisses aux conséquences de la maladie probable qui abattrait à son tour un des deux médecins traitans.

Avec un zèle admirable, ils se prodiguaient sans se plaindre, mais leur science et leur abnégation ne pouvaient parfois suppléer au défaut d’outillage, de médicamens et de personnel. Les apothicaires indigènes de la ville ravitaillaient quelques bocaux de la pharmacie ; des convalescens bénévoles remplaçaient les secrétaires et les infirmiers exténués ; les artisans maures confectionnaient un matériel de fortune ; une banque civile acceptait la garantie de noire consul et consentait une avance de fonds pour la nourriture des malades et l’entretien de l’hôpital, que sollicitait le médecin-chef après avoir épuisé ses ressources personnelles et celles de ses collaborateurs. Mais ces palliatifs insuffisans ne nous donnaient pas une formation sanitaire digne de la science contemporaine, d’une nation riche et d’une armée puissante. On se croyait transporté aux siècles précédons, au temps des Bugeaud, des Villars ou des Montluc. On ne songeait pas sans colère et sans douleur à l’inutilité des enseignemens livresques, au contraste de nos misérables moyens et du luxe médical des Russes et des Japonais pendant une guerre en comparaison de laquelle notre expédition marocaine est un jeu d’enfans.

Les transports d’évacuation auraient dû achever les malades qu’une convalescence rapide et la nécessité de faire de la place, condamnaient au voyage de Casablanca ; mais la joie de quitter Fez, le désir de revoir le clocher natal soutenaient contre toute vraisemblance les corps épuisés. La pénurie de personnel était si grande qu’on ne pouvait donner aux convois ni médecins, ni infirmiers. Les évacués s’entassaient au petit bonheur dans des arrabas sans coffrage, sans toiture et sans ressorts, que la maladresse ou la malveillance de leurs conducteurs kabyles transformaient en instrumens de supplice raffinés. Cahotés dans toutes les fondrières et sur toutes les roches du chemin, sans abri contre le soleil et les mouches obstinées, sans boissons fraîches et sans paroles amies, ils n’avaient même plus l’énergie de la plainte. Perdus dans le nuage de poussière soulevée par les chameaux, les voitures, les piétons de l’escorte, ils arrivaient fourbus à l’étape, et mangeaient, se couchaient où et comme ils pouvaient. En les voyant réduits à l’état de fantômes à peine consciens, si peu différens par la souffrance des êtres les plus infortunés du pays marocain, les lettrés leur donnaient presque la préséance dans les sept classes de damnés d’un Enfer que Dante n’a pas décrit : le blessé, le malade, le bourricot, le chameau, le mulet, le tringlot et l’officier d’infanterie.

A Dar-Dbibagh, les cerveaux bouillonnaient. On était sans nouvelles précises des troupes qui avaient accompagné le général en chef dans la direction de Meknès. Leur retour, annoncé tout d’abord pour les premiers jours de juillet, semblait incertain. Les journaux de France, que des colporteurs indigènes venaient vendre autour du camp, publiaient des renseignemens contradictoires, et l’ « incident d’Agadir » compliquait une situation déjà fort embrouillée. On avait l’impression d’être oubliés à Fez où ne montaient plus, depuis cinq semaines, ni convois, ni approvisionnemens. L’Intendance commençait à mélanger farine d’orge et farine de blé pour la préparation du pain ; l’argent devenait rare dans les caisses du Trésor ; les correspondances adressées aux militaires de la garnison n’arrivaient pas à destination et, seules, quelques lettres se glissaient par erreur dans les sacs de la poste civile apportés en trois jours de Tanger. La manifestation grandiose prévue pour le 14 juillet était impossible, et l’on devait se contenter d’une parade militaire très réduite, dont les naïfs escomptaient cependant le succès de curiosité, honorable pour notre amour-propre national.

Dès sept heures du matin, les troupes se rangent sur le plateau. Faute d’artilleurs exercés, les canons du rempart n’avaient pas salué, par les salves traditionnelles, l’aurore du grand jour. A la kasbah, sur la tour du corps de garde, un beau mât fignolé avec amour par les soldats du génie, attend vainement le pavillon que, après de longues réflexions, la crainte des difficultés diplomatiques empoche de hisser ; mais, dans le bivouac des marsouins, un drapeau gigantesque, dont un peuplier du Sultan a fourni la hampe, est hissé au milieu des acclamations qui accompagnent le cérémonial dû « aux couleurs. » Le camp des mercantis est copieusement pavoisé de petits carrés tricolores qui papillotent au soleil. Vers la ville face aux jardins impériaux, une mince ligne de baïonnettes immobiles est passée en revue par le commandant d’armes, fatigué, qui l’inspecte au pas relevé d’un cheval fringant. Et l’unique spectateur, pauvre vieillard berbère assis sur son âne, contemple avec stupéfaction le défilé d’une section hors rang, de trois compagnies, d’une section de mitrailleuses, dont cinq clairons hors d’haleine scandent la marche. Par sa simplicité outrée, la cérémonie ne différait guère d’une séance d’évolutions sur un terrain de manœuvres, et cependant les soldats n’avaient jamais eu, dans les plus enthousiastes Longchamp, une allure plus correcte, une attitude plus fière. On sentait que ce 14 juillet, dans la capitale du Maroc, tiendrait une grande place dans leurs souvenirs assagis.

