En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin/01

En Colonne au Maroc - Impression d’un témoin
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 519-553).
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En colonne au Maroc — Impressions d’un témoin


I. CASABLANCA. — DE CASABLANCA À SALÉ RABAT ET SALÉ. — DE SALÉ A FEZ


I. — CASABLANCA

L’lméréthie, apportant des renforts pour le corps expéditionnaire, a jeté l’ancre en rade à deux heures du matin. Dès que le jour paraît, la sirène lance des appels précipités. Une vedette à vapeur quitte enfin le port dont on aperçoit au loin les constructions blanches, et la petite jetée, cause d’un gros procès entre l’État et la Compagnie concessionnaire, pour venir aux nouvelles. Malgré la télégraphie sans fil et les communications pos taies quotidiennes, aucun transport militaire n’était, paraît-il, attendu aujourd’hui. On s’explique, et la vedette repart, pour chercher les engins de débarquement.

Ils arrivent, incommodes et lents. De grosses barcasses, lourdes et ventrues, s’accostent par quatre aux flancs du navire. La houle, très forte, leur imprime des oscillations dangereuses, rompt les amarres, brise les échelles. Les fantassins, gênés par leurs souliers, leur sac, leur fusil, hésitent avant de sauter, manquent parfois l’instant précis, se laissent glisser pesamment, tombent au fond de l’embarcation en des attitudes dépourvues d’élégance. Plusieurs intimidés par le bruit des vagues, par les bonds désordonnés de la barcasse, ont des mouvemens effarouchés de poule en présence d’un obstacle inattendu. Les dames de la Croix-Rouge, qu’un zèle ardent et une charité insensible à la réclame conduisent vers les hôpitaux marocains, rangées sur la passerelle, poussent des petits cris de commisération et d’effroi, et joignent les mains en gestes précieux. Mais elles n’ont pas vu un pauvre ménage de douanier dont la femme a fait la traversée, couchée sur le pont entre un kabyle mort la veille et des soldats indisposés par le mal de mer. Ce couple infortuné, encombré par ses pauvres colis, arrive tant bien que mal à se caser au fond d’une barcasse où il retrouve avec joie le poupon de deux mois, oublié par le mari, et que des marsouins diligens ont fait passer de main en main.

Les chevaux, les bagages, les canons, dont un spectateur novice déclarerait le transbordement impossible, descendent plus aisément, suspendus à des palans qui les déposent avec précision et sans secousse dans les embarcations. Les treuils grincent, les matelots crient, le désordre paraît à son comble, mais, dans ce tohu-bohu apparent, le second du navire, sourd aux indications bourdonnantes des uns, aux recommandations affolées des autres, pointe avec calme ses connaissemens et veille à ce que les cales se vident avec méthode. Il y parvient, non sans difficultés.

Cependant, la première barcasse est chargée jusqu’au bord avec ses quatre-vingts passagers. Une vedette vient la prendre à la remorque et, péniblement, à travers les lames, la traîne vers le port. Les marsouins acclament la terre d’où beaucoup ne reviendront pas. Ils sont tout joyeux d’avoir quitté le navire, ses entreponts surchauffés, sa nourriture sommaire, ses odeurs écœurantes. Ils criblent de lazzis les bateliers indigènes dont le regard éteint et la face impassible trahissent malgré tout l’insondable mépris du musulman pour le roumi. Le douanier comprime avec peine ses dernières nausées ; sa femme, aux yeux mornes, serre machinalement le poupon qui semble plongé dans le coma. L’amarre qui s’est rompue deux fois pendant le trajet est enfin larguée ; la barcasse court sur son erre, la houle s’apaise. Un léger choc, et l’on est à quai.

Le Tout-Casablanca des premières y est réuni. Les uniformes bigarrés de l’ « armée d’Afrique, » les toilettes blanches des épouses, les ombrelles claires des demi-mondaines papillotent au gai soleil du matin. Les amabilités douceâtres, les complimens sucrés, les commentaires fielleux s’échangent en courbettes hiérarchiques, en baisemains prétentieux, en propos badins où chacun a le « sourire du grade. » Les képis, les aiguillettes scintillent ; le major de la garnison et ses aides tourbillonnent, jetant d’un ton bref et affairé des indications vagues. Il faut les indigènes enturbannés et pouilleux que la curiosité attire, les coolies qui font la chaîne en déchargeant les barcasses, les remparts et les minarets qui font le décor du fond, pour donner à Casablanca l’aspect légèrement exotique d’un Mourmelon africain.

Peu à peu, compagnies de « marsouins, » batteries de « bigors » se forment sur le terre-plein, entre la vieille muraille et la mer. Bagages d’officiers, vivres de réserve et de débarquement, sont chargés sur les arrabas que vont conduire des Marocains crasseux, stylés en gestes énergiques par un sergent barbu de tirailleurs algériens, préposé aux moyens de transport que la Place affecte aux unités débarquées. Les regards curieux, indifférens ou hostiles suivent quelque temps ces « coloniaux, » coupables, semble-t-il, d’être venus chasser en terre réservée ; des réflexions narquoises commentent les faces maigres, les uniformes sombres et sans élégance, l’allure sans apprêt de ces troupes qui arrivent précédées par une légende malveillante d’indiscipline, d’ivresse et de débilité. Les jambes encore molles de la traversée, l’estomac chaviré par le jeûne du matin, suant sous la lourde tenue d’hiver endossée pour débarquer et sous le sac chargé d’effets bientôt inutilisables, les coloniaux s’enfoncent dans le sable, s’estompent dans la poussière soulevée par le vent du large, et prennent la direction du camp d’Aïn-Bourdja.

Le paysage et les installations y sont d’une biblique simplicité. Un bosquet de quelques figuiers, où pullulent des mercantis des deux sexes, avides et vermineux ; un ruisselet pour abreuver 500 chevaux ; une pompe pour donner l’eau à 3 000 hommes, et dont le fonctionnement régulier sera fugitif comme une illusion de jeunesse ; un sol rougeâtre et nu balayé par le vent. Les soldats dressent aussitôt leurs petites tentes au milieu des cailloux, grignotent avec entrain leurs « vivres de débarquement, » sans attendre les distributions réglementaires dont une longue expérience leur démontre l’improbabilité. Ils jacassent à perdre haleine sur la politique marocaine où ils lisent comme dans un livre ouvert ; sur les chances d’aventures et de gloire que leur promet un avenir prochain. Quelques-uns, anciens zouaves ou légionnaires, à qui la médaille du Maroc épinglée sur leur vareuse donne une auréole de précurseurs, pérorent au milieu de groupes émerveillés. Puis, tout se tait ; la lourde chaleur de midi fait disparaître les troupiers sous les toiles cachou qui étouffent les ronflemens de la sieste africaine.

Pendant des jours, amenés par les bateaux qui se succèdent sur la rade, transportant les renforts hâtivement expédiés de France et d’Algérie, les troupes les plus diverses s’entassent sur le plateau brûlant. Elles y attendent l’ordre d’aller rejoindre, vers Rabat ou et Kounitra, la colonne légère ou la colonne de ravitaillement qui s’y forment avec peine. Goumiers de la Chaouïa, bataillons coloniaux, batteries de bigors et de métropolitains, tirailleurs algériens et sénégalais, spahis et chasseurs d’Afrique, compagnies du génie et conducteurs kabyles, finissent par former une petite ville de toile, affairée et bruyante. Et, comme dans toute petite ville, les voisins s’épient, se jaugent et potinent. L’antagonisme des armes, les rivalités de corps sont encore exacerbés par les bouleversemens incessans dans l’ « ordre de bataille, » qui révèlent aux esprits chagrins le souci de réserver la gloire des commandemens et des résultats à quelques privilégiés. Malgré les leçons de la guerre de Mandchourie si chèrement payées par les Russes, bataillons indigènes et européens, troupes métropolitaines et coloniales, sont disloqués pour être mélangés en groupemens hétéroclites, inconnus de leurs chefs, où l’union morale semble, au premier aspect, faire défaut. Les modifications les plus inexplicables en apparence sont faites chaque jour à cet « ordre de bataille » si laborieusement établi. Les coloniaux notamment, réunis tout d’abord en brigade mixte composée de leur artillerie, de leurs deux régimens de marche et d’un régiment de tirailleurs sénégalais, sont dispersés aux quatre vents du ciel, dilués dans la colonne Brulard, la colonne Dalbiez, les garnisons de la ligne d’étapes et de la Chaouïa. Leur général, leurs colonels, considérés en principe comme des personnages inutiles et encombrans, sont nantis de situations indéfinies, stables et reposantes. Mais tout finit par se tasser sous la pression des personnes et des événemens, et les préjugés disparaissent. Dès les premiers coups de feu, les divers élémens du corps expéditionnaire, aussi désunis que les tribus marocaines, retrouvent leur cohésion ; la « liaison des armes, » la camaraderie militaire, se maintiendront désormais sans défaillance.

Entre le camp et Casablanca, où sont concentrés tous les services, les relations sont incessantes. Dès le point du jour, c’est un défilé de « corvées » qui vont chercher le matériel et les moyens de transport, dont l’arrivée à la base d’opérations ne concorde pas toujours avec celle des troupes qui doivent les utiliser. Les mulets sont étiques, les chameaux galeux ; les arrabas menacent de ne fournir qu’une courte carrière. Il faut encore alléger les troupes, réduire le contenu des sacs et les bagages d’officiers. Les effets d’hiver, les objets qui paraissent superflus, doivent être déposés dans des magasins de fortune, d’où ils ne sortiront probablement jamais. Les soldats n’auront comme vêtement chaud que leur vareuse de molleton ; leurs vêtemens kaki, une chemise, un caleçon, une paire de souliers de rechange, les vivres de réserve, leurs couvre-pieds, toile de tente, ustensiles et outils de campement, les cartouches, leur font d’ailleurs une charge assez lourde. Aux officiers, une petite tente pour trois ; plus de lit Pirot, de table pliante, de chaise Archinard, petit mobilier que chacun a toujours traîné avec lui, jusque dans les profondeurs du Centre Africain ou le grouillement dessilles chinoises ; plus de caisses de conserves pour les popotes, plus de flacons mûrement choisis. Chacun, depuis le grand chef. jusqu’au dernier troupier, dormira par terre, mâchera le biscuit et le bœuf de l’Administration, boira de l’eau claire ou le quart de vin d’Algérie chichement mesuré les soirs de grande fatigue. Et tandis que les fourriers, les officiers d’approvisionnement s’empressent et se débattent dans le maquis des allocations et de la comptabilité, que les théories de véhicules et de mulets de bât circulent entre Aïn Bourdja et les magasins du Camp no 3, que des cavaliers rapides apportent ordres et contre-ordres, de vagues marchands de pastilles du sérail débitent de la mercerie et des liquides inoffensifs sur les fronts de bandière ; des sirènes marocaines, décrépites et sales, invitent les amateurs de sensations à disparaître dans les champs d’orge ; et les désœuvrés, dont le portefeuille est encore bien garni, s’entassent dans les deux carrioles boiteuses, somptueusement dénommées voitures de place, pour aller en ville, à la recherche des nouvelles ou des plaisirs variés qu’offre la bourdonnante petite cité. Entre deux cahots, plusieurs évadés de la capitale, encore éblouis par une vision récente, fredonnent le motif entraînant : « Je veux m’en fourrer, m’en fourrer jusque-là » de la Vie Parisienne, dont ils ont applaudi avant leur départ la triomphante reprise.

