El Arab, l’Orient que j’ai connu/La Syrie

Lugdunum (p. 234-249).

La Syrie

Notre arrivée dans le port de Beyrouth fut quelque chose de sensationnel.

En effet, à peine ancré notre paquebot, le service quarantenaire envahit le bord, s’informa… puis nous mit en quarantaine pour trois jours.

Il y eut des passagers qui poussèrent la protestation fort loin. Certains, surtout des femmes, s’arrachaient le cheveux, comme on dit. C’est qu’ayant soigneusement calculé leur voyage, ces gens avaient des correspondances à prendre, sans perdre une heure, pour arriver à temps à leur destination finale. Ils manquaient des rendez-vous urgents, affaires, familles, amours, situations. Le bateau n’était plus qu’une lamentation générale.

Pour moi comme pour mon compagnon il était bien indifférent de ne débarquer que dans trois jours. Personne ne nous attendait. Je dois même avouer que, pour ma part, il me plaisait beaucoup de rester à bord au milieu du va-et-vient du port, une atmosphère que j’ai toujours aimée.

La ville de Beyrouth, éventail rouge car tous les toits en sont de tuiles, s’étageait devant nous, plus attrayante qu’aucune du fait de nous être défendue. Dans de petites embarcations, les Arabes nous apportaient des oranges, des journaux, des bimbeloteries, tout en se gardant de monter les échelles. Le bruit confus des rues venait jusqu’à nous, dominé parfois par quelque nasillement de flûte musulmane. Et, tout autour de nous, les gréements des autres navires, mouillés pour quelques heures en attendant de repartir, formaient une légère forêt sans feuilles où le croissant de la lune, quand vient le crépuscule, semble se prendre dans une toile d’araignée sidérale.

Cependant, la nouvelle ayant circulé : « Tout le monde dans le salon des premières demain matin à sept heures pour la visite médicale », ennuyés d’avoir à nous lever si tôt :

— Pourquoi sommes-nous en quarantaine ?

Le commandant parut surpris.

— Mais c’est à cause de vous, voyons !

— À cause de nous ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Bien sûr ! Vous arrivez d’Assoûan, n’est-ce pas ? Et vous savez bien que la peste couve toujours, là-bas !

Donc, les responsables du désespoir de tous, c’était J. C. Mardrus et moi ? Si les passagers l’avaient su !

Mais il y eut mieux.

— Comme c’est désobligeant, dis-je, d’être forcés de se lever de si bonne heure demain !

— Eh bien ! dit le commandant, vous n’avez qu’à ne pas y aller ! Restez donc tranquillement couchés. Personne ne s’apercevra de rien.

De sorte que tout le paquebot, le lendemain matin, à cause de nous, alla dans le salon des premières tirer la langue et se faire tâter le pouls, — sauf nous.

Les souks de Beyrouth n’ont rien qui ressemble à ceux de Tunis. Ils me parurent gluants et noirs. L’aspect plutôt européen du reste de la ville rendait presque insolite la circulation des musulmans aux riches couleurs, des musulmanes au voilage hermétique sous lequel les yeux eux-mêmes sont cachés.

Manteaux longs rayés, ceintures voyantes au-dessus de la large culotte, tarbouches écarlates, moustaches retroussées en croc, le masculin islamique de la Syrie offre un contraste frappant avec la silhouette du mâle égyptien, si sobre, élégante et mince. La race, ici, se révèle montagnarde par sa carrure trapue, même pour ce qui est du féminin.

On a peine à croire que soit une femme cette sorte de mannequin en marche, alourdi de vêtements et qui n’a pas de figure. C’est que le voilage de l’Islam syrien enveloppe toute la face depuis le crâne jusqu’au menton, sombre étoffe à fleurs à travers laquelle celle qui le porte y voit, mais qui ne permet pas à qui la regarde de distinguer ses traits.

Par ailleurs la « haute société » de Beyrouth est occidentalisée en tout, ce qui veut dire triomphe du complet-veston… mais triomphe aussi de la culture européenne (peut-être vaudrait-il mieux dire française).