A dix heures, les officiers de la garnison pénètrent dans un logis situé proche de l’hôpital. C’est le Consulat de France. Les nouveaux arrivans, rustiques sous leurs uniformes fatigués, sont accueillis avec une exquise courtoisie par le Consul, qui échange avec leur chef les congratulations d’usage. Les discours se croisent, récités en même temps par les deux interlocuteurs, dont l’un a l’aisance de « la Carrière, » et l’autre craint d’oublier trop vite une leçon difficilement apprise : les mots « France, glorieuse armée, sentimens républicains » percent comme des fusées dans la grisaille des voix discrètes et le bourdonnement des visiteurs. Rangés dans la galerie qu’un vélum tricolore emplit de lumière chaude, le grand rabbin, les princes des prêtres de la colonie juive, drapés dans leurs costumes d’Ancien Testament, s’affirment nos cliens et protégés naturels. Groupés en cohorte distincte, les représentans européens des intérêts français se complimentent ou se méprisent poliment : les uns ont les figures ouvertes, le regard clair, le verbe communicatif, les accens des différens terroirs de France ; les autres ont les épaules lourdes, le teint basané, les physionomies inquiétantes de frères de la côte égarés dans un salon. La mission militaire, au grand complet, où le lieutenant-colonel Mangin, le commandant Brémond, simples et affables, portent avec aisance leur nimbe de héros, jette dans ce ton brouillé de robes noires, de jaquettes grises et de vestons blancs, les ors de ses uniformes, le chatoiement de ses décorations, de ses plumets, de ses pantalons rouges et de ses dolmans bleus. Quelques notabilités indigènes, bouffies et roses sous le vaste turban de cérémonie, se donnent sans trop de peine un air aimable, et dispersent au vent des complimens arabes que nul n’écoute et ne comprend. Un éphèbe mince et blond, sanglé dans son bel uniforme d’élève-consul, s’empresse dans le rôle ingrat de jeune fille de la maison : des serviteurs corrects et propres font circuler des assiettes de pâtisseries arabes, délicates et jolies, des coupes de Champagne pour les Européens, des sirops pour les Juifs et les Musulmans. Et dans un recoin sombre, des personnages graves déchiffrent des télégrammes, rédigent fébrilement des réponses diplomatiques, et commentent en termes distillés le remplacement de la Panther par le Berlin.

L’arrêt de nos troupes devant Meknès semblait être la première conséquence de ce coup de force imprévu. Le général en chef avait, en effet, terminé les opérations dirigées contre la kasbah d’El-Hajeb où il avait laissé en garnison un tabor chérifien, pour la surveillance des turbulens Béni.Mguilds. La jonction, à Tiflet, avec les troupes du général Ditte venues de l’Ouest, obtenue après le combat de Souk-el-Arba, permettait d’ouvrir une ligne de communications entre la capitale et Rabat, par Meknès, Souk-el-Arba, Tiffet, Sidi-el-Barraoui, beaucoup plus courte que la route du Nord suivie par les colonnes Moinier et Gouraud pendant leur première course vers Fez. Mais, tandis que les troupes de la Chaouïa, sous le commandement du colonel Branlières, commençaient le châtiment si souvent différé des Zaërs, les brigades Gouraud, Dalbiez et Brulard qui, malgré les prélèvemens faits pour les garnisons de la nouvelle ligne d’étapes, comptaient encore 3 000 hommes environ, auraient dû revenir à Fez où le Sultan les attendait impatiemment. Or, les projets primitifs d’une revue à grand spectacle pour le 14 juillet, suivie d’une expédition définitive vers Sefrou visé par les Aït-Ioussis toujours rebelles, étaient devenus gênans pour notre diplomatie. L’objectif avoué de notre intervention était atteint depuis longtemps : nous avions débloqué Fez, délivré les colonies européennes, rétabli l’autorité de Moulay-Hafid en détruisant le pouvoir éphémère de Moulay-Zin. Nos troupes continuaient pourtant à sillonner en tous sens le Maroc et leur action semblait servir une politique nouvelle. Profitant des circonstances, l’Allemagne faisait entrer aussi la sienne dans une phase inopinée. Des questions qu’il était difficile de résoudre sur place se posaient dans les esprits. Quoi qu’il en fût, nos troupes restaient immobilisées à Meknès. Le pacha de la ville, dûment stylé par un de ses conseillers, protégé allemand, se hâta d’exploiter notre sage réserve. Il n’était pas le seul : les agens du Maghzen tissaient autour de nos demandes un tissu d’impossibilités. C’était notre hôpital, à l’étroit dans une maison indigène, dont les refus de location d’immeubles voisins et inhabités empêchaient l’agrandissement ; c’étaient nos soldats privés d’une paille de couchage qu’on ne pouvait obliger les paysans des alentours à vendre ; c’étaient nos bivouacs installés sur un sol de sable et de détritus, dans une atmosphère de poussière et de miasmes, à côté des immenses bâtimens de l’Aguedal et de Dar Beïda qu’on n’osait utiliser ; c’étaient les roseaux, les tiges d’aloès, innombrables dans la campagne environnante, qui auraient donné les matériaux pour la construction d’abris provisoires plus confortables que la petite tente, et qu’on déclarait gravement intangibles et sacrés. Devant cette ville que nous avions sauvée, six semaines auparavant, du pillage et du massacre, nous campions inertes et timides, voués aux ricanemens des « bouchaïds » et des « meskins, » aux voleries effrontées des mercantis, aux ironiques objections d’un pacha.

Un jeune ménage parisien, M. et Mme de la Charrière, qui accomplissait au Maroc un voyage de noces peu banal, s’en étonnait ingénument. Après une tournée dans la région de Taroudout, le zélé secrétaire du comité de l’Afrique française et sa femme étaient venus dans la zone d’opération et suivaient en curieux nos troupes qui, depuis Rabat, les protégeaient sur la nouvelle ligne d’étapes. Ils comptaient les accompagner jusqu’à Fez, mais notre arrêt à Meknès les immobilisait dans notre camp. Ils en profitaient pour visiter la ville et pour laisser, dans les popotes qui se les disputaient, le souvenir d’une connaissance parfaite des choses marocaines, et d’une grâce spirituelle et bien habillée. On promettait aux officiers de passage les plus merveilleuses attractions en les prévenant avec obligeance : « Il y aura des légumes, des fruits, un monsieur et une dame ! » Dans l’attente de ces délices, les rasoirs sortaient de leurs étuis, les limes à ongles de leurs nécessaires ; on retrouvait dans les flacons quelques gouttes d’essences rares, dans la cantine le kaki des grands jours. Et dans une salle à manger de roseaux, devant une table frugale mais égayée de fleurs sauvages, les caprices d’une conversation où, — puissance magique de la femme ! — chacun étincelait d’enjouement et d’esprit, faisaient oublier pendant quelques heures les sempiternelles discussions de service, de mérites, de récompenses et de passe-droits.

