Eaux printanières/Chapitre 8

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 43-47).

VIII

Avant que Sanine eût achevé sa toilette, le garçon de l’hôtel vint lui annoncer la visite de deux messieurs.

L’un était Emilio, l’autre un jeune homme grand et fort présentable, avec une tête tirée à quatre épingles ; c’était Herr Karl Kluber, le fiancé de la belle Gemma.

Il est avéré qu’à cette époque on n’aurait pas trouvé dans tout Francfort un premier commis plus poli, plus comme il faut, plus sérieux ni plus avenant que M. Kluber.

Sa toilette irréprochable était en harmonie avec sa prestance et la grâce de ses manières, un peu réservées et froides, il est vrai, un genre britannique, contracté pendant un séjour de deux ans en Angleterre, et en somme d’une élégance séduisante.

De prime abord il sautait aux yeux que ce beau jeune homme, un peu grave, mais très bien élevé et encore mieux lavé, était habitué à obéir aux ordres d’un supérieur et à commander à des inférieurs, et que derrière le comptoir de son magasin, il devait fatalement inspirer du respect aux clients.

Sa probité scrupuleuse ne pouvait pas être mise en doute ; il suffisait pour s’en convaincre d’un coup d’œil sur ses manchettes impeccablement empesées ! Sa voix d’ailleurs était en harmonie avec tout son être : une voix de basse assurée et moelleuse, mais pas trop élevée et même avec des inflexions caressantes dans le timbre. C’est bien la voix qui convient pour donner des ordres à des subordonnés : — « Montrez à Madame le velours de Lyon ponceau ». — « Donnez une chaise à Madame !… »

M. Kluber commença par se présenter à Sanine selon toutes les règles ; il inclina sa taille avec tant de noblesse, rapprocha si élégamment les jambes et serra les talons l’un contre l’autre avec une politesse si exquise, qu’il était impossible de ne pas s’écrier mentalement : « Oh ! ce jeune homme a du linge et des qualités d’âme de premier ordre ! »

Le fini de sa main droite dégantée, — de sa main gauche couverte d’un gant de suède, il tenait son chapeau lissé comme un miroir et au fond duquel s’étalait l’autre gant ; — le fini de sa main droite qu’il tendit à Sanine avec modestie mais fermement était au-dessus de tout éloge : chaque ongle était à lui seul une œuvre d’art.

Ensuite, M. Kluber expliqua, dans un allemand choisi, qu’il était venu présenter ses hommages et exprimer sa reconnaissance au monsieur étranger qui avait rendu un service si important à son futur parent, au frère de sa fiancée ; en disant ces mots il étendit sa main gauche vers Emilio, qui rougit, de honte semblait-il, se détourna dans la direction de la fenêtre et mit un doigt dans sa bouche.

M. Kluber ajouta qu’il serait heureux s’il pouvait être agréable à monsieur l’Étranger.

Sanine répondit non sans quelque difficulté, en allemand, qu’il était très heureux… que le service rendu était insignifiant… et il invita ses hôtes à s’asseoir.

Herr Kluber remercia — et rejetant vivement les pans de son habit, se posa sur une chaise, mais il s’asseyait si légèrement, si peu confortablement, qu’on comprenait aussitôt qu’il s’était assis par politesse, mais qu’il se lèverait dans une minute.

En effet, au bout de quelques secondes il se leva, fit modestement deux pas en arrière, comme dans une contredanse, et déclara qu’à son vif regret il ne pouvait prolonger sa visite, car c’était l’heure d’entrer au magasin… les affaires avant tout ! Cependant, le lendemain étant un dimanche, il avait organisé, avec l’assentiment de Frau Lénore et de Fraülein Gemma, une promenade à Soden, et il avait l’honneur d’inviter monsieur l’Étranger à se joindre à eux ; il espérait que M. Sanine ne refuserait pas d’orner cette partie de plaisir de sa présence.

Sanine, en effet, consentit à orner de sa présence cette partie de plaisir — et M. Kluber, après avoir fait pour la seconde fois un salut dans toutes les règles, se retira gracieusement avec son pantalon couleur de pois tendres et en faisant résonner agréablement les semelles de ses bottes neuves…