Qui sait ce que les années, les événements, la politique ont fait de cette terre syrienne, depuis plus de trente ans que j’y suis passée ? Mais, à l’époque où je l’ai connue, je la considérais, disais-je, comme une « colonie sentimentale de la France ».

J’ai rarement, dans mes voyages, rencontré pareille adoration pour notre pays. Bien de ce qui s’y passait n’était indifférent aux Syriens éduqués, surtout dans le domaine des lettres. J’eus l’impression, dans bien des réunions, à Beyrouth, de « passer mon baccalauréat » disais-je encore,… sans être tout à fait certaine d’être reçue. Pas une infime petite revue, pas un obscur petit journal de chez nous qui ne fussent connus de ceux avec qui je conversais. Aucun de nos auteurs, passés ou contemporains, n’avait de secrets pour eux. Ils lisaient tout, ils savaient tout. Et quel enthousiasme !

Le phare de la France, celui qu’alimentait notre littérature, ne jeta jamais plus d’éclats qu’en cette contrée, je puis l’affirmer sans crainte. Et sans doute est-il juste de saluer ici l’influence persévérante des Jésuites français, dont le long enseignement avait fini par produire de tels résultats.

Aujourd’hui… — Aujourd’hui je ne sais plus rien.

Combien j’aimais, les soirs, aller voir les pêcheurs musulmans, entre les rochers de la baie, naviguer lentement, profils en robes et turbans, dans leurs petites barques non pontées, à la recherche du poisson !

Une torche brûlait à l’avant, dans le clair-obscur silencieux. Le pêcheur, son trident à la main, guettait la montée de la proie qui, fascinée par la lumière, quittait les profondeurs marines pour venir se faire cruellement cueillir à la surface.

Tranquille, muette, harmonieuse, cette pêche, qui n’avait d’autres spectateurs que nous, me paraissait grande comme l’antique.

Gorgés de brillantes réceptions en notre honneur, le jour vint pour nous, quand s’avança la saison, de quitter la ville pour gagner les montagnes et respirer en plein pittoresque.

Fière, assez enfantinement, d’être sur un nouveau continent, je me grisais de ce mot : Asie.

Avec habileté J. C. Mardrus me présentait un pays qu’il connaissait si bien. Après les hautes intellectualités de Beyrouth, remonter à cheval m’était un plaisir contrasté dont je connaissais déjà les ivresses.

La Syrie, maison mère du pur-sang, nous offrit ses chevaux élégants comme des biches, sur lesquels satisfaire notre commun goût de liberté dans la nature.

Je me souviens de ce jour où je dus m’arrêter en pleine course, saisie d’un émerveillement qui, d’ailleurs, est pour toujours resté vivant en moi.

Du haut de ma jolie bête je voyais à la fois la mer à l’horizon, la neige des montagnes dans le lointain, cette forêt de pins dans laquelle nous allions entrer, les cultures fraîches et fleuries que nous longions, alors que les sabots de nos chevaux s’imprimaient dans un désert aussi roux que le Sahara.

Toutes les beautés de l’Orient réunies en un seul point, le prodigieux poème ! Ce fut en cette minute intense que me vint aux lèvres ma définition de la Syrie : pays lamartinien.

Le lyrisme qu’inspire cette terre, mous devions le découvrir sous maintes formes dans les âmes de ses habitants, j’entends ceux dont la simplicité reste entière et la candeur sans adultération. Mais n’est-il pas stupéfiant que tant d’harmonie dans la nature n’ait en rien apaisé les passions qui ne cessent de déchirer un tel pays ?

La Syrie ? C’est la Saint-Barthélemy perpétuelle. Car toutes les églises et toutes leurs hérésies s’y côtoient, et avec haine.

