Eaux printanières/Chapitre 9

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 48-50).

IX

Emilio, sans tenir compte de l’invitation de Sanine, qui le priait de s’asseoir, était resté tout le temps le visage tourné vers la fenêtre, mais dès que son futur beau-frère fut parti, il pirouetta sur ses talons, en faisant des grimaces de gamin, et demanda en rougissant la permission de rester encore un moment.

— Je vais beaucoup mieux aujourd’hui, ajouta-t-il, seulement le médecin ne me permet pas encore de travailler.

— Restez avec moi, vous ne me gênez nullement, s’empressa de répondre Sanine, qui, en sa qualité de Russe, était enchanté d’avoir aussi un prétexte pour ne rien faire.

Emilio le remercia, et au bout de quelques minutes le jeune garçon se trouva dans l’appartement de Sanine comme chez lui ; il examina tous les effets du voyageur et le questionna sur la provenance et la qualité de chaque objet. Il aida Sanine à se raser, et engagea le jeune Russe à laisser pousser ses moustaches. Tout en bavardant, il confia à son nouvel ami beaucoup de détails sur la vie de sa mère, de sa sœur, de Pantaleone et même du caniche Tartaglia, en un mot il décrivit toute leur manière de vivre.

Toute trace de timidité avait disparu de chez Emilio, il ressentit une vive sympathie pour Sanine, non parce que le jeune Russe lui avait sauvé la vie la veille, mais parce qu’il se sentait fortement attiré vers lui. Il n’eut rien de plus pressé que de confier à son nouvel ami ses secrets.

Il lui avoua que sa mère le destinait au commerce, tandis qu’il savait, il le savait pertinemment, qu’il était né pour être artiste, musicien, chanteur, qu’il avait une vocation décidée pour le théâtre : la preuve en était que Pantaleone l’engageait à suivre cette carrière. Malheureusement M. Kluber était de l’avis de sa mère, et il exerçait une grande influence sur elle. C’est lui qui avait suggéré à Madame Roselli l’idée de mettre son fils dans le commerce, parce que le premier commis ne voyait rien de plus beau que le commerce. Vendre du drap et du velours, tromper le client, lui demander des « prix d’imbéciles », des « prix de Russes »[1], voilà l’idéal de M. Kluber !

— Eh bien ! maintenant vous allez venir chez nous ? s’écria l’enfant dès que Sanine eut terminé sa toilette et écrit une lettre à Berlin.

— Il est encore trop tôt pour faire une visite, objecta Sanine.

— Oh ! ça ne fait rien, s’écria Emilio d’un ton caressant. Revenez avec moi. Nous passerons à la poste et de là nous reviendrons chez nous ! Gemma sera si contente ! Vous déjeunerez avec nous… Vous pourrez glisser un mot à maman en faveur de moi… en faveur de ma carrière artistique…

— Eh bien ! allons, dit Sanine.

Et ils sortirent ensemble de l’hôtel.



  1. Autrefois, et peut-être encore maintenant, au mois de mai, dès que les seigneurs russes arrivaient à Francfort, tous les magasins élevaient leurs prix, qu’on appelait « prix de Russes » ou « prix d’imbéciles ».