Autour des murailles hautes et trapues, soutenues par des tours carrées couronnées de créneaux pointus et percées de meurtrières, où la teinte noirâtre des siècles s’estompe dans le jaune de chrome du soleil, surveillés par les soldats du « tabor » qui gardent des portes en décor d’opéra, les indigènes, au marché quotidien, grouillent et piaillent. Les burnous sales, les turbans crasseux, le pelage élimé des chameaux, les toisons poussiéreuses des moutons, les guenilles des mendians étendus sur le bord de la chaussée, confondent leurs tons gris, zébrés d’ombres dures. Toutes les races du Maroc, les conquérans et les vaincus, Arabes douteux, paysans de la Chaouïa, guerriers des tribus de la forêt ou de la montagne, Sahariens razziés et vendus comme esclaves, femmes européennes disputant sur les prix, Berbères osseux juchés par deux à califourchon sur de petits ânes qui semblent avoir huit pieds, Juifs onduleux aux souquenilles noires, goumiers à l’aspect farouche, se mêlent autour des étalages, s’interpellent, tourbillonnent en remous provoqués par les « balek » aigus des chameliers. Des estafettes, spahis ou chasseurs d’Afrique, des officiers, passent à cheval, non sans glisser un regard vers le Café Glacier où des affiches multicolores annoncent pour le soir les débuts d’une chanteuse de genre arrivée la veille, et dont la silhouette fit sensation sur le quai.

Traversant la foule où ils mettent deux lignes claires, les courans montant et descendant des militaires ont les bureaux de l’État-major comme origine et terminus. Dans les cabanes en planches, éparses autour d’un maigre jardin que solennisent le kiosque à musique planté au milieu de la « Volière » et le mât de pavillon, une fièvre continue secoue les collaborateurs du chef dont la France et l’Europe entière attendent des actes énergiques et prudens. Une erreur dans le chargement d’un bateau, la menace d’une interpellation à la Chambre, l’attitude nouvelle d’une tribu, le dernier avis du service des renseignemens, bouleversent les combinaisons les mieux préparées, rendent inutile un travail minutieux déjà terminé, font du plan d’opérations une toile de Pénélope qui ne s’achève jamais. Et c’est un incessant défilé de personnages affairés et nerveux qui viennent prendre des ordres, réclamer des explications, soumettre des doléances. À l’un, il manque des mulets de transport ; les canons de l’autre sont débarqués sans chevaux ; un troisième reçoit des voitures sans les harnais d’attelage ; c’est le capitaine d’une compagnie restée en arrière qui demande en vain où se trouve son bataillon ; c’est un commandant de colonne, récemment désigné, qui voudrait connaître l’emplacement de ses troupes. Les exclamations se croisent, les plantons s’agitent, les mouches bourdonnent dans l’air surchauffé des bureaux. Le général en chef est parti pour activer la marche de la colonne légère qui piétine autour d’El Kounitra. D’après ses instructions que les incidens quotidiens rendent d’une application difficile, il faut organiser sans délai une base nouvelle à Meheydia, renforcer la colonne volante, préparer une colonne de ravitaillement, qui doit suivre de près les troupes expédiées vers Fez. Les événemens qui se précipitent renversent tous les projets soigneusement mûris depuis trois ans : « Nous avions tout prévu, tout préparé pour l’occupation de Merrakech, les expéditions contre les Zaèrs et les Zemmours ; mais il était impossible de supposer que nous aurions à mobiliser en un mois une colonne vers Fez. — Hélas ! mon cher camarade, on prévoit bien, en général, n cas de mobilisation ; mais c’est toujours le n + 1e qui se présente. »

Cette trépidation fébrile se retrouve dans les quartiers commerçans. Les fournitures militaires, les projets de travaux publics, les spéculations de terrains surexcitent les cerveaux, font défiler dans les imaginations des cosmopolites, dont les bureaux, boutiques, ateliers se multiplient dans les rués étroites, sombres et fraîches, la vision de trésors rapidement amassés. Ouvriers d’art, transitaires, agens de navigation, commissionnaires, entrepreneurs, coiffeurs et pédicures, ex-premières des grands couturiers de Paris, Levantins, Maltais, Espagnols, Italiens, Français même, débarquent chaque jour, attirés par le mouvement d’affaires que représentent un corps expéditionnaire de 20 000 hommes et les projets de réorganisation du Maroc. Et les magasins obscurs, d’aspect sordide, hâtivement établis dans les maisons arabes, regorgent de marchandises variées, depuis la camelote à l’usage des indigènes jusqu’aux fournitures de luxe pour les demi-mondaines cotées de la ville et les grandes réceptions des personnages officiels. Au Café du Commerce, à l’heure de l’apéritif, les tables couvrent la petite place, et les conversations des consommateurs font un bourdonnement de ruche. Trois musiciens, épaves humaines loqueteuses et tristes, font gémir leurs crins-crins ; ils s’écoutent jouer et ne se lassent pas de s’entendre : ils donnent à leurs airs une cadence très lente, et Comme la plume au vent y pleure sur le rythme de la Marche funèbre de Chopin. D’ailleurs, les cliens du Café du Commerce ne les écoutent pas ; ils ont d’autres préoccupations. Presque tous militaires et réunis en groupes hiérarchiquement sympathiques, ils discutent avec animation les nouvelles des opérations, les mérites des camarades ou des chefs, les risques de guerre et les chances d’avancement. Soigneusement sanglés dans leurs tenues claires, élégans et parfumés, ils font contraste avec les coloniaux qui, visiblement, sont traités en parens pauvres et font bande à part. Unt lieutenant de tirailleurs algériens passe, hautain et maniéré, portant monocle à large ganse noire, barbe blonde soigneusement peignée, écharpe de mousseline flottante, canne recourbée dont il joue avec grâce, et cherche des yeux une place au voisinage reluisant. Il n’a qu’un regard de dédain pour les camarades aux uniformes kaki, œuvres mal venues de maîtres-tailleurs régimentaires, sans aiguillettes, brassards ou décorations, et qui observent avec malignité un spectacle si nouveau pour eux.

Mais les violons soupirent lentement les phrases passionnées de la Veuve joyeuse sur la place maintenant déserte. Les consommateurs sont allés continuer leurs discussions dans les « popotes » et les restaurans. Puis, quand la ville indigène s’est endormie, l’animation renaît dans le quartier français. Par i les rues moyenâgeuses, où scintillent de loin en loin des réverbères fumeux que l’électricité remplacera bientôt, des groupes reviennent vers le Café où se dressent, entre deux parties de dominos ou de cartes, les programmes de plaisirs nocturnes. Les sédentaires, que leurs goûts ou leurs fonctions maintiennent à Casablanca, se font les cicérones complaisans des nouveaux débarqués. Et ceux-ci, par curiosité, par ennui, pour oublier i un instant des séparations cruelles, font la « Tournée des grands-ducs » à travers les voluptés provinciales de la petite garnison. C’est le Casino, où des chanteuses pailletées éblouissent dans l’auditoire les Arabes dont les yeux brillent de convoitise ; c’est l’Éden ou le Café Glacier qu’achalandent des voix douteuses et des mollets cambrés ; ce sont les variétés de la prostitution, que des Espagnoles inquiétantes, des Juives grasses, au costume bariolé, s’efforcent vainement de rendre pittoresque. Vers minuit, les derniers noctambules ont épuisé la coupe des locales ivresses. Ils rentrent dans leur tente ou leur case, et les chiens qui disputent les charognes éparses autour des remparts troublent seuls, par leurs querelles bruyantes, le calme nocturne de la cité.


II. — DE CASABLANCA A SALÉ

Sur la piste sablonneuse des caravanes qui, langeant la mer, relie Casablanca et Tanger par Rabat et Salé, la colonne Dalbiez chemine lourdement. Les étapes quotidiennes de vingt-cinq à trente kilomètres sont rendues interminables par le sol sans résistance où les pieds s’enfoncent, par la poussière que soulève le vent du large, par les premières ardeurs du climat qui, pour les troupes venues de France, succèdent sans transition à la tiédeur du printemps métropolitain. Et si cavaliers, fantassins, artilleurs sont légers et joyeux au départ matinal, dans la fraîcheur étoilée de l’aube, les derniers kilomètres s’achèvent péniblement dans la monotonie d’un paysage désert.

Les champs d’orge et de blé jaunissans s’étendent jusqu’à l’horizon ; un palmier lointain secoue sa chevelure ébouriffée ; quelques bouquets de figuiers, perdus dans l’immensité d’un espace sans reliefs apparens, marquent les emplacemens abandonnés des douars. Çà et là, les cultures cessent. La prairie naturelle succède aux céréales, et l’abondance des pluies récentes lui donne un charme inattendu et délicieux. Tant que le sol garde un peu d’humidité, que la chaleur du soleil de l’été n’a pas atteint toute sa force, l’herbe disparaît sous les fleurs. Marguerites, boutons d’or, coquelicots et bluets, liserons bleus, rouges et blancs, capucines et primevères, campanules, myosotis et glaïeuls, forment un tapis parfumé, aux couleurs innombrables et doucement fondues, où chantent les grillons, courent les lézards verts, bourdonnent les abeilles, dansent les papillons.