Chrétiens et musulmans, ce serait peu. Outre les Juifs, les Druses, les Ansariés (dont on ne connaît pas le vrai culte) — et tous ceux que j’oublie, — les catholique eux-mêmes, face au protestantisme importé de l’étranger, se subdivisent en catholiques romains, grecs catholiques, et quoi encore ? Si bien qu’interrogé sur sa nationalité, ce petit Syrien des montagnes vous répondra : « Je suis chrétien maronite ! » ou bien : « Je suis musulman fatimite », comme si chaque nuance religieuse de tant de cultes opposés constituait une patrie, la seule véritable.

Unique carrefour où toutes les sectes de toutes les croyances peuvent se rencontrer sans risque de batailles : le brigandage.

Peut-être a-t-on maintenant changé tout cela. Je n’en suis pas très sûre. Et, quand cela serait, je le regretterais pour l’individualité de la Syrie.

À l’époque où j’y étais, les brigands régnaient dans la montagne, et nul gouvernement ne s’avisait d’y mettre bon ordre. Ils présentaient cette particularité d’être de religions différentes, bien qu’agissant tous selon les mêmes principes. Ils avaient une fois pour toutes fait connaître leur loi. Ne pas les importuner, sous peine de représailles. De temps en temps, du reste, ils faisaient d’eux-mêmes leur soumission, mais seulement pour tant de mois. Simples vacances.

Les pauvres gens ne les redoutaient pas. On connaissait leurs mœurs. Ils ne s’attaquaient qu’aux riches, ceux qui voyagent imprudemment dans le Liban. On savait même qu’une belle parole, quelquefois, un mot qui savait toucher leur cœur les arrêtait dans leur entreprise et qu’ils pouvaient alors faire grâce. Chacun d’eux, sans s’occuper de ses collègues, vivait à sa mode, entouré de ses gens, et, nomade, transportait son campement ici puis là, selon les besoins de la cause.

Notre grand ami Habib bey Pharaon, qui possédait des magnaneries dans les hauteurs, connaissait personnellement deux ou trois de ces romanesques brigands.

Il nous raconte :

Je ne vous dirai pas son nom. C’était un chrétien, voilà tout ce que je peux dire. Une nuit qu’il campait dans un creux de roche avec son monde, les toiles de sa tente s’écartent. Il met la main à son fusil, ses compagnons s’élancent. Et qu’est-ce qu’ils voient ? Une femme. Une musulmane voilée, toute jeune. « Je suis venue pour t’accuser, commence-t-elle. Tu as taché tes mains de sang. Tous ceux que tu as tués sont derrière moi pour te maudire… » Elle a continué longtemps comme ça, pendant que l’autre rapprochait terriblement ses sourcils. Quand elle a eu terminé son procès : « Cette nuit, j’ai quelque chose de plus particulier à te dire, ô maudit ! Je suis venue de bien loin à pied dans la montagne pour cela. » — Et qu’est-ce que c’est ?… questionne-t-il, furieux. — Ce que c’est ? Je veux un enfant de toi ! »

Une autre histoire :

— J’en avais un chez moi, ce matin-là, venu me faire une visite de trois jours. On nous apporte le café. Comme il avait humé la moitié de sa tasse : « J’ai une petite course à faire pas loin d’ici. Que mon café m’attende. Je reviens le finir dans un moment. » En effet, au bout de quelques minutes, le voilà. C’était un musulman. Je ne pouvais pas l’interroger avant trois jours révolus, étant mon hôte. Au bout de trois jours, comme il allait partir :

« Quelle était cette course dans la montagne, ô ami ? » Et, tranquillement, il me répond : « Je savais qu’un ennemi longtemps cherché passait au bout de tes terres, juste à cette minute-là. C’est pour ça que je suis allé le tuer avant de finir mon café. »


On se figure aisément quelle fut mon impatience lorsque Moutran Pacha, à Baâlbeck, me promit formellement qu’il me présenterait en chair et en os un de ces brigands.

Celui-là venait de faire sa soumission pour six mois. Pendant six mois il resterait dans la ville, et personne n’aurait rien à redouter de lui.

Nous étions venus à Baâlbeck pour voir les ruines romaines, naturellement, ces immensités encore debout malgré Tamerlan et les siècles.