À l’Ouest de Meknès, le pays, dépouillé de la parure fugitive du printemps, étend jusqu’à la mer ses plateaux brûlés de cailloux et de sable, où de nombreux troupeaux tondent une herbe jaune et rare. Les tapis de fleurs avaient disparu, comme les libellules et les papillons. Une teinte uniforme, d’un gris rougeâtre et sale, couvre tous les lointains du paysage, infini et plat comme l’Océan. Sur la piste poussiéreuse où les « convois-navettes » semaient les cadavres de leurs chameaux, les indigènes circulaient, nombreux et affairés. Ils allaient, poussant leurs ânes, leurs femmes, leurs mules, qui pliaient sous le poids des œufs, des pastèques, des objets de pacotille, destinés à garnir les étalages des mercantis. Par places, les touffes vertes des palmiers nains disparaissaient, chassées par les champs maigres ; quelques figuiers, dans la coupure abrupte d’un ravin, abritaient une source fraîche, qui se perdait dans une « daya » au sol craquelé ; vers le Nord, la forêt de la Mamora soulignait d’un trait sombre l’horizon lointain ; vers le Sud, la déchirure de l’oued Sebou se devinait aux vapeurs légères qui mettaient une gaze matinale sur la silhouette crue des monts. Du ciel, chauffé à blanc, tombait une chaleur lourde que le souffle du sirocco rendait plus épuisante. La brise marine mourait sur les plateaux de Tiflet, où une grosse garnison panachée s’installait « pour surveiller les Zaërs. »

Dans les postes de la route d’étapes, une fantaisie capricieuse avait composé les détachemens d’occupation. Les traditions, les aptitudes particulières aux principales troupes du corps expéditionnaire s’y affirmaient avec leurs différences, profondes comme des abîmes : « Vous autres, coloniaux, vous aimez le confortable, » était la critique initiale posée comme un axiome par les officiers « africains » dans les discussions de principes avec leurs camarades, marsouins ou bigors. Quant à eux, ils restaient fidèles, sans doute à l’excès, à d’anciennes habitudes, et c’était la cause entre les coloniaux et eux de critiques sans fin dans lesquelles nous ne voulons pas entrer ici. Pittoresques entre tous étaient les tirailleurs sénégalais. Leur réputation de combattans n’est plus à faire après l’épopée de leurs triomphes sur des adversaires tels que Ahmadou, Behanzin, Samory, Rabah et Doudmourah. Ils marchent et bataillent aussi bien que le meilleur soldat du monde ; mais, à la rusticité du noir, ils ajoutent la souplesse assimilatrice de leurs instructeurs coloniaux. En quelques jours, sur le terrain caillouteux où doit s’élever un poste délimité par une tranchée sans prétention, ils font jaillir un village original et coquet. Si le bois manque, les stipes d’aloès forment des charpentes solides et légères. A défaut d’outils, les « frouches » des branches, ou des liens de fibres, de ficelles, de fils de fer arrachés aux vieux récipiens de l’administration, assurent les assemblages ; la paille d’un champ voisin, l’herbe sèche d’une « daya » donnent la toiture et les murs, impénétrables aux pluies les plus violentes comme aux soleils les plus ardens. Le ruisseau qui serpente au fond du ravin s’étale dans des bassins hiérarchiquement étages, d’amont en aval, pour les tirailleurs, les chevaux, les chameaux et les blanchisseuses. Un suintement dans la berge est fouillé, aménagé, s’orne d’un tuyau en fer-blanc découpé dans une caisse à farine, et devient une fontaine jaillissante réservée aux Européens. Un jardin potager se développe au bord de l’eau ; d’un four construit avec des briques crues sort, pour les grades français, le pain frais quotidien. Pendant les heures chaudes, où le guerrier le plus farouche est inactif, l’école mutuelle rapproche chefs et soldats. Aussi faut-il s’attendre à voir les tirailleurs sénégalais rendre de grands services. L’œuvre de pacification n’aura pas de meilleurs ouvriers : leur organisation particulière les a préservés des impedimenta de l’européanisation. Les problèmes de leur entretien, et surtout de leur nourriture sont très simplifiés. Les convois restreints qui les accompagnent leur permettront d’aller partout, de déconcerter par leur mobilité les guerriers les plus agiles, sur lesquels leur courage et leur entrain endiablés exerceront bientôt le même ascendant que dans l’Afrique centrale ou Madagascar.

Pour des raisons de sentiment ou de politique, zouaves et légionnaires ont joué un rôle assez effacé dans le deuxième acte de notre intervention au Maroc. La composition de la troupe où les rengagés sont en minorité, l’époque des opérations actives trop voisine de la libération de la classe, la nécessité de conserver au 19e corps, en cas de complications, la majeure partie de ses effectifs français, ont certainement contribué à ne faire donner aux zouaves que l’importance d’une députation dans l’assemblage bigarré de notre petite armée.

Des légionnaires, il n’y a rien à dire qu’on ne sache déjà Ces braves soldats nous rendront d’excellens services. Sans partager le snobisme de ceux qui les considèrent comme l’élite indiscutable de l’armée française, tout observateur impartial doit reconnaître qu’ils sont, pour l’affaire marocaine, l’élément le plus précieux des troupes d’Algérie. Ils ont, avec un esprit de corps intense, le savoir-faire universel des hommes qui ont beaucoup vu et beaucoup retenu. En peu de temps, un détachement de légion, livré à lui-même, loin du télégraphe, des schémas, des instructions et des prescriptions de l’autorité supérieure, fait sortir de terre un domaine rural, confortable et bien administré. Le respect fétichiste des traditions « africaines » lui donne souvent l’aspect anguleux des ouvrages copieusement fortifiés, mais le jardin potager se réserve une place considérable ; un troupeau est constitué avec soin ; la basse-cour se peuple, car la variété dans l’alimentation est la meilleure hygiène préventive du soldat européen en pays exotique. Autour du poste, au hasard des randonnées et des conversations, les officiers dressent une carte sommaire de la région. Les troupiers attendent, dans la douce quiétude des occupations champêtres, le retour imprévu des jours glorieux : le bouvier, le jardinier, le charpentier, le maçon, le surveillant des travaux de routes, décrochent alors leur fusil et, bravement, vont chercher dans un ravin, derrière un buisson, au pied d’un mur, la balle qui met fin brusquement à leur obscure et changeante existence.