Très rares sont les villages permanens. Les paysans de la Chaouïa ont de vieilles querelles avec leurs voisins les Zaërs, et, comme toutes les populations rurales au Maroc, trouvent dans la mobilité de leurs tentes une sauvegarde contre les agressions. Ainsi peut déjà s’expliquer la faiblesse des moyens de répression de l’autorité légitime : les révoltés ne sont vulnérables que dans leurs moissons, et l’abondance de leurs réserves cachées dans les silos fait de l’incendie des récoltes un illusoire châtiment. Et l’on devine, dès les premiers jours, combien sera dure la tâche du corps expéditionnaire s’il doit, au nom du Sultan, réduire par la force des ennemis aussi insaisissables. La colonne Dalbiez, par exemple, traîne à sa suite 1 500 chameaux ; le ravitaillement de ses 2000 hommes, la protection de son convoi lui enlèvent toute mobilité, seule arme efficace contre des adversaires qui se déplacent à cheval, parcourent de grandes distances dans une journée, trouvent toujours des points d’eau suffisans.

Mais, de cette colonne, quels sont le but et la destination ? Chacun l’ignore ; et nul ne s’en préoccupe, sinon peut-être le général. Le mystère absolu, qui semble ici la règle du commandement, ne s’accorde guère avec les indications des règlemens militaires, qui préfèrent la diffusion de la pensée du chef pour assurer la communauté des efforts. Les théoriciens de la guerre marocaine affirment cependant que l’application du principe contraire est plus avantageuse. Dans une troupe considérable, qu’accompagne une foule de chameliers et de conducteurs indigènes d’origine douteuse, les indiscrétions auraient de fâcheuses conséquences. Il vaut donc mieux qu’officiers et soldats ne sachent où ils vont, ni ce qu’ils doivent faire : ils marcheraient avec plus d’entrain, mais le secret relatif des opérations ne serait pas sauvegardé.

Quelques éclairs, cependant, illuminent cette nuit. Chaque jour, « le rapport des cuisiniers » laisse filtrer les nouvelles, permet les hypothèses, favorise les pronostics. Dès l’arrivée à l’étape, les renseignemens circulent, appuyés sur des références respectables. D’ailleurs, dans toute colonne en marche, il y a toujours un personnage bien informé qui va, de groupe en groupe, chuchoter avec importance les plus increvables tuyaux : « On dit que… Il paraît que, » sont les préludes invariables de ses phrases impressionnantes qui dévoilent la pensée du chef et les desseins de l’ennemi. Il se donne, en général, comme le confident de l’officier d’ordonnance ou du sous-chef d’état-major, et, par l’étalage de ces brillantes relations, rend vraisemblables les faits ou les projets les plus inattendus.

Ces informateurs bénévoles sont légèrement ridicules, mais, en campagne, ils sont précieux. Ils raniment les conversations, excitent la curiosité, maintiennent au degré convenable la fièvre de l’action. Les heures lentes des bivouacs paraissent brèves, et les lacunes d’une installation trop sommaire passent inaperçues. Pendant la marche, on songe encore aux événemens annoncés la veille et dont on attend la réalisation ; le sac semble moins lourd aux épaules, et le sable plus ferme sous les pieds. En commentant les surprises de convois, les attaques de camps, dont les détails exagérés par la distance et l’imagination font supposer que l’adversaire est audacieux, le soldat trouve la route moins longue et la soif moins ardente.

Les coloniaux qui viennent de Paris, surtout, ont besoin de cette factice excitation. Ils n’ont que le petit bidon du modèle métropolitain, au lieu du récipient de deux litres, en usage dans les troupes d’Algérie. Le service de garde qui, à la capitale, forme à peu près tout leur entraînement militaire, les a mal préparés aux fatigues d’une campagne inopinée au Maroc où ils sont lourdement chargés. Leur débandade inévitable à tous les puits, mares ou ruisseaux, leur aspect accablé quand ils arrivent au bivouac, les exposent aux remarques ironiques, aux appréciations désobligeantes des « Africains, » dont les chefs affectent de les considérer comme d’encombrans impedimenta. Les tirailleurs sénégalais eux-mêmes, dont une presse enthousiaste vanta les mérites, ne produisent pas une meilleure impression. Placés dans les plus mauvaises conditions matérielles, hâtivement incorporés dans la colonne Dalbiez, qu’ils ont dû rejoindre par une marche forcée, sans avoir pu prendre à Casablanca un repos indispensable, c’est seulement grâce à un esprit de corps intense que les officiers et sous-officiers des « troupes noires » évitent les déchets nombreux. Mais, après quelques étapes, ces marsouins et ces Sénégalais si décriés parviennent à forcer l’estime générale et conquérir d’activés sympathies.

D’ailleurs, les deux principaux élémens du corps expéditionnaire, « Africains » et coloniaux, ont besoin d’une indulgence réciproque. L’évident « chiqué » des uns prête autant à l’ironie que le laisser aller apparent des autres. Si les premiers se jugeaient lésés par l’intrusion de rivaux chaque jour plus nombreux dans un pays que l’« armée d’Afrique » a longtemps considéré comme un domaine personnel et réservé, les seconds, aigris par un accueil sans bienveillance, trouveraient leur situation bien définie par la remarque lapidaire d’un officier grincheux : « C’est nous, les Marocains. » A Fedala, Bou Znika, les troupes ont bivouaqué autour des kasbahs qui jalonnent les routes impériales, et qui servent de gîtes aux sultans quand ils vont visiter leurs provinces éloignées, ou razzier leurs sujets rebelles. Déjà, la pénurie de bois pour la cuisson des alimens s’est fait sentir. L’Intendance, en négligeant de constituer des approvisionnemens suffisans sur la ligne d’étapes, comme en oubliant d’aménager les points d’eau sur une route quotidiennement parcourue par d’énormes convois et des troupes nombreuses, montre qu’elle sait toujours se montrer sans effort inférieure à sa tâche. Pendant toute la durée de la campagne, elle ne fera rien pour interrompre cette tradition : elle distribuera aux troupes, parfois à huit heures du soir, de la farine en remplacement de pain et de biscuit, sans l’accompagner du combustible indispensable. Aux stationnemens, elle aura des fournisseurs indigènes qui livreront du pain d’orge dont les propriétés laxatives conviennent mal à des organismes fatigués et placés dans des conditions hygiéniques déplorables. La viande, abattue et distribuée d’après le rite métropolitain, reste exposée pendant plusieurs heures au soleil, aux mouches et aux poussières charriées par le vent ; elle est en partie gâtée avant de pouvoir être consommée.

Jusqu’à Themara, pendant trois jours, la colonne Dalbiez avait marché dans la quiétude la plus complète. L’influence française, qui rayonne depuis Casablanca, avait épargné à la Chaouïa les fantaisies administratives et fiscales du Makhzen, et maintenait la région dans un correct loyalisme envers Moulay-Hafid. Mais là, sur les confins indécis de la contrée, l’esprit de révolte contre le Sultan, d’hostilité contre les « roumis, » venait de se manifester. Le capitaine d’une compagnie coloniale, qui collaborait à la construction de la ligne télégraphique Casablanca-Rabat, signalait l’attitude hostile des douars environ-nans. Au Nord de l’oued Bou-Regreg, les surprises de convois, les attaques de bivouacs témoignaient d’une audace croissante chez les tribus révoltées, dont nos troupes en marche vers Fez longeaient les territoires. D’accord avec le commandant en chef, afin d’impressionner les populations, le général Dalbiez résolut de donner quelque solennité au passage de Rabat, que ses troupes devaient traverser, avant de franchir l’oued Bou-Regreg, qui délimitait au Sud la zone des opérations.

Un ministre avait déclaré à la Chambre, quelques jours auparavant : « Nos troupes n’entreront pas à Rabat ; elles contourneront la ville sans s’y arrêter. » Mais les événemens se chargent vite de démontrer que la politique marocaine est faite de contradictions. Et c’est avec une pompe relative que la colonne Dalbiez s’est donné l’illusion d’une entrée triomphale dans une cité ennemie. En tête, les quatre clairons d’une compagnie d’infanterie coloniale qui, depuis Paris, court après son bataillon qu’elle ne sait où retrouver. Les marsouins soufflent leurs pas redoublés les plus entraînans, mais bientôt la fatigue fait tort à la cadence et à l’ensemble. Le général, entouré de son état-major les suit, précédant les coloniaux qui représentent l’infanterie française dans ses troupes bigarrées. Un bataillon de tirailleurs algériens marche derrière sa nouba dont le vacarme aigrelet n’arrive pas à s’accorder avec les cuivres éclatans qui ouvrent la marche. Une batterie coloniale, un bataillon de Sénégalais, l’ambulance, des chameaux, des cavaliers ferment le cortège, qui s’engouffre sous les portes du Mellah, traverse les rues du quartier juif, sort de la ville et se forme sur le bord du fleuve où une foule d’embarcations de toute taille vont transporter sur l’autre rive hommes, chevaux, canons, mulets et chameaux, bagages et matériel qui doivent terminer l’étape au bivouac de Dar-ben-Arousi.

Le souci de conserver l’équilibre dans les rues étroites, cahoteuses et sales, où les flaques gluantes laissaient gicler sous les souliers ferrés une boue fétide comme la boue chinoise, fixait obstinément vers le sol des yeux qui auraient volontiers admiré le spectacle environnant. Tous les Israélites des douze tribus semblaient s’être donné rendez-vous sur l’itinéraire des troupes pour contempler les libérateurs. Blonds et bruns, châtains et roux, têtes de patriarches bibliques, d’usuriers sordides ou de futurs rois de Paris, juchés en grappes au bord des maisons, ils arboraient un sourire amène, des faces joyeuses, des yeux brillans, des gestes empressés. Des Juives à la figure avenante, à la taille relâchée, écrasées contre les délicats grillages des fenêtres ou mêlées à la foule, mettaient, dans les remous de toques noires, des notes claires et gaies par leurs petits bonnets rouges ou violets, leurs fichus jaunes ou verts, et leurs robes blanches. Des Arabes et des Berbères, caractérisés par leurs burnous et leurs turbans, leurs physionomies sournoises, fermées ou cruelles, assistaient impassibles à cette invasion de roumis qui marquait la fin d’un régime de rapines et d’oppression.

Vu de la plage découverte par la rivière que ne refoulait plus la marée, le spectacle de l’embarquement était de ceux qui ne s’oublient jamais. Les curieux innombrables, couronnant les créneaux des antiques remparts patines en vieux rose, se détachaient sur un ciel d’azur clair où se découpaient les constructions blanches de la ville arabe, les maisons bleuâtres du quartier juif, le mât de la télégraphie sans fil, les minarets grisâtres, le bloc massif des bastions qui plongent dans la mer. En face, à demi masquées par les dunes, les murailles de Salé-la-blanche, aux tours carrées, aux créneaux pointus, laissaient apparaître les terrasses éclatantes et désertes, les toitures vertes des mosquées, les feuillages sombres des grands figuiers. Au large, le Forbin à l’ancre surveillait la ville et la tenait sous la menace de ses canons. Et, vers l’amont, la tour Hassan, tragiquement solitaire, dressait sa silhouette rouge par-dessus les jardins, et semblait protester, de toute sa masse orgueilleuse, contre les destinées nouvelles imposées au vieil empire musulman.