J’en restais éblouie, et bien satisfaite aussi d’une petite jument appelée Féhima qu’on avait lâchée dans les antiquités et qui, sur un coup de sifflet, m’était revenue au galop, empressée comme un chien.

Un goûter nous attendait chez Moutran Pacha. La famille réunie nous accueillit avec des sourires complices. On nous fit passer dans un petit salon ; et, là, je compris ; que j’étais en face du brigand.

Chrétien ? Musulman ? Ansarié ?… Quoi ? Je ne sais Le costume ne diffère pas. Jeune et blond avec des yeux bleus, ce qui n’est pas du tout rare en Syrie, il portait le somptueux manteau du vrai Bédouin, fort différent du Bédouin algérien. Ce manteau, soie rouge brodée d’or, flottait autour de lui, recouvert en partie par le voile de tête à raies multicolores que fixent autour du crâne ces cordes dorées qu’on appelle égâls et qui figurent si bien une couronne de roi. Des poignards dans la ceinture, des bottes de quatre couleurs, une belle barbe fauve et toute la noblesse de la race dans son port de tête, le brigand saluait avec bénédictions et compliments, mais sans nulle obséquiosité.

Moutran Pacha voulut le faire asseoir sur le canapé, mais sans y réussir. Il aima mieux s’installer par terre, les jambes repliées sous lui.

Sur un fauteuil en face de lui, je le dévorais des yeux, comme on pense.

Conversation après quelques propos laconiques et sans portée.

— Combien as-tu tué d’hommes dans ta vie ?

Plein de conscience, les yeux fermés, il compte sur ses doigts avec un visible, un honnête effort de mémoire. Enfin :

— Cent cinquante, environ.

— Et les femmes ?

— Les femmes ? Nous n’y touchons pas. Elles sont sacrées.

Je ne me souviens pas qu’il en ait dit plus sur sa carrière. Mais, au moment de prendre congé :

— Alors, ô dame, tu vas t’en retourner dans ton pays franc ?

— Oui…

Sans me regarder trop franchement, il soupire en cet arabe dur et pesant de la Syrie, si différent de l’éternelle chanson égyptienne :

— Tu seras passée chez nous, ô dame, comme une belle nuée qui apparaît et disparaît…

Cette poésie orientale qui s’exprime jusque sur les lèvres d’un brigand, la revoici par une chaude journée cavalcadée à travers le Liban parfumé.

Un pauvre petit village chrétien nous attire, car il n’y paraît aucun vestige d’européanisme. Quelques silhouettes y vont et viennent, hommes en turban, femmes aux vives écharpes sur la tête. Accourt vers nous, dansante, une petite créature dans les dix ans dont la chevelure couleur de paille et frisée tombe jusqu’aux jarrets, mal retenue par un ruban bleu.

Le père et la mère nous regardent lui sourire. Mais pas de compliments, même chez des chrétiens. Simplement la formule qui veut dire admiration : « Que Dieu vous la conserve ! »

Un bon rire de la mère nous répond.

— Ce n’est pas une fille, dit-elle, c’est un garçon ! Il s’appelle Ascension.

— Un garçon, avec ces longs cheveux ? Explique-nous, ô femme !

Elle ne demande pas mieux.

Quand Ascension était tout petit, il a été si malade qu’on a cru qu’il allait mourir. Ses parents ont prié la Vierge. Ils ont promis, si leur enfant guérissait, qu’elle aurait un beau présent. « L’enfant a guéri. Alors nous avons laissé pousser ses cheveux, et, maintenant qu’ils ont atteint leur longueur, ils vont bientôt être coupés. On les placera dans un plateau de la balance, et, dans l’autre plateau, leur poids en pièces d’argent. Et cet argent sera pour l’autel de la Vierge. »


À force de chevaucher au hasard autour de Damas, nous nous sommes perdus dans la montagne. Et le conte de fées commence.

Des yeux, sans que nous le sachions, nous ont vus errer à la recherche d’un sentier possible. Un adolescent bigarré surgit, nous salue, et prend sans mot dire la bride de nos chevaux. Il n’y a qu’à se laisser faire. À la façon des Arabes, mon compagnon est d’avis d’entrer toujours dans les belles histoires sans demander d’explications.