Les coloniaux proprement dits, marsouins et bigors, essaiment dans nos colonies les cadres de toutes nos formations indigènes, qu’ils pétrissent à leur image. Ils pourraient prendre pour devise : immobiles dans la mobilité, car leur rêve est, en général, de passer tout le temps réglementaire de séjour outre-mer sur le coin de terre où le sort les envoie. Ils s’attachent au poste qu’ils ont fondé ; perfectionnent ou complètent avec tendresse l’œuvre de leurs devanciers. Au mépris traditionnel de notre race pour les fossés, les parapets et autres scientifiques manigances, ils joignent une adresse manuelle de « maîtres-Jacques » et l’amour des aménagemens ingénieux et simples qui caractérise la Légion. Mais ils ont, en outre, deux passions impérieuses : l’école et le marché. Un vrai colonial ne serait pas heureux si quelques douzaines de marmots noirs, jaunes ou bruns, ne zézayaient pas, dans une case en torchis et couverte en paillottes, les élémens du français qu’un instituteur bénévole, recruté dans la garnison, enseigne avec patience. Le marché, enfin, aligne ses hangars sur la place du village, et devient promptement un centre d’affaires achalandé, que des chemins nombreux, bien entretenus, pourvus de ponts rustiques, rendent accessible en toute saison. Le chef se plaît dans ses bâtisses, entre sa briqueterie et ses fours à chaux ; il administre, commande, surveille la justice indigène, réprime l’avidité des notables, et le « régime militaire » si décrié n’est, en réalité, qu’une autorité patriarcale acceptée sans résistance par tous. Dans leurs fréquentes tournées, officiers et sous-officiers parviennent à connaître les moindres sentiers, les principales familles de la région ; ils étendent partout notre protection tutélaire, le charme de notre humeur facile et de notre simplicité. Les vieux chevronnés règnent dans les annexes de la ferme modèle qu’est un poste colonial ; ils y retrouvent leurs occupations de paysans et d’ouvriers. Ils jouent avec les enfans, plaisantent avec les femmes, bavardent avec les hommes, fondent parfois une famille et se font alors libérer dans une région qu’ils aiment, où ils sont connus, et dont ils deviennent les premiers colons.

Des trois postes qui jalonnaient la route de Meknès à Rabat, Tiflet était le plus important. C’était aussi celui où, malgré la cordialité des relations personnelles, la verve et la malignité des critiques réciproques s’exercent avec le plus indiscutable à-propos. Les officiers des corps secondaires, spahis, chasseurs d’Afrique, artilleurs et médecins étaient pris comme arbitres, et, dans les tournois oratoires entre l’école coloniale et l’école algérienne, amusés, marquaient les coups.

Le colonel du régiment sénégalais n’avait pas, à Tiflet, un seul de ses tirailleurs ; mais il commandait la garnison, qui comprenait un bataillon algérien, un bataillon colonial, une batterie coloniale, un escadron mixte de chasseurs d’Afrique et de spahis avec trois capitaines, un goum à cheval, un dépôt de remonte, un détachement du génie, une ambulance : c’était sans doute pour faire oublier le capitaine de cavalerie placé à la tête d’une compagnie sénégalaise pendant la colonne des Tadlas, et d’autres exemples aussi fameux. On voulait en finir complètement avec les Zaërs qui n’étaient pas encore « châtiés, » et, sur le plateau raviné par l’oued Tiflet, cette troupe imposante attendait les événemens. La rumeur publique des camps affirmait bien que les irréductibles Zaërs souhaitaient ardemment notre attaque pour tirer quelques coups de fusil afin de sauver l’honneur et demander ensuite l’aman. Mais, depuis la malheureuse affaire où deux officiers et un sous-officier français avaient trouvé la mort, on ne pouvait croire à un dénouement si banal et si marocain. La colonne Branlières, arrêtée brusquement après son arrivée à la kasbah de Merchouch, se reconstituait avec des effectifs importans, pour refouler par une poussée énergique les Zaërs hors de leur forêt. Le général en chef, lui-même, devait diriger l’ensemble des opérations qui allaient en outre mettre en mouvement les troupes disponibles de la région de Rabat, commandées par le général Ditte en personne. Et l’on comptait écraser ainsi les dernières tribus dissidentes, que la garnison de Tifiet empêcherait de se réfugier chez les Zemmours où les émissaires diligens signalaient des traces d’agitation.

En prévision d’une lutte acharnée, le poste s’agitait comme une fourmilière. Dès quatre heures du matin, ce n’étaient que détachemens de travailleurs affairés, pelles et pioches en mouvement. Les parapets renforcés dressaient sur le sol chauve leurs arêtes rectilignes, coupées par les silhouettes de canons qui tendaient dans le vide leurs cous inquiets. Pendant la nuit, des sections entières, enroulées dans leurs couvertures, dormaient dans les tranchées, prêtes à tout au premier appel des sentinelles. Officiers et sous-officiers de quart se succédaient d’heure en heure, et leurs rondes silencieuses mettaient des cauchemars de fantômes dans les rêves des dormeurs. Mais sur la campagne muette, piquée de lumières lointaines, nul souffle ne passait, dénonçant le bruissement des pieds nus, les chuchotemens étouffés d’ennemis aux aguets. D’ailleurs, la présence de mercantis cosmopolites, berbères, arabes, européens, dont les tentes dessinaient près du poste un village naissant, était un gage de paix durable, et d’inviolable sécurité.

