El Arab, l’Orient que j’ai connu/La Palestine

Lugdunum (p. 250-252).

La Palestine

La Palestine, après ces longs jours d’Égypte et de Syrie, ne fut qu’une escale sur le chemin de notre retour en Europe. Et cependant il me reste quelque chose qui, pour moi, ressemble à une aventure de voyage ; et c’est le souvenir de notre étonnant débarquement.

Pas de rade pour aborder Jaffa. Le bateau s’arrête en mer, et ce sont des petites barques qui viennent chercher les passagers pour les conduire à terre, un transport qui, toujours, est mouvementé, même par temps calme. Mais que dire quand il y a de la tempête !

Or il y en avait une, et considérable, à l’heure où notre paquebot jeta l’ancre, ce jour-là, de sorte que le commandant défendit aux passagers de tenter l’atterrissage. Ils n’en avaient d’ailleurs nulle envie — excepté mon compagnon et moi.

Il fallut bien nous laisser faire.

Une barque vint donc nous prendre, et voici comment se passa l’affaire.

Cramponnés à l’échelle, juste sur les dernières marches, il nous fallut, chacun notre tour, attendre qu’une lame voulût bien soulever la barque jusqu’à nous. On la voyait monter du fond d’un abîme glauque, avec ses deux Turcs à bord, puis redescendre, jusqu’à disparaître dans les écumes.

Enfin le moment vint où les deux matelots purent saisir mon mari, que je vis s’engouffrer avec eux dans le creux provisoire. Puis la barque revint enfin jusqu’à toucher l’échelle, et c’est là que je fus empoignée à mon tour.

M’étant trouvée assise à l’arrière, je m’agrippai de mon mieux, et notre petit voyage commença.

L’âme des naufrages, je l’ai sentie pour un instant en moi pendant ce parcours si bref mais si furieux. Les vagues arrivaient sur nous hautes comme des maisons de rapport, et ce n’était pas possible de croire que notre coquille de noix n’allait pas s’y engloutir, renversée par une telle énormité.

Pas du tout !

La coquille de noix, dessinant une immense parabole, passait bravement par-dessus ces milliers de tonnes d’eau, puis redescendait avec la même souplesse l’autre versant de la montagne liquide, pour recommencer aussitôt l’ascension. Mais quel coup dans la nuque à chaque fois !

Le plus abrutissant fut, au bout de presque vingt minutes, d’être jetés subitement, brutalement, dans cet étroit goulet qu’il avait fallu que ces deux habiles Turcs eussent visé pour permettre à notre esquif de l’aborder sans s’y mettre en pièces.

Calme subit, doux glissement sur de l’huile bleue, c’était trop comme contraste. Une fois à terre il me fallut un long moment pour retrouver où j’étais et qui j’étais.

Mon mari riait de voir ma figure. Un petit café nous avait recueillis tout de suite. Une fois restaurés et moi remise de notre pseudo-naufrage, commencèrent pour nous les plaisirs de l’escale, qui sont de ceux que je regrette le plus quand je pense à mes voyages.


La seule image qui me reste de ce rien de Palestine vu en quelques heures s’apparente à l’hallucination. Car, après avoir visité la ville, alors que nous avançons quelque peu dans le pays, voici sous le ciel sec mais tourmenté par la tempête, que surgit devant nos yeux une parfaite vision de l’Évangile.

Assis au bord de ce puits biblique, Notre Seigneur lui-même converse avec saint Jean. Tout y est, les boucles blondes sur les épaules, la barbe blonde autour des joues claires, les yeux bleus ; et aussi la robe traversée en biais par le manteau, comme sur toutes les images pieuses qu’on connaît.

Aux pieds de Jésus, saint Jean, vêtu de blanc, la corde aux reins, a, lui, des cheveux noirs ; et son beau regard de tout jeune apôtre est levé vers le maître qu’il écoute.

Il me semblait, en allant vers eux, qu’ils allaient s’effacer tous deux sans nous laisser le temps de les approcher.

Il n’en fut rien, comme on pense. Nous avions simplement devant nous deux charmeurs de serpents, des musulmans. Après quelques mots de conversation, il ne nous restait plus qu’à continuer notre promenade, en attendant d’affronter de nouveau la tempête pour regagner le bord.