III. — RABAT ET SALÉ

Sur la plaine de sable fin abandonnée par l’oued Bou-Regreg au début de la saison sèche et qui, large de 800 mètres, s’étend du fleuve aux remparts de Salé, un bataillon de coloniaux, un peloton de spahis sont bivouaques et gardent la ville. La colonne Dalbiez les dépasse, abandonnant sa compagnie de marsouins qui est enfin arrivée à destination. Et ceux qui restent ne voient pas s’éloigner sans regret les troupes que le général Moinier attend impatiemment pour renforcer la colonne Brulard et marcher avec tout son monde, en toute hâte, jusqu’à Fez.

Pendant que les derniers arrivés dressent leurs petites tentes, les renseignemens et les nouvelles s’échangent dans un brouhaha bruyant. Les anciens mettent au courant des événemens les nouveaux venus, qui n’en avaient perçu que des échos très affaiblis. C’est ainsi qu’on leur apprend : la création d’une base secondaire de ravitaillement à Meheydia, l’attaque du bivouac de Dar-ben-Arousi le 2 mai, celle d’El Kounitra le 6, de Lalla Ito le 11, où les clameurs des femmes poussant les guerriers à l’assaut dominaient le bruit des canons et de la fusillade ; les surprises des premiers convois lancés avec trop de confiance entre Salé et El Kounitra, où les « tringlots, » quoique sans escorte, firent brillamment leur devoir ; la marche pénible de la colonne Brulard qui, pour ne pas s’engager à travers les pièges de la forêt de Mamora, devait s’enlizer dans une plaine encore à demi inondée ; les intentions menaçantes des tribus Zemmour, Cherarda, et Béni Hassen qui, par bonheur, ne semblaient pas disposées à prendre simultanément l’offensive ; l’attitude équivoque de Salé, qui avait fermé ses portes à la colonne légère, et dont les habitans, laissant les femmes dans la ville, couraient la campagne et venaient, la nuit, tirailler sur le bivouac.

Il semble, à ce sujet, que l’autorité militaire a parfois poussé trop loin la patience et la mansuétude. Quoique nous fussions au Maroc pour y faire œuvre de police et non de conquête, nous aurions pu mettre en pratique avec une sage rigueur le système des responsabilités collectives qui, dans nos lointaines colonies, aussi bien que pendant l’expédition de Chine, a donné presque toujours d’excellens résultats. La garde des portes de Salé par des postes français n’était pas une mesure de protection suffisante. La perspective, après chaque attentat, d’une exécution partielle ou d’un bombardement réduit, aurait plus sûrement calmé le zèle patriotique ou pillard des tribus de la région. En pays arabe, on doit se montrer fort si l’on veut inspirer la crainte, et les sultans, quand ils le peuvent, appliquent sans ménagemens ce principe absolu.

Les gens de Rabat, quoique secrètement hostiles à Moulay-Hafid, paraissaient moins farouches que les habitans de Salé. Depuis plus longtemps, d’ailleurs, ils étaient en contact direct avec les Européens : les consuls, une station de télégraphie sans fil, une importante usine d’alcool, des comptoirs commerciaux, les bateaux qui faisaient escale dans la rade pour échanger les articles courans d’exportation européenne contre l’orge, les peaux, les tapis, donnaient une apparence de communauté d’intérêts aux relations entre indigènes et roumis. Mais, surtout, la présence d’un « tabor » important, troupe de toutes armes de la police marocaine intelligemment organisée par les officiers et sous-officiers français au service du Sultan, maintenait les Arabes de la ville et les Berbères de la campagne dans une fataliste tranquillité.

Tandis que les Israélites de Salé, dès l’apparition de nos colonnes, devaient faire un exode précipité pour fuir la colère des habitans et se mettre à l’abri de représailles caractérisées par le pillage de leurs maisons, le quartier juif, le Mellah de Rabat, exultait. Jamais les petits commerçans n’avaient été à pareille fête. Ils trouvaient enfin l’occasion, pour eux et leurs enfans, d’utiliser les phrases françaises apprises dans les écoles que la prévoyante Alliance israélite universelle organisait depuis 1882. Visiblement, ils semblaient croire que nous allions exiger aussitôt du Sultan leur émancipation comme en Algérie, et que notre intervention était voulue par Jehovah pour assurer le triomphe d’Israël. Leur familiarité, leur complaisance étaient sans bornes. Leurs jeunes gens arboraient déjà le costume européen, symbole de leur affranchissement. Et l’on pouvait prévoir la soudaine fragilité des barrières élevées par les gouvernans arabes, — qu’on ne saurait pourtant incriminer d’obscurantisme romain, — contre une race qu’ils redoutaient. Bientôt disparus, les Mellahs analogues à nos ghettos moyenâgeux ; oubliées, l’interdiction du turban, la souquenille et le bonnet noirs, la peinture bleue des maisons ; abolies, les défenses de porter des armes apparentes et de franchir certaines portes à cheval ! En attendant, ils servaient de guides empressés et dociles, de fournisseurs diligens ; ils venaient, sur les fronts de bandière, dresser leurs tentes marabouts où se ruait la clientèle militaire, attirée par la faiblesse relative de prix contre lesquels les mercantis ou commerçans européens, qui supportaient depuis Casablanca des frais généraux considérables, pouvaient difficilement lutter.

Un grand journal parisien, voulant démontrer la prudence et la bonne foi de notre diplomatie dans le problème délicat de l’occupation des villes marocaines, annonçait triomphalement : « Nos troupes ne s’installeront ni à Rabat, ni à Salé ; elles occuperont Bou-Regreg. » Comme tant d’autres de ses confrères, il avait, une fois encore, pris le Pirée pour un homme, un fleuve pour une localité. Mais, vraiment, la présence d’une force militaire sur les sables de la rive était alors indispensable, malgré les mauvaises conditions hygiéniques de leur installation. Les convois qui traversaient le fleuve à Rabat restaient parqués sur la plage de Salé avant de repartir pour et Kounitra, où s’organisait une colonne de ravitaillement vers Fez, sous le commandement probable du colonel Gouraud. Et les troupes, dont le rôle était d’assurer la sécurité du passage, stationnaient sur un sol poussiéreux, dans une atmosphère saturée de sable et d’émanations pestilentielles répandues par les cadavres d’animaux abandonnés au pied des remparts, près des centaines de chameaux, chevaux et mulets vivans qui augmentaient l’infection.

Certes, les emplacemens agréables de camps et de bivouacs ne manquaient pas aux environs. On aurait pu avoir le choix entre le plateau bien aéré de Dar-ben-Arousi, aux sources nombreuses ; les jardins de Salé, bien arrosés, embaumés par les senteurs des grenadiers et des orangers, où les figuiers, les mûriers énormes, les arbres fruitiers d’Europe, mettent une ombre fraîche. Sur la rive gauche, le plateau de Chellah offrait les vastes prairies qui entourent la Kasbah d’Abd-el-Aziz, et surtout les douces ondulations séparées par de clairs ruisseaux, d’où jaillissent des fontaines abondantes, et d’où émergent, entre des bouquets de bois, les vestiges d’une ville romaine. Les Arabes ont succédé aux Latins, et, sur ce coin de terre comme dans tout le reste de l’Empire, ils les ont égalés, parfois même dépassés dans le faste et l’ampleur des constructions. Remparts gigantesques, portes monumentales, aqueducs immenses, canalisations minutieuses témoignent à Chellah, comme à Rabat et Salé, des splendeurs d’une civilisation passagère et qui semble éteinte à jamais.


IV. — DE SALÉ A FEZ

À mesure qu’arrivent les renforts expédiés de France, d’Algérie et du Sénégal, les troupes débarquées sont envoyées dans les postes de la ligne d’étapes, et les détachemens qui les occupaient sont poussés vers le Nord. C’est ainsi que deux bataillons coloniaux, un peloton de spahis, une batterie de 75, échelonnés entre Bou Znika et Salé, et qui se croyaient voués jusqu’à la fin de la campagne au rôle ingrat des escortes, vont rejoindre à et Kounitra un bataillon de tirailleurs algériens, un escadron de chasseurs d’Afrique, et les services correspondans, pour former la colonne Gouraud.

Si l’objectif et la composition de cette colonne étaient définis depuis longtemps dans le mystère des états-majors, le choix du chef n’avait pas été fait sans difficultés. De nombreux candidats avaient réclamé l’honneur de ravitailler Fez à la suite des troupes du général Moinier. Mais il n’avait pas été possible d’évincer le plus jeune colonel de l’armée française, déjà commandeur de la Légion d’honneur, à qui ses campagnes précédentes du Tchad et de Mauritanie donnaient une auréole de chance inépuisable et de science incontestée. Il fallait aussi réserver une part équitable dans les opérations aux élémens de l’armée coloniale dont la Presse et le Parlement avaient exigé l’envoi au Maroc. L’émulation et l’esprit de corps allaient donc se manifester dans leurs formes les plus nobles et contribuer, autant que l’habileté manœuvrière du chef suprême, à la rapidité, aux succès décisifs de l’expédition.

Le 19 mai au soir, la concentration à et Kounitra était terminée. Dans l’après-midi, un capitaine du poste avait été tué, quelques hommes blessés, pendant une escarmouche avec les guerriers zemmours qui étaient venus tirailler contre les tranchées et qui, refoulés dans la forêt voisine, n’avaient pu inquiéter l’arrivée des troupes à l’étape, ni les fractions du convoi dans leurs mouvemens préparatoires entre Meheydia et la Kasbah d’El Kounitra. Le lendemain, la colonne enfin constituée devait se mettre en route pour Lalla Ito.

Le départ avait été fixé à trois heures du matin. Ce n’était pas trop tôt pour une étape de 42 à 45 kilomètres au début de l’été, avec une caravane de 1 700 chameaux dont le premier groupement est difficile et lent, un troupeau de 300 bœufs, des soldats lourdement chargés, peu habitués à la marche en terrain sablonneux. Mais, malgré les ordres minutieux de la veille, un de ces contretemps, qui laissent impuissant le chef le mieux obéi, retarde jusqu’à neuf heures et demie le départ de la colonne tout entière. Ainsi commencée sous le soleil déjà chaud, à travers une plaine déserte et sans arbres, l’étape s’annonçait désastreuse. Elle l’aurait été en effet si un incident, d’ailleurs prévu dans le dispositif de marche, n’avait rendu quelque vigueur aux troupes épuisées.