Du vallon qui séparait les bivouacs des Algériens et des coloniaux, des hennissemens douloureux montaient chaque matin, à l’heure de la visite vétérinaire. Le dépôt de remonte mobile, et l’infirmerie des chevaux et des mulets y parquaient des corps de bêtes qu’on aurait crues échappées de l’ « Ile du docteur Moreau. » Les colonnes, disloquées après l’ouverture de la ligne d’étapes, avaient laissé là leurs animaux impotens et fourbus. Côtes saillantes, yeux pluvieux, cors gros comme des loupes de chênes, abcès profonds comme des cuvettes, pattes flageolantes, disaient le surmenage incessant, les pansages oubliés, et défilaient devant un vétérinaire zélé mais impuissant. Pas plus que le personnel du grand Corps, les parens pauvres du service de santé ne possédaient les moyens d’exercer utilement leur art. On avait bien pensé à charger, sur des convois de chameaux, l’orge importé à grands frais d’Algérie pour la nourriture des chevaux et des mulets du Corps expéditionnaire, dans un pays agricole où les réserves de grains sont infinies ; mais on avait oublié que ces animaux pourraient avoir besoin de soins longs et compliqués. Harnachés, sellés ou bâtés dès trois heures du matin, ils avaient tiré ou porté sur des pistes invraisemblables, pendant des journées entières, sans autres repos que les à-coups de la marche, les stationnemens précaires du combat ; les mulets, confiés à des conducteurs insoucians ou maladroits, avaient fléchi sous des charges mal équilibrées, sans cesse accrues par les sacs des éclopés et des traînards. Pendant toute la période des opérations actives, les bêtes, comme les hommes, avaient peu dormi, bu et mangé au hasard ; la pénurie d’animaux haut-le-pied les condamnait à servir jusqu’à l’usure complète de leurs forces, jusqu’à ce que leur dos et leur poitrail ne fussent plus qu’une plaie sanglante. En un mois de marche, le quart des chevaux et des mulets était mort fourbu ; un nombre égal attendait, dans les infirmeries installées en plein air une improbable guérison.

Les antiseptiques, les cautérisans, l’ouate manquaient.. Le vétérinaire en était réduit aux pauvres ressources des cantines de troupes montées, de sa trousse personnelle et de son ingéniosité. Il collectionnait les boîtes de conserves vides pour confectionner des bocaux pharmaceutiques, transformait en seringues les bouteilles d’eau de Vichy et se confondait en exclamations touchantes quand, d’une caisse d’approvisionnemens expédiée par les services de l’arrière, il extrayait deux kilos de sulfate de soude et trois paquets de coton. Il regrettait qu’une association féminine, une Société Protectrice, n’eût pas songé, par des dons volontaires, à procurer, elle aussi, quelques gâteries aux animaux en campagne, plus malheureux encore que les soldats.

M. de Valence, le secrétaire général de la Croix-Rouge, venait en effet d’arriver à Tiflet. Débarqué à Tanger, il avait visité les malades dans les hôpitaux et ambulances de Fez, Meknès, Soukh-el-Arba ; il avait écouté leurs plaintes et leurs désirs. En même temps, un délégué de la Société convoyait, depuis Casablanca, une caravane de douceurs pour les troupes, et les distribuait dans les garnisons. Le Comité directeur jugeait, avec sagesse, que ses envois arriveraient plus sûrement à destination, s’ils n’étaient pas abandonnés sans défense au formalisme de l’administration militaire, à l’indifférence ou aux convoitises d’intermédiaires peu scrupuleux. Le voyage de M. de Valence devait mettre fin à des abus discrets, analogues à ceux que nous connaissons dans la répartition des souscriptions nationales faites en faveur des victimes de désastres sensationnels. Phénomène tout nouveau, le partage des colis estampillés de la Croix-Rouge ne fut pas le prétexte de réflexions narquoises, d’observations aigres, de commentaires désabusés. Paquets de tabac, cahiers de papier à lettres, boîtes de lait, d’eau de Cologne, cigarettes et savons, pots de confitures et tablettes de chocolat, ruisselaient en cascades dans les couvre-pieds étendus sur le sol. Ébahis et muets, les soldats étaient éblouis par de telles largesses ; ils comparaient cette abondance aux ballots flasques et maigres qui s’échouaient parfois dans les postes du Tonkin ou de Madagascar. Puis, la joie se fit exubérante, et la pensée de tous s’envola vers les femmes françaises, en bruyantes exclamations. M. de Valence, ému, ne pensait plus aux fatigues de son voyage en contemplant ce bonheur.

Mais tandis que, lassées d’une faction paisible, les troupes exécutaient sans entrain les travaux prescrits par le commandant du poste pour une installation définitive, que s’aménageaient lentement abreuvoirs et fontaines, piscines et lavoirs, que des équipes en sueur préparaient briques, poutres et chevrons, traçaient des routes et creusaient des « feuillées » modèles, des télégrammes mystérieux couraient entre Rabat et Tiflet. Enfin, un beau soir, la grande nouvelle éclata : sauf les cavaliers et les artilleurs indispensables, les indigènes Algériens et Sénégalais garderaient seuls la ligne d’étapes ; les troupes blanches iraient prendre leurs « quartiers d’été » en Chaouïa.

Jugeant leur œuvre terminée, songeant aux nécessités de la « relève » dans nos possessions lointaines, les coloniaux en conclurent aussitôt que l’heure du retour prochain en France avait sonné pour eux. Certes, marsouins et bigors avaient besoin de repos ; ils avaient donné le principal effort dans le « circuit des capitales » qui les avait promenés de Fez à Meknès. Ils avaient, en moins de quarante-huit heures, quitté leurs garnisons de Paris et des ports pour une expédition que les pronostics annonçaient pénible, mais rapide ; leurs affaires de sentimens et d’intérêts avaient souffert d’un départ aussi imprévu ; leur caractère et leur vigueur n’avaient pas supporté sans dommages les contrastes, les fatigues et les privations accumulées de la campagne. Aussi, ravis d’aise à la pensée de l’embarquement prochain, officiers et soldats font avec enthousiasme leurs préparatifs de départ.

