El Arab, l’Orient que j’ai connu/Louxor

Lugdunum (p. 224-233).

La Haute Égypte

Louxor

La Haute-Égypte… Pas plus que je ne l’ai fait pour le Caire je n’entreprendrai d’en décrire et commenter les richesses mortes. Il ne s’agit ici que de souvenirs personnels et non d’égyptologie.

À peine étions-nous arrivés à Louxor et commencions-nous à fréquenter l’allée des sphinx, que nous fîmes la connaissance de M. Legrain, chargé par le Service des Antiquités de relever les ruines des grands temples de Karnak.

Étonnement ! Malgré l’orgueil de notre âge et toutes les conquêtes de son machinisme, c’est d’après la méthode même des époques pharaoniques que M. Legrain remettait debout les colonnes tombées et brisées qui jonchaient ce chantier doré, poussière de sable et soleil où nous aimâmes tant aller le voir diriger les travaux.

Comment l’avait-il retrouvée, cette méthode ? Elle consistait à faire monter, à mesure que les fragments de granit montaient eux-mêmes, une colonne jumelle de sable sur laquelle grimpaient les manœuvres, juchés ainsi côte à côte avec ce qu’ils réédifiaient. Terminée la restauration la colonne de sable était démolie, laissant l’autre, la vraie, la ressuscitée, s’élancer seule dans le bleu dur du ciel.

Les éperviers tournaient autour de l’énergique besogne, générations ailées issues en ligne directe de celles d’un incalculable passé.

Je me souviens de l’impression étrange que j’avais en regardant ces vols éternels. Ceux qui, sans fin, encerclaient l’obélisque frère de celui de notre place de la Concorde à Paris, semblent des hiéroglyphes vivants échappés d’inscriptions millénaires, et traçant dans l’air quelque nouvelle énigme.


C’est en nous attardant aux côtés de M. Legrain que nous apparut, en dépit de siècles de siècles, une ressemblance émouvante du présent avec le plus profond autrefois.

Les indigènes qui s’activent sous les ordres du chef, au moment de tirer tous ensemble sur la corde qui va faire s’élever puis se poser ce bloc canonique par-dessus les autres, n’exécutent leur mouvement unanime, comme partout ailleurs en Égypte, que sur un rythme donné, mot qu’ils scandent d’une seule voix pour aider leur effort.

À force de les entendre répéter toujours leur HA-LIS-SAH, je finis par m’informer près de mon compagnon.

Il écoute un moment, plus attentif, et déclare, surpris : « Ce n’est pas un mot arabe ! »

Après avoir réfléchi longtemps, il découvrit un matin le mystère. « Halissah », mot grec déformé par les âges, c’est l’eleïson de la messe, celui du Kyrie, le cri de l’Égypte esclave sous les Ptolémées : « Ayez pitié de nous ! »

Tout comme leurs éperviers, ces Égyptiens que nous voyons peiner devant nous, et qui ressemaient tant à leurs fresques antiques, sont les descendants directs d’un incalculable passé. La différence est qu’ils ne sont plus esclaves. Mais ils ne savent pas ce qu’ils répètent. Leur fascinante histoire, ils n’en connaissent pas un seul mot.

C’est évidemment pourquoi rien ne les gêne dans les pires modernités.

Au milieu des pierres géantes, des chapiteaux en forme de lotus, des débris de toutes sortes, démolition sacrée qui fait songer à la colère de Samson, M. Legrain se tient debout, complet kaki, casque blanc et gros souliers jaunes. Or voici la chanson qu’ont inventée pour lui les petits garçons musulmans qui transportent sur leur tête, dans des paniers, la terre des déblaiements :

« Notre Directeur, ô charme de sa perfection ! Qu’Allah consolide sa ceinture ! — Notre Directeur a déployé son parasol — Et voici que son navire doré vogue devant lui. — Notre directeur est chaussé de la botte turque. — Son manteau est d’or et d’argent. Ô Nuit ! Ô Nuit !… Certes, notre directeur est monté sur un étalon de race pure ! — Ô beauté du travail dans les ruines — Ha ! Ô Nuit ! Ha ! Ô Nuit !… »

Courant, sautant, allant, venant, ils chantent cela, ces petits. Et leur travail toujours le même en est tout enivré. Ils ne comprennent pas le sens de ce qu’on leur fait faire, ils ne savent pas qu’ils sont les descendants. Mais ils chantent comme ont dû chanter leurs pères lorsqu’ils édifiaient ces temples qu’on relève aujourd’hui, ou bien lorsqu’ils construisaient les pyramides ; et le même lyrisme inné qui devait exalter ceux-ci continue à exalter ceux-là, puisqu’il leur fait voir en bottes turques et en manteau d’or leur chef de fouilles vêtu d’un complet kaki, d’un casque blanc et de gros souliers jaunes.