Vers la fin du jour, alors que les traînards, de plus en plus nombreux, se laissaient dépasser par leurs camarades et s’égrenaient entre l’arrière-garde et le détachement de spahis qui fermait la marche, quelques Zemmours sortent de la forêt et viennent, à moins d’un kilomètre de nos derniers cavaliers, montrer de belliqueuses intentions. En même temps, sur la lisière sombre, apparaissent de nombreux groupes ennemis qui semblent prêts à profiter de l’obscurité naissante pour tenter une fructueuse opération contre le convoi. Comme par enchantement, la vigueur renaît dans les jambes lassées. Les traînards, dans leur crainte d’être abandonnés sur la route, exposés aux fantaisies cruelles des Marocains, accélèrent l’allure et viennent grossir l’effectif de la compagnie d’arrière-garde qu’ils ne peuvent dépasser. Ils ne sentent plus le poids du sac et des cartouches, les ampoules aux pieds, le sable du sommeil dans les yeux, les tiraillemens de la faim. Les spahis, joyeux de voir l’ennemi, s’égaillent en fourrageurs et se dirigent à travers la plaine nue sur les cavaliers zemmours qui esquissent une fantasia, font tourner leurs chevaux en cercle et lâchent au hasard des coups de fusil inoffensifs. La compagnie d’arrière-garde s’attarderait volontiers à contempler ce spectacle improvisé ; les hommes échangent leurs impressions avec une volubilité nerveuse qui, chez quelques-uns, doit masquer une craintive appréhension. Mais l’ennemi se rapproche, sans offrir cependant un but qui justifie une riposte de nos fantassins ; seuls, quelques spahis s’arrêtent et font le combat à pied, sans doute pour essayer leurs carabines. Un Marocain tombe ; on aperçoit ses compagnons qui le relèvent et l’emportent dans la forêt.

Grâce à l’excitation causée par cet intermède, les derniers kilomètres s’achèvent assez aisément. Nul n’osait plus rester en arrière, et les plus éclopés étaient devenus les plus légers. Il faisait nuit noire, car le premier quartier de lune avait depuis longtemps disparu quand la colonne arriva devant les marais profonds qui protègent les abords de Lalla Ito. En plein jour, le passage était scabreux ; dans les ténèbres, avec des attelages, des chameaux, des hommes épuisés, il aurait pu se changer en désastre si les Zemmours s’étaient montrés plus audacieux. Affalées dans l’herbe humide, les unités attendaient leur tour sans se plaindre, car l’intensité de la fatigue étouffait les velléités de récriminations. Des arrabas, des canons, des caissons, des voitures d’ambulance s’écartent du gué, s’enlizent dans la vase, renversent leurs chargemens ; les conducteurs crient, les chameliers tempêtent ; dans l’eau jusqu’aux épaules, artilleurs, fantassins, redressent les véhicules, poussent aux roues, stimulés par les brefs encouragemens des chefs. À onze heures, les dernières troupes s’installaient enfin sur leurs emplacemens de bivouac ; et, sans force pour préparer un repas sommaire, la plupart des hommes s’endormaient, l’estomac creux, d’un sommeil agité que traversaient des cauchemars et des rêves de gloire.

Le lendemain matin, dès six heures, la colonie Gouraud était prête à repartir. Elle avait accompli, la veille, un véritable tour de force en franchissant, dans les plus mauvaises conditions, par une marche ininterrompue de quatorze heures, une étape que la colonne légère avait parcourue en deux jours. De tels soldats étaient dignes d’un tel chef. Ils avaient montré qu’ils étaient capables de réaliser tout ce qu’on peut demander aux forces humaines. L’épisode a passé presque inaperçu dans la suite rapide des événemens, mais il mérite d’être retenu comme un exemple de l’endurance et de l’entrain qui sont toujours, malgré les doléances des pessimistes, les meilleures et les plus durables qualités du troupier français.

Les étapes suivantes devaient être moins longues, mais presque aussi pénibles, par les obligations que la nature et la tactique de l’adversaire, la protection du convoi, imposaient à la colonne. Pour tenir les chameaux, objectif très vulnérable, hors de la portée des fusils ennemis, les compagnies d’infanterie en flanc-garde devaient, pendant toute la journée, cheminer à travers les orges et les blés mûrs. Enfoncés jusqu’aux épaules dans l’océan sans fin des épis d’où montait une chaleur lourde, aveuglés par les moucherons, les hommes se maintenaient péniblement à hauteur du convoi qui marchait allègrement sur la piste des caravanes. Plus loin, sur les flancs, les cavaliers, l’œil aux aguets, suivaient les crêtes légèrement accentuées mais favorables aux embuscades. Grâce à ces précautions, et nulle végétation ne masquant les vues, comme dans les pays tropicaux où les forêts épaisses, les hautes herbes, rendent illusoire le service de sûreté, toute surprise devenait impossible. En réalité, les ennemis furent toujours signalés à temps et leurs projets éventés. On le vit bien chaque fois qu’ils tentèrent de mordre à la proie magnifique représentée par le convoi et qui surexcitait leurs guerrières ardeurs. D’ailleurs, le manque de cohésion entre les tribus poussa fréquemment les plus faibles à « sauver leur épingle du jeu » en dévoilant les intentions de voisins puissans et redoutés qui les forçaient de combattre avec eux.

Ainsi, dès l’arrivée au bivouac de Mechra-bou-Derra, sur la rive droite de l’oued Beht, qui roule des eaux claires et rapides entre ses berges encaissées, un caïd venait prévenir le commandant de la colonne d’une attaque préparée par les Béni Hassen pour la nuit, ou la matinée du lendemain. Il était obligé, disait-il, d’y participer pour éviter des représailles, mais il voulait dégager sa responsabilité en affirmant sa sympathie pour les Français. Un tel avis était trop précis pour être dédaigné. Les champs d’orge et de blé qui entouraient le bivouac rendaient facile une de ces attaques de nuit que les tribus tentent volontiers ; mais, soit par lassitude, défaut d’entente ou retard au rendez-vous, le camp ne fut pas inquiété.

Le l’enseignement était cependant exact. Au point du jour ; le lendemain 22 mai, tandis que les premiers élémens de la colonne commençaient à défiler sur la route de Sidi Gueddar, le colonel reçut une confirmation nouvelle de l’avis de la veille. Aux abords des douars lointains qui faisaient des taches brunes dans les champs, on pouvait remarquer, à la lorgnette, une animation insolite. Puis, de tous côtés, des points blancs se meuvent dans les moissons, se réunissent en petits groupes, se rapprochent lentement, deviennent des cavaliers nombreux, qui semblent sortir de terre et manœuvrer de façon à faire un cercle immense autour du convoi dont les divers élémens, disséminés sur une longueur de cinq kilomètres environ, sont également vulnérables et paraissent également menacés. Soudain, quelques coups de fusil éclatent à l’arrière-garde ; sur les flancs, des tourbillons de poussière signalent une offensive rapide des cavaliers Béni Hassen, mais nos canons de 75, promptement mis en batterie, crachent quelques obus bien ajustés qui produisent chez les assaillans une véritable panique. Les unités d’infanterie, affectées à la protection latérale de la colonne, n’ont plus qu’à refouler lentement les ennemis qui se replient suivant la direction générale de marche, vers une ondulation de terrain perpendiculaire à la route, où s’agitent des silhouettes lointaines, où se livre un combat furieux.

À l’avant-garde, en effet, les spahis éclaireurs de la colonne venaient de se replier en toute hâte, après avoir éventé une embuscade tendue par trois cents Marocains environ, en arrière de cette crête d’un faible relief d’où ils dominaient la route et pouvaient apercevoir tous les élémens du convoi qui allait s’offrir à leurs coups. Un de nos cavaliers avait été tué à bout portant, et ses camarades n’avaient eu que le temps d’accourir au galop pour signaler le danger imminent. Le plan des ennemis se dévoilait alors dans toute sa simplicité. Avec une habileté manœuvrière qui prouvait une longue pratique de ce genre d’opérations, ils avaient tout d’abord harcelé la colonne sur l’arrière et les flancs pour tromper son chef sur leurs véritables intentions et l’obliger à faire presser la marche en groupant tout son monde à l’avant. Ils escomptaient la confusion et le désordre que cette opération produit toujours sur leurs victimes habituelles, et ils espéraient profiter des avantages d’une embuscade inattendue, d’une fusillade nourrie, d’une charge furieuse de leurs cavaliers, pour vaincre les dernières résistances et capturer au moins une partie importante des chameaux.

Ce projet fut heureusement déjoué. Tandis que le colonel, accoutumé par ses campagnes antérieures à la tactique des Touareg et des Maures pillards, réglait la marche de son convoi, sans se laisser émouvoir par les démonstrations fallacieuses des guerriers que l’artillerie tenait à distance, la compagnie d’avant-garde, livrée à ses seules forces et qui ne pouvait espérer un renfort immédiat, déployait trois de ses sections à cheval sur la route et progressait par échelons en ripostant de son mieux au feu enragé de l’ennemi. Des hommes tombent ; les camarades vident leurs cartouchières, et, sans émotion apparente, continuent à tirer. Les Marocains, surpris par cette offensive, tentent de s’y opposer. Avec de grands cris, qui semblent invoquer la protection de Mahomet, leurs cavaliers s’élancent au galop, portant en croupe des. fantassins qu’ils déposent dans un épais fourré de chardons d’où ils pourront à leur aise fusiller nos tireurs. Mais une section de mitrailleuses accourt au pas pesant de ses mulets. Par une chance extraordinaire, aucun des animaux, dont l’ensemble forme une cible superbe, n’est touché. Les mitrailleuses s’établissent à la gauche de la ligne, et les « fusils du diable, » comme devaient bientôt les nommer les Marocains, font entendre leurs détonations stridentes et saccadées. Une section de marsouins leur sert de soutien contre un assaut probable de l’ennemi ; par endroits, quarante mètres à peine séparent maintenant les combattans. Les chefs de section ne peuvent résister à la tentation ; les revolvers sortent de leurs étuis et un lieutenant, calme comme au stand, abat un gros Marocain barbu qui le visait avec son mauser en montrant son buste à travers les chardons. Enfin, les Béni Hassen sont démoralisés par la progression lente, mais continue des marsouins, qui, exécutée la droite en avant, les refoule peu à peu sous le feu des mitrailleuses. La crainte d’un corps à corps que leur font prévoir imminent les éclairs des baïonnettes placées au bout des fusils, la conviction d’avoir manqué leur coup, l’apparition de compagnies qui s’approchent et vont bientôt renforcer notre ligne de combat, les décident à une prompte retraite. Brusquement, tout se tait, dans le fourré comme sur la hauteur. Les ennemis ont disparu, en abandonnant, avec leurs armes et leurs chevaux tués, leurs blessés qui gémissent, une centaine de morts dont les yeux vitreux semblent liges dans l’admiration du Paradis musulman.