Des chameaux du service des transports militaires, par centaines, reviennent à vide vers la Chaouïa. Une batterie de bigors, deux bataillons de marsouins, divers détachemens coloniaux, composent seuls la première colonne qui leur sert d’escorte. Puisqu’on est entre soi, ce n’est plus la peine de faire assaut d’endurance. Sacs et couvertures sont donc confiés aux « béchamars » et aux « sokkras » et, pendant que les servans se prélassent sur les caissons, les fantassins allégés de leur fourniment marchent allègrement sur la piste sablonneuse. Un va-et-vient continu d’indigènes pressés, de femmes voilées, de marchands placides, égaie la route et célèbre la tranquillité de la région. Des pasteurs à l’allure biblique cessent de surveiller leurs troupeaux, pour contempler le défilé des troupes, et restent impassibles sous les lazzis qui les saluent. Des adieux plaisans sont adressés aux vestiges puans des cadavres semés par les caravanes, aux sources boueuses qui déçoivent les gosiers altérés, aux chênes-lièges rabougris de la forêt qui s’avance vers la route, aux aloès qui dressent autour d’un tombeau leurs sabres menaçans. Puis, l’enthousiasme s’engourdit sous la chaleur lourde et, sans entrain, dans une poussière épaisse, la colonne atteint le poste de Sidi-el-Barraoui, officiellement dénommé Camp Monod, en souvenir du lieutenant tué dans l’échauffourée où le général Ditte faillit être pris par les Zemmours. Elle dépasse le ruisselet qui étincelle dans le ravin tout proche, et s’installe au bivouac.

Des zouaves mélancoliques, assis sur le parapet, regardent passer les chevaux haletans, les soldats poudreux. Ils sont « de la classe » et pensent que leur tour viendra bientôt de quitter ce pays morose dont ils n’ont vu que les garnisons côtières, les plaines désertes et les plateaux caillouteux. Des tirailleurs sénégalais, conduisant des arrabas chargées de paille, de chênes-lièges noueux, reviennent de la forêt où leurs « corvées » vont chercher les matériaux principaux des cases qui poussent comme des champignons sur la vaste superficie du camp. Ils croisent au passage des officiers, des sous-officiers coloniaux, et leurs yeux brillent, leurs dents éclatantes rient dans leurs faces puériles : ils ont reconnu quelques-uns de leurs anciens chefs du Tchad, du Congo, de Madagascar ou de Tombouctou. Et, avec une joie de bons chiens, ils s’avancent, la main tendue par une cordiale familiarité qui surprend toujours les officiers algériens, plus distans et plus cérémonieux dans les rapports avec leurs « turcos. » Ils s’enquièrent avec sollicitude, évoquent les souvenirs communs et lointains ; puis, satisfaits, ils rejoignent leurs compagnons et jacassent avec volubilité, en expliquant l’heureuse rencontre. En les voyant, Bambaras, Toucouleurs. Dahoméens, Ouolofs, adroits, rustiques et gais, fusionnés dans le fétichisme de leurs costumes de tirailleurs et dans un dévouement religieux pour leurs chefs, on s’explique l’enthousiasme causé chez tous les « coloniaux » par la création projetée de l’ « armée noire. » Et dans leurs conversations avec les profanes. avec l’ardeur et la foi d’apôtres, ils citent, pour les gagner à la cause, des faits de bravoure et d’héroïsme effarans, dont les sceptiques ont pu voir à Rabat un impressionnant exemple : des tirailleurs sénégalais montaient la garde autour du fort allemand pour éloigner les curieux et les indiscrets pendant la destruction des poudres qui se termina par une catastrophe récente ; sous la poussée de l’explosion, ils sont renversés ; sans émotion apparente, ils ramassent leurs armes, se relèvent, et reprennent au pas cadencé leur faction.

Ils ne sont pourtant pas très satisfaits de leur séjour au Maroc, les braves Sénégalais. Le régime patriarcal n’y est pas en honneur, et leur organisation familiale a paru contraire aux plus vaines traditions. La surprise fut grande à Casablanca, lorsqu’on vit débarquer les bataillons avec leur cortège de « moussos » et d’enfans : « On n’est plus au temps des Huns ou des Tartares, pour aller ainsi en guerre, et la place des familles n’est pas prévue dans les ordres de marche, » remarquaient aigrement des militaires pointilleux. Et ces femmes, dont plusieurs avaient fait dans nos rangs le coup de feu pour remplacer leurs maris blessés, qui avaient pris part à nos randonnées dans les immensités du Centre africain, jugées inutiles et encombrantes, ne sont pas autorisées à jouer, derrière nos colonnes, leur rôle habituel de cuisines roulantes, sur les pistes relativement courtes du pays marocain. Au Camp Monod, comme à Sidi-Gueddar, à Fez, à Meknès, les tirailleurs sénégalais obligés de souscrire une délégation pour l’entretien de leur ménage disloqué, déracinés de leurs coutumes, privés de la vie de famille, regrettent leurs postes lointains du Niger ou du Ouadaï, et ne parlent plus de « rengager. »

Le 10 août, dans la nuit étoilée, les troupes quittent leur bivouac. C’est la dernière étape vers Rabat, et la traversée de l’oued Bou-Regreg promet une arrivée tardive. Mais les loustics ont semé dans les rangs des prévisions rassurantes : des bateaux sont en rade, attendant batterie et bataillons, qui seront embarqués aussitôt pour Casablanca, et peut-être même pour la France. Et les naïfs, les désabusés, les éclopés, qui, malgré les démentis répétés de l’expérience, éprouvent toujours le besoin de se raccrocher à quelque consolant espoir, bénissent l’autorité prévoyante dont la sollicitude les séduit. La brise qui passe, légère, emporte avec des senteurs d’Océan des refrains allègres de chansons. Une blancheur paraît vers l’Ouest, fondue dans le bleu pâle du ciel : c’est la lumière éclatante du soleil qui se reflète sur les plages lointaines, sur les maisons de Rabat et de Salé. Mais, du sommet d’un coteau arrondi qui ferme l’horizon, des cris joyeux ont retenti : « La tour Hassan ! la mer ! » Tous se hâtent vers ce but qui leur fait oublier soudain les espaces vides et les immensités mornes, les paysages chauves et les sols brûlés, les rochers de Sisyphe des changemens de postes, les navettes sans attrait des escortes de convois. Là-bas, les terrasses, les minarets, les murs plaquent, malgré la distance, des touches brutales de céruse dans le vert cru des jardins ; une buée rousse monte du sable surchauffé, danse devant les navires à l’ancre et l’écume des flots.