M. Legrain nous fit un soir les honneurs de sa dernière trouvaille. Ce qu’il avait découvert dans la poudre d’or de ses fouilles, c’était, un peu plus haute qu’un être humain, la statue en bronze de la déesse Maut à tête de chat.

Pour nous présenter ce trésor il avait organisé comme une petite fête nocturne, du reste tenue jalousement secrète pour des raisons qui m’échappent.

Installée au fond d’un vestige de temple, la déesse, tout debout dans le coin le plus sombre, attendait ce modeste cortège : M. Legrain, mon mari et moi, plus une dame de passage, érudite égyptologue.

Le parcours que nous avions à suivre pour aller au sanctuaire fantôme était éclairé de deux rangs de veilleuses à huile entre lesquels nous avancions. J’entends encore, répété jusqu’à l’infini, le glapissement lointain, monotone et comme rythmé de je ne sais quelles bandes de chiens que devait fasciner la lune. Ce véritable cercle magique troublait seul la nuit pétrifiée.

Comme nous allons passer le seuil du temple, un saisissement nous arrête sur place.

Dans la tête de la déesse, laissée creuse par ceux qui en coulèrent le bronze, une petite lumière a été cachée. Sa lueur n’illumine que deux fentes obliques, les yeux, prunelles de chat géant qui, phosphorescentes, nous regardent.

Nous sommes vraiment très impressionnés. M. Legrain, heureux d’avoir réussi son effet, commence son petit cours.

Même passée l’heure où la visite en est autorisée, on nous avait accordé de nous promener à notre guise dans les ruines de Louxor.

Un soir que nous y étions seuls au milieu de la couvée des dieux, statues démesurées assises ou debout à tous les tournants, on eût dit tout à coup que l’une d’elles, rapetissée à la taille humaine, se remettait à vivre.

C’était, qui marchait lentement sous le ciel crépusculaire, un grand indigène vêtu de la longue et sombre robe de l’Égypte, et coiffé de son turban blanc. Incompréhensible, il avançait avec des incantations accompagnées de gestes magnifiques.

Nous l’abordons. On s’explique. Ou plutôt il s’explique.

Il est venu là, comme il le fait souvent, pour essayer de voir le pharaon. Le pharaon, chaque jour, au soleil couchant, apparaît sur le lac (sorte de mare à moitié desséchée) que nous voyons là. Il est dans son bateau d’or rempli de richesses. À celui qui pourra l’apercevoir reviendront tous ces trésors. Mais, même le bruit de la respiration, le pharaon l’entend. Et tout aussitôt, il se fait invisible.

— Ce soir encore je l’ai manqué. Mais, inschallah ! Je finirai par réussir.

— Et pourquoi te promènes-tu dans les ruines ? Et à qui parlais-tu tout à l’heure ?

À défaut de mieux, il fait son métier. Son métier c’est d’être Haoui, ou « serpentier ». Son père l’était avant lui, ses ancêtres avant son père. Il est chargé par toute la région de découvrir et de capter les serpents ou scorpions qui se cachent dans des coins insoupçonnables, même au fond des maisons.

— Voulez-vous voir comment je fais ?

Oui, nous voulons voir. Nous marchons sans bruit derrière lui. Les incantations ont repris. Manches relevées plus haut que le coude, le Haoui déclame, tout en balançant ses bras en mesure : « Ô toi, serpent, fils de serpent, petit-fils de serpent, viens ! Accours ! Apparais !… Par les vertus de Soleïman ben Daoûd, viens ! Accours ! Apparais ! »

Si je ne l’avais vu de mes yeux je ne croirais pas la chose vraisemblable. Au bout d’un moment, de sous la brousse courte qui rampe dans les ruines, s’avance en ondulant, rapide, dangereux, un long cobra noir. Arrêté devant l’incantateur, il se dresse debout, l’éventail large ouvert, les yeux aigus, et regarde fixement son ennemi. Celui-ci tend son bras dénudé. Le cobra, déclic terrible, s’élance, mord, et reste suspendu dans le vide, tandis que l’homme nous fait constater que les crochets sont bien enfoncés dans sa chair. Puis il arrache la bête et la jette dans le panier rond à couvercle qu’il portait en bandoulière. Le bras saigne.

La morsure du cobra, chacun le sait, est mortelle. J. C. Mardrus interroge.