Au bout de quelques pas, voici la piste introuvable. Nous grimpons avec confiance derrière notre conducteur.

Pour finir, il ne nous emmenait pas au château de la princesse, mais… dans un monastère.

Un moine impressionnant nous reçoit — en arabe. Il est vêtu de noir, ayant sur la tête, velours également noir, la coiffure même de Dante, ce qui fait plus pâle sa pâleur d’ivoire. Il nous dit comment il nous a vus du haut de cette terrasse, a compris que nous étions perdus. Son geste accueillant est une invitation à nous approcher plus avant. Mais, au moment de pénétrer dans le vaste bâtiment, il nous arrête avec un sourire. Mon compagnon oui, mais non moi. Une femme ne peut pas entrer dans le couvent. Mais on va nous apporter, dans l’ombre de ce bel arbre, tous les rafraîchissements qu’il faut.

À peine a-t-il parlé que, déjà, nous avons devant nous le plateau grand comme une table où sont disposés verres, boissons douces, confitures sèches, gâteaux et même cigarettes, dont le moine lui-même m’offre la première, en toute sérénité. Repos délicieux autant qu’inattendu.

Mais il n’y a pas quatre minutes que nous sommes là…

Une femme ne peut pas entrer dans le couvent, mais les moines peuvent en sortir. Nous sommes bientôt environnés de toute la communauté, — communauté catholique, nous apprend-on.

Mon mari parle. Les religieux sont prodigieusement intéressés, cercle de splendides barbes noires autour de nous. Et comme, d’où nous sommes, la vue plonge fort loin à même le paysage romantique :

— Oh ! que ton pays est beau !… dis-je, enthousiasmée, au supérieur assis à mon côté.

— Ô dame, me répond-il, c’est parce que tu y es.

Il me faut revenir quelques semaines en arrière pour raconter notre arrivée à Damas, car elle en vaut la peine.

Toujours fidèles à la méthode du docteur Mardrus, avant de nous préoccuper de rien d’autre nous avions commencé, laissant nos bagages à l’hôtel, par explorer la ville, n’ayant de guide que la seule fantaisie.

La belle histoire ne tarda pas.

Pourquoi cette-ruelle-ci plutôt qu’une autre ? C’était toujours comme si J. C. Mardrus eût flairé le merveilleux partout où il se trouvait.

Pourquoi, de même, leva-t-il les yeux vers la croulante muraille que nous longions, suivis d’une bande de petits musulmans dépenaillés ? Presque au sommet de cette muraille, trois grosses pierres saillaient, symétriques, l’une plus haut, les deux autres plus bas, et soigneusement écartées l’une de l’autre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et toutes les voix enfantines répondent ensemble :

— Ça ?… C’est la marque du géant !

— La pierre d’en haut marque sa tête, les deux autres ses épaules.

Ils parlent tous à la fois. L’histoire finit quand même par se dégager.

Le géant vivait aux temps anciens. Sa tombe est dans le cimetière, tout près. Dans cette tombe, il n’est pas mort. Il est simplement couché, lisant le Coran, sa grande lance à côté de lui.

— Menez-nous à ce cimetière !

Au moment d’en franchir la porte, voilà tous ces gosses qui se mettent à crier. C’est le contraire du couvent. Je peux regarder la tombe, moi, mais mon mari pas.

— Pourquoi ?

Parce qu’il ne veut pas qu’on le dérange dans sa lecture. Si le saïed mon mari s’approche, le géant le touchera de sa lance, et alors malheur ! Car à partir de ce instant, le saïed sera tous les mois incommodé comme le sont les femmes.

Voyant que nous entrions tous deux malgré cette sombre prophétie, ils se dispersèrent avec des clameurs de peur.

… Et la tombe était, en effet, celle d’un homme beau coup plus grand que nature.