De notre côté, les pertes étaient grandes, si l’on considère la faiblesse des effectifs réellement engagés. Outre le spahi dont la mort avait démasqué l’embuscade toute proche, la section de mitrailleuses comptait deux blessés. Dans la compagnie de marsouins qui, suivant l’expression du colonel, avait « les honneurs de la journée, » l’appel fait à la fin de l’action révélait 4 tués et 18 blessés dont 14, grièvement touchés, étaient déjà confiés aux soins de l’ambulance. Une des sections avait le tiers de son effectif hors de combat ; le sous-lieutenant, tout frais émoulu de Saint-Cyr, avait brillamment subi le baptême du feu. Dans la troupe, la surexcitation causée par la joie de vivre, qui suit les engagemens violens, se traduisait par des conversations bruyantes où tous parlaient à la fois : l’un montrait son casque traversé par une balle ; l’autre, la crosse de son fusil brisée ; certains, légèrement atteints, faisaient envier leur main sanglante, leur nez éraflé, leur cou mordu par la caresse brutale d’un projectile.

L’aventure d’un blessé semblait donner quelque apparence de raison aux théoriciens de la fatalité. Les journaux de Paris et, après eux, ceux de Londres, ont noté l’histoire d’un soldat qui s’était subrepticement glissé dans les rangs d’une compagnie expédiée au Maroc ; découvert sur le quai de la gare au moment de monter dans le train, il avait été renvoyé à la caserne, malgré ses supplications. Or, cette épisode a une suite qui vaut d’être racontée. Le lendemain, à Marseille, quand sa compagnie s’apprêtait à quitter la vieille caserne de la Charité pour aller s’embarquer sur l’Iméréthie, le capitaine vit arriver l’enragé volontaire qui, tout essoufflé, semblait avoir suivi le train à la course, comme le chameau de Tartarin. Le souvenir des marsouins du colonel de Pélacot qui, en 1900, s’étaient cachés à fond de cale pour accompagner, en marge de l’effectif réglementaire, leurs camarades expédiés à Tien-Tsin, pouvait avoir inspiré cette fugue ; mais l’explication était plus simple. Ce soldat, nommé Augier, comptait dans une des unités que le 23e régiment colonial avait dirigées sur le Maroc quelques jours auparavant ; pour un motif quelconque, on l’avait laissé à Paris. Il avait espéré profiter du départ de la dernière compagnie ; repoussé, il était allé conter sa mésaventure au colonel, l’avait attendri, et en avait obtenu l’autorisation de prendre le rapide pour Marseille où il pouvait ainsi arriver à temps. Ses vœux étaient exaucés. À Salé, quand tout le bataillon parisien fut enfin réuni, Augier ne voulut pas quitter sa compagnie d’adoption. Un simple jeu d’écritures et l’assentiment des deux capitaines lui donnèrent la joie de rester avec ses nouveaux camarades. Et, le 22 mai, il tombait un des premiers, frappé de trois balles, à la mâchoire, au bras et à l’épaule, dont heureusement il ne mourut pas. Ainsi, cet homme qui pouvait vivre tranquille à Paris, qui pouvait même faire toute la campagne sans encombre s’il avait suivi sa destination normale, avait intéressé à son sort un colonel, un major de régiment, deux capitaines, fait fléchir la rigueur des règlemens, supprimé les lenteurs de l’administration, pour tomber à la première affaire et mériter en quelques jours la récompense dont rêvent tous les vieux soldats.

Le passage étant ainsi dégagé, la colonne Gouraud continua sa route jusqu’au poste de Sidi-Gueddar. L’étape était courte, mais les troupes avaient besoin de repos, et la durée d’écoulement du convoi qui devait traverser l’oued Rdom par un gué très encaissé ne permettait pas d’aller plus loin. D’ailleurs, il fallait éviter aux morts les profanations de sépulture en donnant à leurs tombes une protection efficace, et soigner les blessés dans l’ambulance du poste, sommairement installée sous des tentes inconfortables.

Cinq morts et vingt blessés arrivant ensemble, il n’en fallait pas autant pour jeter la confusion et le trouble dans une formation sanitaire mal outillée, dont le personnel administratif fut vite débordé par cette affluence inusitée. Le chiffre des pertes passait en effet pour être énorme, dans un pays où les grandes batailles sont, le plus souvent, des fantasias presque inoffensives, bruyantes et colorées. Il fallait remonter jusqu’aux débuts de l’occupation de Casablanca, jusqu’aux affaires de la colonne des Todlas pour compter une « casse » aussi importante. Le chloroforme manquait ; les blessés hurlaient sous les sondes et les bistouris, dans le brancard régimentaire qui servait de table d’opérations. Le poste, établi dans une plaine sans arbres, ne possédait même pas le bois nécessaire pour la confection de cercueils improvisés. Et c’est enroulés dans leurs couvre-pieds maculés de taches sombres par le sang desséché, sans prières mais non sans discours, que les premiers tués de la colonne Gouraud furent confiés à la terre grisâtre de Sidi-Gueddar. Des croix et des couronnes de fleurs sauvages hâtivement tressées étaient l’hommage modeste et attendri de leurs compagnons d’armes dont plusieurs, grisés par la sobre majesté de cette cérémonie sans musique et sans larmes, suivis du cortège immense où tous les grades se coudoyaient dans une fraternelle émotion, souhaitaient peut-être pour eux-mêmes une mort suivie d’une telle apothéose.

L’engagement du 22 mai était une leçon sévère pour les tribus de la région. Il leur montrait, à leurs dépens, les dangers d’une lutte rapprochée où leur manque de cohésion, leur infériorité en tactique les exposaient aux ripostes sanglantes et aux échecs retentissans. Nous verrons, dans la suite, leurs guerriers profiter de l’expérience, en s’exagérant la valeur de ses enseignemens. Ils se révéleront alors partisans convaincus de « l’ordre mince ; » ils étendront démesurément leurs fronts de combat, prenant bien soin de ne plus présenter à nos canons et à nos fusils que des objectifs sans consistance, dont l’éloignement et la mobilité déconcertent. Mais, en se rendant moins vulnérables, ils perdront les avantages de l’offensive résolue que leur nombre autoriserait. Présens partout sur le terrain choisi par eux dans les rencontres qu’ils ont préparées, ils ne seront forts nulle part. Sans réserves, sans chef unique et obéi, sans volonté ferme d’aborder et de vaincre, grâce à leur tactique nouvelle, ils ne feront plus éprouver à nos troupes que des pertes légères, en inquiétant leur marche sans pouvoir la retarder, ni protéger leurs villages, leurs douars et le nouveau Sultan qu’ils ont reconnu.

Aucun incident ne marqua l’étape du 23 mai. Les surprises auraient été cependant faciles entre la vallée de l’oued Rdom et celle de l’oued Sebou, que la colonne atteignait après une marche assez courte. À la plaine immense, couverte de champs d’orge et de blé, de prairies où pendant plusieurs heures les flancs-gardes avaient marché dans les fleurs, où les villages étaient petits, misérables et nombreux, avait succédé une région tourmentée, où la route s’allongeait entre des chaînes de hauteurs parallèles, séparées par de profonds ravins. L’espoir d’arriver sans encombre à Fez illuminait déjà les physionomies de quelques ennemis des sensations fortes et des émotions vives ; mais il fut vite déçu par la nouvelle qui circulait déjà dans le camp. Un caïd des Ouezzan avait dit au colonel : « La poudre a trop parlé hier, du côté de Dar-ben-Ali ; elle parlera sans cesse jusqu’à Fez. » Sur la foi de ce renseignement répandu par les hâbleurs de la colonne, les amateurs de gestes violens et d’actes sanguinaires se hâtèrent d’échafauder des rêves reluisans de médailles, de croix et de galons.

Le caïd ne s’était pas trompé. Les Cherardas qui, trois jours auparavant, avaient laissé passer tranquillement les troupes du général Moinier, s’étaient ravisés. Excités par la perspective d’une fructueuse razzia et par la faiblesse relative de la colonne Gouraud, deux fois moins nombreuse que la colonne de secours, ils voulurent venger la défaite des Béni Hassen en affirmant leur propre supériorité. Malheureusement pour eux, l’itinéraire des troupes françaises évitait le col de Zegotta dont ils sont les portiers intéressés, et leur intervention trop tardive ne leur permettait plus d’utiliser complètement la topographie de la région.

Les guerriers des tribus sont paresseux. Ils ne savent pas que le monde appartient aux hommes qui se lèvent tôt. Tandis que nos troupes se mettaient en marche dès l’aurore et parfois en pleine nuit, leurs ennemis n’étaient prêts à la lutte que vers huit ou neuf heures du matin. Cette particularité devait faciliter pendant toute la campagne le départ quotidien des colonnes, opération toujours délicate quand un gros convoi de chameaux les alourdit, et leur donner la tranquillité nécessaire pour franchir sans dommage les passages dangereux. Ainsi, le 24 mai, pendant plusieurs kilomètres, la route suivie par la colonne Gouraud longeait l’oued Sebou ; tracée en corniche sur les derniers contreforts du Djebel Tselfat, elle pouvait être aisément défendue par des adversaires audacieux. Mais, surtout, quelques dizaines de tireurs adroits, embusqués dans les herbes et les rochers sur la rive opposée du fleuve profond, large d’à peine cent mètres, auraient fait un copieux massacre dans les chameaux et les attelages, pressés en groupes épais, qui devaient défiler devant eux. Protégés par leurs abris, hors de l’atteinte des flancs-gardes que l’absence de gués et d’embarcations maintenait sur la route, ils auraient sans danger démonté l’artillerie, décimé le convoi, obtenu des résultats matériels et moraux considérables.