Sur la plage, la foule grouille. Une ville de marabouts, de baraques en planches, couvertes de tôle ondulée, flamboie au soleil. C’est le camp des zouaves et des artilleurs, des subsistances et des tringlots. Le vent du large saupoudre sans cesse de sable fin les marmites, les visages, les habits. Sous la toile étouffante, sous le métal brûlant, dans la réverbération aveuglante, officiers et soldats soupirent après la crue prochaine qui les exilera sur la terre ferme, en mettant fin à « l’occupation de Bou-Regreg. » L’abreuvoir, les fontaines sont loin ; les théories d’animaux et de corvées sont des processions de fantômes dans les nuages poussiéreux ; des convois de chameaux vont et viennent, aggravant de leurs pas traînans l’irrespirabilité de l’air. Une pompe poussive cache son corps maigre dans le carré des tentes, comme honteuse de son filet d’eau claire devant l’opulence du fleuve et la majesté de l’Océan.

Au bord de la rive, les troupes ont formé les faisceaux, les conducteurs débâtent leurs mulets, les artilleurs détellent leurs pièces. Avant d’absorber leur repas froid, les hommes se déshabillent prestement, et se précipitent dans les ondes bleuâtres où ils savourent la joie d’un bain dont ils n’ont pas, depuis trois mois, connu le bien-être reposant. Sur les corps noircis par toutes les sueurs de la campagne, l’eau trace d’abord de livides sillons ; puis, sous les frictions vigoureuses où le sable humide remplace le gant de crin du masseur, le rose de la peau reparaît sur les côtes maigres, les ventres concaves, les omoplates anguleuses.

En aval, près des embarcadères, c’est un fourmillement de plantons affairés, de véhicules disparates, d’animaux inquiets et coléreux. Les bourricots adoptés par les soldats fraternisent avec les mulets prudens, les chevaux efflanqués, les chameaux revêches, dans une méfiance tenace des vacillantes embarcations. Le passage est encore aussi incommode qu’au début des opérations, et le mépris tout « africain » du progrès s’affirme dans la durée d’un provisoire coûteux. Depuis plus de quatre mois, l’administration militaire paie 300 francs en moyenne par jour pour la location des barques, l’entretien d’un personnel de bateliers et de surveillans. À cette dépense considérable, il faut ajouter le prix des mulets qui s’éventrent sur les tolets, des chevaux qui se cassent une patte en sautant dans l’embarcation et qu’il faut abattre, des objets engloutis dans le fleuve ; le temps perdu, la complication des mouvemens de troupes, sont encore des inconvéniens dont on ne devrait plus avoir, depuis longtemps, que le mauvais souvenir. Le transport des pièces d’un pont suspendu, d’un pont de bois ou de bateaux, par exemple, était plus urgent que celui de sacs d’orge ; en un mois, une compagnie du génie pouvait installer un moyen de passage indépendant des variations du niveau dans le fleuve, utilisable à toute heure et en tout temps. Et les économies réalisées auraient permis de ne pas chicaner aux troupes leur haute-paie journalière et leur ration de vin.

Enfin, après des heures d’attente, la dernière compagnie a rejoint les autres sur la rive gauche de Toued Bou-Regreg. On est sorti de la « zone d’opérations » et l’on foule de nouveau le sol de la Chaouïa. Bien réduits depuis leur premier passage, les bataillons traversent Rabat d’un pas moins élastique mais aussi fier, pour s’installer sur l’emplacement désormais invariable des bivouacs, près de la batterie cuirassée construite naguère par les Allemands, pendant le règne d’Abd-el-Aziz. On note au passage des uniformes nombreux, des tenues soignées. Les habitués militaires des garnisons tranquilles et productives ont des regards de dédain et d’envie pour ces troupes déguenillées, ces barbes incultes, ces chevelures hirsutes, ces faces hâves dont la misère nargue leur élégance. Dans les cafés sans luxe, les boutiques sans faste, les consommateurs pérorent autour de l’opale des absinthes, les cliens méditent devant de frustes comptoirs. Les phonographes de pacotille nasillent des rengaines obsédantes ; des enseignes de restaurant invitent aux délices de la cuisine bourgeoise et des plats du jour ; des silhouettes féminines, sans formes et sans grâce, esquissent à l’abri des persiennes mi-closes des gestes prometteurs. L’âme des rues s’est modifiée depuis que nos troupes la troublèrent pour la première fois par le tumulte martial de leur entrée solennelle. La présence du général chef de la « zone de l’arrière, » l’imminence des prochaines et définitives opérations contre les Zaërs, y mettent une agitation, une fièvre d’intrigues qui donnent l’impression du déjà vu. Ce n’est pas encore Casablanca, mais ce n’est plus Rabat. Le charme primitif de la ville a disparu pour toujours.

Sur les terrains dont le Sultan, dûment stylé, réclame soudain l’évacuation ou l’achat, pour liquider la succession d’un oncle longtemps oublié, les bataillons coloniaux plantent leurs toiles minables et fanées. Tout près, la mer se précipite sur les roches avec des grondemens qui domineraient la voix des gros canons dissimulés dans les coupoles du fort voisin. La veille, un tringlot s’est vu happer par une lame furieuse qui l’a broyé comme un fragile jouet, et maintenant, des consignes sévères, mais justes, interdisent aux militaires les délices d’une pleine eau. Ils s’en consolent en allant contempler le chef-d’œuvre inachevé des ingénieurs allemands.

Au camp, on s’agite et l’on discute les pronostics. La visite du général Ditte est annoncée pour le lendemain. Il va sans doute dire des paroles décisives, exprimer des complimens, annoncer le départ. Sous les tentes, des voix joyeuses chantent : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés ! » Mais, par esprit d’opposition, des contradicteurs affirment résolument, sur des notes graves, leurs incertitudes au sujet du retour de « Malbrouk. » Des mains actives s’évertuent à rendre quelque éclat aux fusils jaunis, aux cuirs craquelés ; elles recousent des boutons, pansent des déchirures, rendent l’harmonie des lignes aux casques bosselés. On veut se montrer en beauté au chef suprême des troupes coloniales débarquées au Maroc. On veut lui prouver qu’on n’est pas une bande « d’Apaches, » mais des bataillons de bons soldats, braves au feu, grognards mais durs aux privations ; et que, malgré les faces jaunes et les yeux brillans de lièvre, on accepterait volontiers la suppression du congé de convalescence attendu, pour les bivouacs et les marches dans la neige, là-bas, vers les Vosges ou le Palatinat, après les combats, les marches et les bivouacs sur les plateaux brûlans du pays marocain.