— Tous les serpents peuvent me mordre, dit le Haoui. Mon père m’a fait boire étant enfant un remède qui rend pour moi leur venin inoffensif.

— Et qu’est-ce que tu vas faire de ce cobra ?

— Un Haoui ne doit jamais tuer un serpent. Je le laisserai mourir de faim dans l’endroit qu’il faut.

Il s’interrompt, l’œil au guet.

— Attention ! Tu vois ce buisson, ya sidi ? Il y a là-dessous un scorpion noir femelle. Je vais le faire venir aussi.

Et le scorpion est venu, petite écrevisse pressée ; il a piqué le bras, il a rejoint le cobra dans le panier…

Seule la nuit, en descendant, interrompit cette séance, effarant mystère resté pour nous sans explication.

Aujourd’hui nous pénétrons à cheval dans la Vallée des Rois.

C’est un chaos pierreux et rose, écrasé de soleil, vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cachent ses arêtes agressives, sa brûlure désolée et déserte.

Comme ils avaient bien su disparaître, les pharaons morts ! Précieuse et funèbre chose, ils reposaient dans les ténèbres intérieures de la montagne, et, pour eux-mêmes (ou plutôt pour leur double,) frottés d’or, adornés de toutes les parures, entourés de toutes les richesses, emmaillotés dans les tissus les plus sublimes, roulés dans des baumes qu’on ne sait pas, et qui les faisaient incorruptibles, éternels.

Que devait durer cette éternité ? Des milliers de siècles, c’est peu !

Tut-an-Khamon n’était pas encore violé, volé, déshabillé lorsque nous descendîmes, ce jour-là, les vilains petits escaliers de bois blanc qui conduisent à la sépulture profanée d’Amanophis II. Il était alors la plus récente découverte des vampires modernes.

L’effrayant labyrinthe prévu par le mort pour tromper les pillards possibles ne gardait plus aucun mystère sous les ampoules électriques destinées à satisfaire toutes les curiosités de l’agence Cook.

Une de ces ampoules, juste au-dessus de la tête du roi, pendait, touchant presque son sarcophage ouvert, aveuglant sa face dépouillée des bandelettes sacrées. Restés où la mort les avait renversés, ses serviteurs tués l’entouraient, corps allongés en désordre dans le sable. Des fresques miniatures, aussi fraîches que du neuf, racontaient sur les murailles la vie du monarque.

Et je me remémorais :

« Soixante dix jours rituels dans un bain de natron ; injections et garnitures d’aromates ; intérieur du corps farci d’amulettes et de petites statuettes ; bijoux de toutes sortes ; entourage de figurines. Puis, après trois mois de préparations : onction d’huile sainte ; dorure du visage et des mains ; parfums ; emmaillottement ; revêtement de bandelettes ; linceul peint ; gaine de carton ; cercueil orné de peintures magiques, sarcophage ; enfin emmurement dans le tombeau le plus compliqué, le plus scellé, le plus dissimulé du monde — voilà ce que c’est qu’une momie royale au fond de sa maison d’éternité. »

— Allons-nous en ! me souffla mon mari. J’aperçois l’agence Cook qui descend.

Ce souci perpétuel de la tombe, mort embaumée qui conserve à jamais la forme terrestre, le sacerdoce, pour dire le mot, que représentait cette mort aux yeux de l’Égypte antique, c’est la suprême expression, quand on y réfléchit, d’un amour furieux de la vie.

Au sein même de cette terre sud-égyptienne où le fabuleux passé semble tout dominer, nous l’aurons vue un matin, la vie, s’extérioriser magnifiquement dans l’oubli total des millénaires précédents.

Ne connaissant que leur Islam et rien d’autre, comme ils ignoraient bien les temples et les tombeaux environnants, les quelque soixante agriculteurs couleur de bronze surpris par nous dans leur première prière !

Nous passions à cheval le long de bâtiments indigènes élevés parmi des récoltes — celles du Nil —. Un seul coup d’œil, et cette vision qui ne s’effacera plus :

Dans une longue grange où, du fond de l’ombre, des brins de paille jettent leurs étincelles, tous les soixante habillés de blanc, exacts comme une chorégraphie, immaculés comme des archanges, ils se prosternent d’un seul mouvement, front touchant le sol, unanime adoration de leur Dieu, juste avant de commencer le travail de la journée.

Ils ne savent pas que nous les avons vus. Et nous nous dépêchons de disparaître, nous, avec le sentiment d’avoir commis une indiscrétion.