En d’autres pays, dans l’Afrique centrale ou le Tonkin, par exemple, nos ennemis habituels n’auraient pas manqué de profiter d’une si belle occasion. Les marches de nuit, les embuscades savantes, les surprises au petit jour n’effraient pas les partisans de Doudmourah ou les fidèles du De Tham. Et quand on songe au mal que nous ont fait ces pillards ou ces pirates, ainsi que nous les désignons avec dédain, et qui, au Tonkin notamment, n’ont presque jamais réuni plus de 200 fusils, on doit se féliciter de ne pas en avoir eu de semblables contre nous sur les routes marocaines. Tapis dans les orges, blottis derrière les rochers, invisibles et insaisissables, ils n’auraient pas fait de démonstrations théâtrales, propices à nos brillans déploiemens, mais nous aurions payé beaucoup plus cher, en morts et en blessés, les départs de bivouacs, les passages de gués, les bulletins de victoire et la soumission des tribus.

L’indolence des Marocains fut donc, pour la colonne Gouraud, la plus efficace des protections. Quand les guerriers, enfin réveillés, se montrèrent sur les hauteurs, les troupes étaient sorties du long défilé que bordait le fleuve, et pouvaient utiliser la supériorité de leur tactique et de leur armement, l’habileté manœuvrière de leur chef. L’artillerie, aussitôt postée en avant, arrosa de ses shrapnells les collines où paraissaient les guerriers cherardas qui furent obligés de se disperser, non sans pertes, et de s’écouler vers le flanc droit de la colonne dont ils suivirent à distance les mouvemens. Mais les flancs-gardes d’infanterie couronnèrent promptement les hauteurs qui dominaient la route, pour tenir le convoi hors de l’atteinte des projectiles ennemis. Ainsi encadrée, la colonne continua sa marche sans autres interruptions que les arrêts causés par les changemens successifs de position de l’artillerie, et par les rassemblemens fréquens du convoi dont il fallait, à certains endroits de la route, réduire l’allongement.

Tandis que les Algériens, ravis d’entrer en ligne et de faire, à leur tour, parler la poudre, tiraillaient avec rage, sur des guerriers lointains qui n’osaient plus s’approcher pour riposter à bonne distance, un épisode intéressant rompait la monotonie du combat dans la zone de marche d’une compagnie de marsouins. En progressant à couvert dans un vallon, elle arriva, sans être éventée, à proximité d’une troupe de cavaliers cherardas qui, se voyant découverts, s’enfuirent précipitamment. Salués aussitôt par des salves bien ajustées, l’un d’eux, vêtu d’un manteau rouge, monté sur un cheval superbe, mortellement atteint s’affala sur le sol. C’était, sans doute, un chef important, car la troupe s’arrêta aussitôt, et deux cavaliers s’élancent pour emporter le corps. Ils sont abattus par quelques bons tireurs ; deux autres suivent, qui ont le même sort. Deux nouvelles tentatives n’ont pas plus de succès ; enfin, les survivans terrifiés se décident à s’éloigner. Quand la compagnie, continuant sa marche, arriva sur la place, huit cadavres de guerriers formaient la garde d’honneur du chef défunt dont le magnifique mauser neuf, le sabre à la poignée enrichie de ciselures d’or, la poche à cartouches, élégante et bien garnie, révélaient le haut rang.

Vers trois heures, l’intensité de la fusillade décroît ; les coups de canon s’espacent et cessent. L’oued Zegotta est traversé sans encombre, et c’est dans le calme du soir et le bruit des moissons doucement agitées que la colonne établit son bivouac au Douar-bou-Kachouch, alors que la base des montagnes enfin silencieuses s’estompe déjà dans la nuit. Mais une lueur toute proche apparaît et grandit ; des flammes s’élèvent, chassant une fumée noire dont les volutes épaisses s’illuminent de reflets rouges ; des ombres s’agitent et passent, brandissant des torches dont les éclipses rapides précèdent les éclats de nouveaux foyers. Un brasier immense éclaire maintenant tout le camp et paraît être une revanche des Cherardas qui tenteraient d’anéantir les troupes en les enfermant dans l’incendie des moissons. Mais l’explication n’est pas aussi dramatique : les goumiers de la Chaouïa vengent leurs morts en brûlant un village abandonné. « Ce sont des sauvages, affirme un soldat ; il y avait bien dans les maisons une ration de bois pour toute la colonne, et nous en aurions grand besoin. » Mais, ô surprise ! la corvée de vivres apporte une grosse bûche par escouade et aussi, folles largesses, un paquet de tabac ou deux paquets de cigarettes par homme ! On ne s’attarde pas à supputer le « moins-perçu » de la ration ; les feux des cuisines brillent, l’eau chante dans les marmites, les pipes s’allument, les privations et les fatigues sont oubliées. Très tard dans la nuit, assis autour des braises discrètes, les soldats rêvent aux étoiles ou commentent doucement les péripéties du combat.

En n’attaquant pas la colonne dès le point du jour, les Cherardas avaient commis une grosse faute. Unis aux Béni Mtir qui offraient leur alliance, ils devaient la renouveler le lendemain, où nos troupes allaient se heurter au ban et à l’arrière-ban des guerriers de la montagne. Mais elles étaient déjà préparées par les deux journées précédentes à toutes les difficultés de la guerre en pays marocain. Sans mépriser l’adversaire, chefs et soldats ne le jugeaient pas réellement dangereux ; la crainte de paraître avoir peur n’existait même plus chez les novices du coup de feu. Tous savaient que l’artillerie exerçait à grande distance une influence démoralisante sur l’ennemi dont elle brisait l’élan ; que nos cavaliers bien conduits, alertes et souples, s’ils n’étaient pas assez nombreux pour tenter des charges épiques, accomplissaient à merveille leur rôle d’éclaireurs. Les conducteurs du troupeau, les chameliers eux-mêmes s’étaient habitués à marcher en bon ordre. Parfois, un chameau lunatique ou mal chargé bramait obstinément et refusait d’avancer ; son « sokkras » l’écartait aussitôt de la route pour ne pas gêner la marche du convoi, le forçait à s’agenouiller en lui serrant le genou avec une corde et, tandis que la bête râlait de rage, rétablissait l’équilibre de la charge en un tour de main.

La colonne tout entière avait quitté, dès l’aurore, le bivouac de Bou-Kachouch, et cheminait paisiblement dans l’air frais du matin. Quelques reporters de journaux, vêtus de tenues fantaisistes, le marquis de Segonzac qu’on se montrait au passage, quelques fournisseurs qui avaient obtenu l’autorisation de donner à leurs caravanes la protection du convoi, marchaient avec l’avant-garde, et cet empressement semblait de bon augure. Dans les rangs, des soldats gouailleurs y voyaient la promesse d’une étape pacifique ; mais d’autres, qui avaient admiré en Chine l’audace des correspondans militaires, pronostiquaient l’imminence d’un combat sérieux. Cette prédiction allait bientôt se réaliser.

Après avoir traversé un plateau nu et désert, où les champs faisaient des taches vertes et jaunes, la route longe les pentes septentrionales des contreforts du Djebel Zerhoun, pour entrer dans la vallée encaissée qui sépare ce massif du Djebel Gepsa. Et tandis que le versant exposé au midi montre ses ravins tourmentés, ses croupes capricieuses que les moissons déjà mûres couvrent de cette teinte jaunâtre dont les regards sont excédés, soudain, en face, un tournant de la route fait découvrir un pays tout nouveau. Pour la première fois depuis et Kounitra, des bouquets de bois, puis une sombre forêt d’oliviers reposent la vue obsédée par les blés, les orges et les fleurs. Sur les flancs du Djebel Zerhoun, depuis la ligue de faîte jusqu’au pied du massif, des villages s’étagent, dorés par le soleil, dominés par des minarets, entourés de jardins. Des torrens tombent en cascades qui laissent voir leurs rubans blancs à travers les feuillages épais. Mais ce n’est pas le moment de s’attarder dans la contemplation du paysage, et les âmes rêveuses sont vite rappelées à la réalité. Des estafettes courent, des spahis s’élancent ; un coup de canon fait rentrer sous-bois un essaim de cavaliers ennemis, sans doute placés là pour surveiller la colonne et signaler son approche aux guerriers qui se rassemblent au-delà d’un col dont le profil peu élevé ferme l’horizon.

La dislocation des troupes de protection et de manœuvre s’effectue aussitôt. Les flancs-gardes s’éloignent à gauche vers les crêtes qui dominent la route ; à droite, elles se rapprochent de la lisière des bois où elles ne doivent pas pénétrer. En avant, l’artillerie, les mitrailleuses garnissent le col, à temps pour troubler l’offensive des Marocains, favorisée par des ondulations de terrain perpendiculaires à la route et qui leur permettaient de s’approcher à couvert. On remarquait d’ailleurs, dans leurs mouvemens, nos procédés d’infiltration par hommes isolés et par petits groupes, dont ils devaient la connaissance aux anciens soldats des tabors et de la mehallah du Sultan, qui, partisans résolus des rebelles, avaient déserté avec armes et bagages pour apporter leur science militaire toute fraîche aux sujets révoltés de Moulay-Hafid.

S’ils avaient eu le réveil plus matinal, Béni Mtir et Cherardas auraient pu occuper avant nos troupes le col de Nzala-Beni-Amar. Le déploiement de l’avant-garde serait alors devenu difficile dans une étroite vallée bordée à droite par une forêt, d’où les tireurs ennemis auraient gêné la colonne et son convoi ; le choix des positions d’artillerie était restreint et malaisé ; on était obligé d’enlever la lisière et d’engager un combat sous-bois qui retardait la marche et pouvait causer des pertes graves. Donc, cette fois encore, la chance était pour nous.

Dans l’affaire du 25 mai, les canons eurent un rôle prépondérant. Leurs obus éclatant au-dessus des crêtes, fouillant le fond des vallons, arrêtèrent brusquement la tardive tentative des guerriers dont les chevaux tourbillonnaient affolés, tandis que les fantassins cherchaient précipitamment un refuge dans la forêt. En vain, quelques chefs, qu’à leurs habits kaki on devinait être les déserteurs des troupes impériales formées à notre école, essayaient de les pousser en avant dans les moissons très hautes qui pouvaient masquer leur approche. Le souffle, la fumée, le bruit des shrapnells, la pluie de mitraille, l’arrosage des mitrailleuses fièrement installées près des canons, terrifiaient les Marocains qui voyaient dans ce terrain, accidenté mais découvert, une zone de mort impossible à franchir. Sourds aux exhortations, dès qu’ils arrivaient au bas du chemin rocailleux reliant les villages de la montagne à la route de la vallée, ils se dérobaient et gagnaient les bois. On les voyait se défiler d’arbre en arbre, progresser avec rapidité dans la direction du convoi, pour se joindre aux guerriers descendus de Nzala-Beni-Amar dont les deux groupes de maisons, perchés à l’origine d’un profond ravin qui ouvrait une large entaille dans la montagne, devaient leur paraître hors de l’atteinte des représailles. Les compagnies de flanc-garde s’opposaient de leur mieux, par un feu violent, à cette infiltration qui pouvait avoir de fâcheux résultats. Mais, avec une louable obstination, indifférens au sort de leurs morts et de leurs blessés que l’on voyait s’égrener sur la lisière de la forêt, Gherardas et Béni Mtir avançaient toujours.