Mais le général ne veut déranger personne. Il a mis pied à terre, loin du camp, pour ne pas attirer l’attention. Et comme un touriste indifférent, dans l’anonymat de son uniforme kaki où les points blancs des étoiles ne sont pas assez brillans pour le dénoncer, il circule à travers les tentes que le réveil remplit d’une bruyante agitation, en chef préoccupé de tâter par surprise le pouls au moral des soldats. Son opinion est faite. Les superbes compagnies, débarquées depuis trois mois à peine à l’effectif de 180 hommes, ont beau être réduites de la moitié ou du tiers par les maladies ; les attelages des batteries, les gros mulets des mitrailleuses ont beau montrer leurs yeux atones et leurs côtes saillantes ; les gradés ont beau regretter leurs foyers et maudire leur destin, la brigade coloniale reste une troupe solide, qui peut faire de grandes choses. Sa foi robuste, le général la communique aux officiers qu’il rencontre et dont les doléances l’étonnent : un repos de quelques semaines, dans les postes sains de la Chaouia, rendra la force aux corps fatigués ; l’appât des aventures et des récompenses dans les colonnes prochaines conservera vivaces l’énergie et l’entrain.

Le grand chef est parti. Comme un éclair, l’arrêt inattendu a fait le tour du camp. Des récriminations grincent, des imprécations fusent de toutes parts. Soudain, avec la mobilité de notre race, les anciens profèrent des réflexions sages : on sait ce qu’on fait quand on s’engage dans la coloniale ; espérait-on par hasard que le gouvernement allait payer à ses soldats un petit voyage d’agrément au Maroc, et les faire rentrer dans leurs garnisons parce qu’ils en ont assez et que les familles pleurent leur absence ; d’ailleurs, qu’on soit ici ou là, le temps passe tout de même, et ça compte pour la retraite. Et, comme chez nous tout finit par des chansons, la complainte de « Malbrouk » entonnée à pleins gosiers fait descendre la paix et la résignation dans les cœurs.

Deux jours après, sur tous les sentiers de la Chaouïa, les troupes se dispersent, en marche vers les paradis qu’on leur a promis. Elles croisent les groupes mixtes, les bataillons d’Algériens et de Sénégalais qui vont les remplacer dans les postes de la ligne d’étapes, les goumiers qui se concentrent à Rabat pour l’ultime châtiment des Zaërs, dont les événemens devaient modérer la rigueur. Sans étonnement, elles s’installent sous leurs petites tentes, qu’une administration toujours maternelle remplacera, plus tard, par les marabouts traditionnels, dont la ration de vin, supprimée, paiera la location ; elles dorment sur la paille chichement mesurée, remplie des puces inévitables, qui fait regretter la terre dure des bivouacs. Et, satisfait dans son amour-propre par les rubriques ronflantes qui distinguent les détachemens de « réserve » et d’ « observation, » chacun attend dans une inertie toute marocaine l’heure lointaine du retour en France, ou le rôle escompté dans le troisième acte imminent du drame marocain.

En tout état de cause, la France peut avoir confiance dans son armée. Nulle autre au monde, à en juger d’après les troupes qui la représentent au Maroc, n’est composée de soldats plus braves, plus ingénieux et plus ardens. Les cavaliers ont la décision rapide, l’amour de l’aventure et l’esprit offensif ; pour les chasseurs d’Afrique et les spahis c’était, à chaque rencontre, un crève-cœur de ne pouvoir charger à fond les guerriers des tribus, dont ils éventaient toujours les emplacemens et les projets : les ordres formels prescrivaient d’éviter les perles et d’exposer un des nôtres à tomber, vivant ou mort, entre les mains de cruels ennemis. Nos artilleurs, qu’ils soient métropolitains ou coloniaux, qu’ils manœuvrent le matériel de 75 ou celui de 65, ont étonné leurs frères d’armes par la vitesse des mises en batterie, l’exactitude dans les appréciations de distances, leur calme sous un fou violent, l’efficacité de leur tir. Quant à nos fantassins, c’était toujours le cœur de la race qui battait sous des uniformes différens. Grognards et dociles, prompts à l’enthousiasme comme à la critique, passant avec sérénité de l’abondance aux privations, de l’inaction des camps au tumulte des colonnes, ils étaient endiablés sous les balles et, dans leur désir du corps à corps, ils n’avaient pas besoin d’ordres pour mettre au bout des fusils les baïonnettes, qu’ils considèrent d’instinct, comme leur meilleur et leur plus sûr argument.

Mais si, dans l’épée que la France étend sur le Maroc, la lame est bonne et bien trempée, on ne saurait en dire autant de la poignée. Par comparaison avec les troupes, les services sont inférieurs. Le zèle du personnel, les aptitudes individuelles, les initiatives les plus résolues, ne peuvent soulever le poids pesant des routinières traditions. Nous en avons donné quelques exemples qui se présentaient d’eux-mêmes dans le cours du récit, et qui nous paraissent plus expressifs que des dissertations techniques ou des appréciations vagues. Ils imposent une conclusion.

Toute expédition outre-mer doit être considérée comme « une expédition coloniale » et préparée, dirigée, exécutée d’après les principes et par le personnel particulier à ce genre d’opérations. Tandis que, dans les différentes manifestations de l’activité humaine, civile et militaire, la nécessité de la spécialisation est un axiome indiscuté, le sort de nos armes, la vie de nos soldats, les portefeuilles de nos contribuables sont livrés aux improvisations de « bonnes à tout faire » sans expérience et sans modestie. La France n’est pas assez riche en hommes et en argent pour payer par de copieux crédits supplémentaires, par la grandeur de ses nécropoles exotiques, la réalisation d’utopies sur la fusion des armées métropolitaine et coloniale, dont la tribune et les couloirs du Parlement gardent encore le souvenir.


PIERRE KHORAT.

  1. Voyez la Revue des 1er août et 1er septembre.