Mais le pouvoir étrange de ce géant n’était rien près de celui d’un certain saint dont le nom est sorti de ma mémoire.

On nous l’apprit dans le mausolée où nous allions visiter la tombe d’Abd-el-Kader.

On sait qu’Abd-el-Kader vécut ses dernières années d’exil à Damas, puis y mourut venue son heure. J’y vu les harems de sa descendance, et nous y avons rencontré ses petits-fils, Damasquins qui ne savent rien l’Algérie, visages qui rappellent celui de l’ancêtre, en dépit de la redingote et du faux-col.

Or, Abd-el-Kader ayant exigé d’être enterré sans aucun faste (dernière dignité de vaincu peut-être) fut, lorsqu’il décéda, porté de nuit, presque clandestinement, dans ledit mausolée où sa petite tombe, modeste pierre, n’est recouverte, dans son coin obscur, que d’une étoffe de velours vert sans dorures ni inscriptions.

On ne comprend pas très bien. Pourquoi dans ce mausolée dont la gloire l’écrase encore un peu plus ?

C’est un admirable petit monument où la sépulture du saint se cache derrière une haute grille orfévrée d’or pur et d’argent, et qui semble à jamais scellée sur un trésor sacré.

Lieu de pèlerinage, en effet, le sanctuaire est réputé pour rendre aux femmes stériles la fécondité. Nous eûmes la chance d’en voir une opérer selon les rites. Au lieu d’entrer là-dedans debout sur ses pieds, ce fut en se roulant par terre qu’elle atteignit la précieuse grille, avec des efforts extraordinaires pour parvenir, sans s’aider de ses mains, à la toucher de son ventre.

Certes, la vertu du saint ne peut être qu’immanquable quand on sait quel extraordinaire miracle fut le sien, aux temps lointains où il était en vie.

Un mécréant s’approche de lui, certain jour, et dit : « Mohammad, ton Prophète, n’est qu’un imposteur. »

Le saint ne manifeste pas séance tenante son indignation. Simplement il répond :

— Répète ce que tu viens de dire !

L’autre répète. Le saint :

— Va faire tes ablutions. Purifie-toi des pieds à la tête, et viens me le redire une troisième fois !

Le mécréant s’exécute, puis revient, et recommence : « Mohammad, ton Prophète, n’est qu’un imposteur. »

Alors, seulement alors, le saint allonge sa main et le touche à l’épaule. Et le malheureux est à l’instant devenu enceint… de six garçons et de six filles, qu’il a mis au monde, les garçons par un côté, les filles par un autre.

À Damas, la tombe du sultan Baîbars el Bondoukdari fit naître en mon esprit quelques idées nouvelles quant à la sépulture des grands hommes.

Ce monarque qui ne savait pas lire occupe une sorte de petite mosquée dont sa pierre fait le centre, entièrement ensevelie sous les livres. Ce sont d’admirables manuscrits arabes amassés là depuis des siècles.

Baïbars ne savait pas lire, ce qui fait cette sépulture un peu paradoxale. Mais supposons, au lieu de notre Panthéon, fosse commune de la gloire, un Victor Hugo, par exemple, seul au milieu d’un monument fait pour lui seul, et recouvert de ses œuvres présentées en de belles éditions ?

De même que les étudiants de Damas sont autorisés à venir lire les manuscrits de la tombe sultanesque, de même nos jeunes gens portés vers les lettres auraient la permission de feuilleter les écrits du grand poète entassés sur son corps. Et qui sait si les fluides du génial mort ne les envahiraient pas mystérieusement, s’ils ne respireraient pas la substance même de son esprit en ce lieu hanté par sa dépouille en même temps que par ses œuvres ?

Les souks de Damas non plus n’approchent pas de ceux de Tunis, qui, je finis par le croire, sont uniques au monde. Mais ils ont de la gaieté, de l’entrain, de belles lumières ; et le meshmesh, qu’on appelle en français abricot, les imprègne de son odeur de rose jaune, omniprésente en ces lieux plaisants, puisque l’abricot est le fruit majuscule de la contrée et l’un des grands commerces de la ville.