Sur la gauche, un parti assez nombreux profitait d’un profond couloir invisible de la route et de la crête élevée où se profilait une compagnie de tirailleurs algériens, trop éloignée pour apercevoir et déjouer cette manœuvre dont le succès aurait placé les Marocains dans une position dangereuse pour le convoi. Une compagnie de marsouins, envoyée à mi-distance pour établir la liaison, éventait ce nouveau projet de l’ennemi qu’elle repoussait après un bref engagement.

Cependant, sans être critique, la situation ne pouvait se prolonger. Depuis deux heures, la colonne était immobilisée ; l’audace des assaillans augmentait ; la forêt fourmillait de guerriers que les détonations d’artillerie faisaient sortir de leurs lointains douars pour courir à la bataille. Il fallait arrêter promptement l’offensive de l’adversaire en lui montrant que nous avions encore en réserve de puissans moyens d’action. Sur l’ordre du colonel, les canons, dont les boucliers étaient martelés par les balles, sont braqués vers les maisons de Nzala. Bientôt les obus à la mélinite font leur œuvre. À travers les épais nuages de fumée noire qui marquent l’éclatement des obus, on voit les terrasses, les pans de mur voler en éclats. Les Cherardas et les Béni Mtir avaient cru le village inviolable ; ils n’avaient jamais supposé notre artillerie douée d’une telle puissance de destruction. Et, sans attendre l’anéantissement complet du village, ils abandonnent la lutte et s’enfuient en poussant des cris éperdus. La route était libre.

Quelques kilomètres plus loin, au passage d’un nouveau col, où les élémens étages de la colonne formaient pendant l’ascension un objectif séduisant, les habitans des villages situés sur les derniers éperons orientaux du Djebel Zerhoun tentaient un retour offensif. Ils croyaient sans doute qu’une distance plus grande rendait leurs maisons plus invulnérables ; mais ils furent promptement désillusionnés. Poursuivis à leur tour par les balles et les obus, ils regagnaient en désordre leurs hauteurs. Un renfort inattendu que recevait le colonel Gouraud leur avait d’ailleurs démontré l’opportunité de cette prudente résolution.

Le général Dalbiez venait d’arriver avec un bataillon mixte de légionnaires et de zouaves, un bataillon de tirailleurs algériens, un bataillon de marsouins, des goumiers, une batterie de 75. Le général Moinier connaissait les dispositions hostiles des Béni Mtir qui battaient la plaine de Fez, et les rencontres du 22 et du 24 mai ; il avait jugé prudent d’expédier du secours à la colonne de ravitaillement qui, près de terminer sa mission, pouvait se trouver exposée à de graves dangers.

Les pertes de la journée étaient légères, grâce à l’éloignement que les dispositions tactiques de nos troupes avaient imposé à l’ennemi. Quelques balles perdues avaient en outre fait des victimes dans les fractions que leur rôle et leur emplacement semblaient mettre à l’abri. Ainsi, un blessé que l’on transportait sur un cacolet jusqu’à la voiture d’ambulance était tué au moment précis de son transbordement dans le véhicule. Le convoi était indemne, et le commandant de la colonne dut en éprouver une satisfaction sans mélange, car sa jonction avec le général Dalbiez lui garantissait, pour sa dernière étape, une absolue tranquillité.

La traversée de l’oued Miqquès sur un beau pont en briques, datant du grand siècle arabe, s’effectua sans incident. Tandis que la colonne Dalbiez établissait son bivouac sur la rive droite du torrent, au débouché du pont, la colonne Gouraud alla s’installer non loin de là, sur le plateau rocailleux de Nzalet-el-Oudaïa. Quelques misérables cases abandonnées firent les frais d’une illumination aussi brillante que celle de la veille, allumée cette fois encore par les goumiers dont le dressage militaire n’avait pas réprimé les instincts pillards. Et pendant que tous, officiers et soldats, se félicitaient d’arriver le lendemain au terme provisoire de leurs fatigues, un orage aussi violent qu’imprévu se préparait dans le ciel serein. Bientôt, le vent qui souffle en tempête bouscule les tentes, emporte les toiles ; une averse diluvienne éteint les feux des cuisines, noie les denrées de la distribution, transforme le bivouac en marais boueux. Cet orage, insolite dans une saison sèche bien établie, n’était pas une rare anomalie ou le signe de la colère d’Allah. Dans la journée, l’artillerie avait tiré environ 250 coups de canon ; et l’ébranlement des couches atmosphériques dans l’étroite vallée où la colonne avait combattu suffisait pour expliquer le phénomène.

Mais l’orage s’est apaisé. La lune brille maintenant dans un ciel sans nuages, les troupes dorment d’un sommeil lourd. Seuls, les sentinelles et les petits postes, qui veillent en grelottant dans la fraîcheur de la nuit, attendent une attaque improbable de l’ennemi. À l’aube, le clairon soupire un appel monotone et lent : les notes gaies du « réveil en campagne » sont proscrites par les nouveaux règlemens et le « coup de langue » a remplacé les motifs alertes que les troupiers accompagnaient de refrains gaulois. Le camp grouille de chameaux que l’on désentrave, de chevaux qu’on attelle, d’hommes qui abattent les tentes, cherchent en grommelant des objets introuvables, et se rassemblent lentement. Puis, sur la route indécise, les troupes s’échelonnent, et s’éloignent dans la direction de Fez.

Les blessés de la veille, trop nombreux pour les deux voitures d’ambulance, gémissent sur les cacolets que des mulets au pas chancelant secouent avec indifférence. Pliant sous la charge de leur engin encombrant et lourd, et des deux hommes que les mouches et les cahots tourmentent, chaque animal tour à tour se couche et refuse d’avancer. Les blessés hurlent, les conducteurs tempêtent ; par la douceur ou la violence, ils forcent à se relever leurs bêtes dont les fardeaux vivans partagent le douloureux calvaire. Fréquemment, l’ambulance s’arrête ; le médecin vérifie les arrimages, fait reposer un animal de bât, soutient les blessés par des piqûres de morphine, et ces soins indispensables causent dans la marche de la colonne des à-coups fatigans.

Mais, par une pente insensible, on sort de la région accidentée de Bou-Zeloub et l’on arrive dans la plaine immense qui s’étend au Sud jusqu’aux montagnes de Bahlil. La proximité de Fez se devine à l’élargissement de la piste des caravanes qui mord les champs voisins, aux cadavres de plus en plus nombreux de chevaux et de chameaux que la colonne de secours a semés sur le chemin. Et les troupes du colonel Gouraud semblent, de même, à bout de forces. Les hommes, épuisés par la privation de sommeil, les départs dans la nuit, la longueur des marches, l’insuffisance de la nourriture, les diarrhées persistantes qu’ils ont puisées dans les mares et les ruisseaux, par la poussière épaisse que le vent d’Ouest ramène sur eux, s’efforcent de faire bonne contenance et de marcher allègrement. Mais les heures succèdent aux heures. Fez, le but suprême et l’étape si désirée, reste toujours caché derrière les pentes du Djebel Trat ; la plaine est déserte et la route s’allonge sans fin. Les visages disparaissent sous un masque de poussière gluante où la sueur trace des sillons sales ; les épaules se courbent, les têtes s’abaissent, et les chefs de section, comme de bons chiens de berger, oublient leur propre épuisement pour stimuler les traînards qui commencent à s’égrener.

Vers une heure de l’après-midi, un frémissement court de l’avant jusqu’à l’arrière-garde. Fez est en vue. Les tentes blanches de la mehallah chérifienne bordent ses murailles sombres que dominent d’innombrables minarets, des maisons blanches, les toitures vertes des palais du Sultan, les épais ombrages des jardins. Les montagnes jaunes et violettes, les noires forêts d’oliviers, la lumière intense, font à cette ville presque fabuleuse un décor de rêve. Mais l’atmosphère est si transparente que, après chaque halte horaire, la distance paraît toujours aussi grande. Et les troupes marchent toujours, dans une torpeur lourde, d’où la curiosité enfin satisfaite ne peut les faire sortir.

Soudain, un officier affairé passe au galop de son cheval et jette un avis essoufflé : « Le général Moinier est venu au-devant de la colonne et la regarde défiler. » Aussitôt les têtes se redressent, les jarrets se tendent, les pas cadencés martèlent le sol. Sans ordres, par un souvenir machinal des anciens honneurs abolis, les bretelles de fusil s’ajustent, les armes se placent aux épaules, une joie orgueilleuse brille dans les regards. Et plus loin, la colonie européenne de Fez, où se remarque une femme qu’on devine élégante et jolie sous le flottement soyeux de ses voiles arabes, admire à son tour les troupes dont les figures hâves disent les privations, dont l’allure fière explique les exploits.

Mais la colonne Gouraud se dirige vers les emplacemens de bivouacs qui lui sont réservés, à trois kilomètres de la ville, près de la résidence d’été du Sultan. Elle longe le mur élevé de l’Aguedal, traverse le pont de l’oued Fez et passe devant le camp des colonnes Brulard et Dalbiez qui bordent la route de Dar Dbibar. Des appels joyeux se croisent, des interrogations et des bienvenues s’échangent. Les premiers arrivés crient leurs impressions aux nouveaux venus qui, peu à peu, les écoutent à peine, car la réaction nerveuse se produit, la fatigue reprend ses droits et le désir maladif du repos supprime toute autre préoccupation.

On arrive enfin : « Les troupes campèrent à 1 500 mètres de la ville, dans les jardins de Dar Dbibar dont le palais sert de résidence au général Moinier. Ces jardins, arrosés de nombreux canaux, sont le plus agréable séjour qui pût être offert aux troupes fatiguées. » Mais cette alléchante description, qu’on pouvait lire dans le Temps du 27 mai, ne correspondait pas à la réalité. Les jardins du Sultan sont réservés aux officiers, plantons et cuisiniers des états-majors ; leur accès est rigoureusement interdit aux simples combattans. Et sur un plateau caillouteux, sans herbe et sans arbres, où le vent soulève des tourbillons de poussière tenace et rougeâtre, où 1 700 chameaux, 500 chevaux et mulets vont accumuler leurs immondices au milieu des troupes, la colonne Gouraud va s’installer.


PIERRE KHORAT.