Plus nous descendions vers le sud plus se rétrécissait la terre cultivable. On eût dit le désert faisant tout ce qu’il pouvait pour regagner sa place envahie par les moissons. À certains endroits ce n’était plus qu’une étroite plate-bande où l’ourlet verdoyant du fleuve diminuait sans cesse de largeur, à mesure que la chaleur augmentait et que le sable infini serrait de plus près les récoltes.

C’est que l’Égypte, ce « don du Nil », selon le mot d’Hérodote, est un pays où tout semble s’étirer en longueur, comme le fleuve lui-même qui, sans affluents, court de sa source à la mer. Un sarcophage, pensais-je.

L’Égypte ? Perpétuel miracle. De même que le soleil y retient l’élan de toutes les pestes, le Nil empêche le désert de reprendre son droit de mort sur toute chose fraîche et verte. Si le Nil cessait un jour de couler, il ne resterait de l’Égypte que néant dans la lumière.


Éléphantine, heureusement, nous réservait un abri contre l’excessive température. Son hôtel s’avançait comme une proue jusque dans les bouillonnements de la première cataracte.

Terre sphingienne, l’île fait effort pour transformer ses rochers à l’image du grand chat à tête humaine qui couche plus haut, du côté des Pyramides. Pas la moindre pierre qui n’ait déjà l’air d’un commencement de sphinx.

Sur cette cataracte, un nautonnier noir au type grec, caractéristique des Barbarins, nous promène dans sa fragile barque parmi les tourbillons d’une eau bossuée d’écueils. Avec quelle habileté nonchalante il manœuvre ! Les difficultés d’une navigation pareille ne l’empêchent pas un instant de parler avec le Roumi merveilleux qui connaît l’arabe mieux que lui. J’ai retenu sa conclusion. Elle corrobore ce que j’ai compris de l’Égypte indigène, si splendidement inconsciente de son passé.

— Les gens de l’Occident sont drôles. Ils font un grand voyage sur la mer pour venir chez nous, et c’est toujours pour voir trois vieilles pierres qui n’ont rien d’intéressant.

C’est en descendant plus bas encore que, du côté d’Assoüan, nous avons rencontré les Bicharis, tribus impressionnantes d’être nues avec anneaux dans le nez, arcs et flèches, et, dans leurs visages presque noirs, des petits yeux d’or qui font peur. Regardés de travers par toutes les religions, on pense qu’ils sont les derniers adorateurs des dieux du Nil.

Ce qui ne les empêche pas d’accourir dès qu’ils voient un étranger, et de prendre des poses photographiques pour kodaks européens.

Assoûan.

On dit que la peste y est endémique. Nous nous y reposâmes longtemps d’une chaleur à s’évanouir, assis sur le bout de cet obélisque géant qu’on y trouve couché sur le sol, non pas déraciné par le temps mais non terminé, mal dégrossi, sans inscriptions, et dans l’attente nostalgique de son achèvement.

Il est étrange de penser que le barrage du Nil, gigantesque ouvrage anglais entrepris pour augmenter encore les richesses agricoles de l’Égypte, témoignage de l’âpreté au gain des Roumis ; que le barrage du Nil, attentat criminel contre l’île de Philae, le joyau le plus intact de la terre pharaonique, avec son temple en parfaite conservation au milieu des fleurs et des arbres odorants ; — que le barrage du Nil n’est, après tout, que la réalisation du lac Mœris, œuvre chimérique imaginée par le premier roi de la première dynastie.

Je suis heureuse d’avoir vu Philae avant la submersion totale, qui doit maintenant être depuis longtemps accomplie.

Des cimes de mimosas émergeaient encore en même temps que les trois quarts du temple dont toute la base était déjà dans l’eau.

C’était en barque qu’on y entrait, en barque qu’on s’arrêtait à détailler ce sanctuaire aux sept seuils où la déesse Isis semblait peinte tout fraîchement sur la muraille du fond, immense fresque tragiquement gagnée par l’inondation artificielle des Anglais.

Les pieds de la déesse condamnée trempaient déjà dans le flot sans cesse montant. On ne pouvait s’empêcher de s’indigner devant un tel sacrilège. Il était peut-être temps encore d’arrêter l’irréparable ?

À présent, sirène du Nil, Isis est à jamais descendue dans ses profondeurs. Que nous parle-t-on toujours de la ville d’Is engloutie ?

… Mais est-il exact que ce barrage impie n’ait donné que de maléfiques résultats, que le débordement supplémentaire du Nil, non prévu par la nature, ne produise que moissons pourries ?

Cette histoire paraît trop belle pour être vraie.


Dernière vision du sud, adieu Philae ! Adieu l’Égypte, même ! Retournés vers le nord, c’est à Port-Saïd que nous allons, dans peu de jours, nous embarquer pour la Syrie.