On l’y trouve sous toutes les formes, et présenté dans toutes les sortes de boîtes. Mais, ce qui me fascinait c’était cette pâte vendue au mètre, tellement épaisse et résistante que les cavaliers peuvent en emporter un large morceau sous leur selle, exactement comme ils feraient d’un cuir quelconque.

Nous avions fini par faire la connaissance, à Damas, des envoyés militaires étrangers chargés par la Turquie d’instruire ses troupes syriennes.

Un capitaine allemand, constatant ma passion pour les chevaux, se fit un amusement de m’enseigner la monte de Hanovre, dont je peux me vanter de connaître toutes les théories. Il organisait aussi des randonnées assez violentes, où, défiée par lui, je venais à bout par orgueil de mainte difficulté, comme la descente en banquette irlandaise dans des conditions hasardeuses, les galops en pleines branches cinglantes, le saut de telle rivière aux berges peu propices, bref, de quoi obtenir le brevet de cavalier turc qu’il finit par m’accorder et qu’il m’arrive quelquefois de retrouver, au hasard de rangements, avec un soupir nostalgique.

Mon mari riait de me voir à si dure école. Il monte à cheval comme un Bédouin et ne se préoccupe pas de grammaire équestre.


Le capitaine n’était pas avec nous, ce jour de lumière et de montagnes brûlantes où, comme le couchant allait commencer, il nous arriva de passer près d’une des sept rivières qui s’étagent pour former, avec le Barada, cet escalier d’eau dont s’entoure Damas.

Des musulmanes au visage découvert, comme toujours à la campagne où leurs chevelures seules sont enfermées dans des voiles, nous croisèrent, portant les seaux d’eau qu’elles venaient à l’instant de puiser. Leurs beaux visages, leurs yeux d’un si large bleu, la pudeur charmante avec laquelle elles se détournèrent à la vue de mon compagnon, rien de cet instant n’est sorti de ma mémoire, ni l’avidité dévorante avec laquelle, tenant à deux mains le grand seau tendu jusqu’à moi par l’une d’elles, je bus, après cette journée de soif, la tête renversée, et laissant l’eau tomber sur mes vêtements et sur mon cheval, comme si mon être tout entier avalait les gorgées en même temps que ma bouche.

Ma dernière impression de Damas, c’est d’avoir, à cheval, passé juste à l’endroit oh saint Paul fût foudroyé par la foi chrétienne subitement descendue en lui.

Éternelle incroyante et si désolée de l’être, avais-je crû que le prodige se renouvellerait pour moi ?

La place fatale était passée, mon cheval galopait, je n’avais rien senti.

De notre retour à Beyrouth, de notre embarquement pour la Palestine ne me reste que le souvenir d’avoir vu notre paquebot, au bout d’une heure en mer, ralentir puis s’arrêter, juste le temps de cueillir ces malheureux qui, couchés à fond de cale depuis des éternités dans une barque sans voile, attendaient d’être ramassés avec leurs ballots, et, livides de mal de mer, jetés en quatrième classe par des bras vigoureux.

Et, bien vite, voilà le paquebot reparti. Ni vu ni connu.

Ce sont de jeunes Syriens qui fuient le service militaire turc. Ils emmènent leur femme avec eux, et leur enfant s’ils en ont un déjà. Après avoir bourlingué sur nos bateaux, ils bourlingueront sur d’autres, au gré de la chance, misérable voyage dont le terminus est aux États-Unis.

Ce départ lamentable, j’en avais vu le retour quelques mois plus tôt sur le bateau qui nous amenait à Beyrouth. C’était sous les espèces d’un père, d’une mère et de leurs trois enfants installés en première classe. Allures américaines, élégance, anglais nasillard.

Mais, accoudée à l’avant, avec quels yeux magnétisés la petite yankee adolescente, aînée des trois enfants, regardait, le dernier jour, s’approcher la terre des ancêtres, cette Syrie qu’elle ne connaissait pas, dont ses parents parlaient toujours comme d’un paradis perdu !