Eaux printanières/Chapitre 7

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 37-42).

VII

Malz était un écrivain local qui avait su peindre des types de Francfort avec un humour amusant, vif, bien que peu profond, dans de petites comédies légèrement esquissées, écrites en patois.

En effet, Gemma lisait fort bien, en vraie comédienne. Elle nuançait chaque rôle et savait à merveille soutenir le caractère des personnages ; elle avait hérité avec le sang italien la mimique expressive de ce peuple. Elle n’épargnait ni sa voix douce, ni la plasticité de son visage ; quand elle devait représenter une vieille folle ou un bourgmestre imbécile, elle faisait les grimaces les plus grotesques, bridait ses yeux, retroussait ses narines, prenait une voix glapissante, grasseyait…

Elle ne riait pas en lisant, mais quand ses auditeurs — à l’exception de Pantaleone, qui était sorti de la chambre dès qu’il avait été question de lire l’œuvre d’o quel forroflucto Tedesco — l’interrompaient par une explosion de rire, elle laissait glisser le livre sur ses genoux, et la tête rejetée en arrière se livrait à des éclats de rire sonores qui secouaient les anneaux moelleux de ses boucles sur son cou et ses épaules.

Dès que l’hilarité de son auditoire s’était calmée, elle reprenait son livre, et redevenue sérieuse recommençait sa lecture.

Sanine ne pouvait se rassasier d’admirer la lectrice, se demandant comment ce visage si idéalement beau pouvait sans transition prendre une expression si comique et parfois presque triviale.

Gemma réussissait beaucoup moins bien à rendre les rôles de jeunes filles, les « jeunes premières », et surtout elle manquait les scènes d’amour ; elle-même sentait son insuffisance et leur donnait une légère teinte de moquerie, comme si elle ne croyait pas à tous ces serments enthousiastes, à toutes ces paroles enflammées, dont l’auteur, du reste, s’abstenait le plus possible.

La soirée passa si vite, que Sanine ne se souvint qu’il devait partir ce soir-là que lorsque la pendule sonna dix heures.

Il bondit de sa chaise comme si un serpent l’eût piqué.

— Qu’avez-vous ? demanda Frau Lénore.

— Mais je dois partir ce soir pour Berlin, j’ai déjà retenu une place dans la diligence.

— Et quand part la diligence ?

— À dix heures et demie.

— Alors vous arriverez trop tard, dit Gemma… Restez encore un peu… je continuerai ma lecture…

— Avez-vous payé la place entière ou seulement donné des arrhes ? demanda Frau Lénore.

— J’ai payé la place entière ! répondit Sanine avec une grimace douloureuse.

Gemma le regarda en clignant des yeux, et partit d’un éclat de rire. Sa mère la gronda.

— Comment, ce jeune homme a dépensé de l’argent pour rien, et toi, cela te fait rire ?

— Ce n’est pas une affaire ! répondit Gemma. Cette dépense ne ruinera pas monsieur Sanine… et nous tâcherons de le consoler… Voulez-vous de la limonade ?

Sanine but un verre de limonade. Gemma reprit sa lecture et la gaieté générale fut rétablie.

Quand la pendule sonna minuit, Sanine se leva pour se retirer.

— Maintenant, il vous faut rester encore quelques jours à Francfort, dit Gemma… À quoi bon vous dépêcher de partir ?… Vous vous amuserez tout autant ici qu’ailleurs.

Elle se tut.

— Je vous assure, vous ne vous amuserez pas davantage ailleurs ! ajouta-t-elle en souriant.

Sanine ne répondit rien, mais il réfléchit que son porte-monnaie étant vide, il était obligé de rester à Francfort en attendant la réponse d’un ami de Berlin, à qui il pensait pouvoir emprunter quelque argent.

— Restez encore quelque temps avec nous, restez, dit à son tour Frau Lénore, vous ferez la connaissance de M. Charles Kluber, le fiancé de Gemma. Il n’a pas pu venir ce soir parce qu’il avait beaucoup à faire dans son magasin… Vous avez sans doute remarqué sur la Zeile, le plus grand magasin de draps et de soieries… M. Kluber est le premier commis… Il sera très heureux de vous être présenté.

Sanine ne comprit pas lui-même pourquoi cette nouvelle l’abasourdit.

— L’heureux fiancé ! pensa-t-il.

Il regarda Gemma et il crut discerner dans les yeux de la jeune fille une expression moqueuse.

Il prit congé de madame Roselli et de sa fille.

— À demain, n’est-ce pas ? vous reviendrez demain ?… demanda Frau Lénore.

— À demain ! répéta Gemma d’un ton affirmatif, comme si cela allait sans dire.

— À demain ! répondit Sanine.

Emilio, Pantaleone et le caniche Tartaglia lui firent conduite jusqu’au coin de la rue. Pantaleone ne put se retenir d’exprimer le déplaisir que lui causait la lecture de Gemma.

— Comment n’a-t-elle pas honte ! Elle se tord, elle crie — una caricatura. Elle devrait représenter Mérope, Clytemnestre, un personnage tragique et grand… mais elle aime mieux singer une vilaine Allemande ! Tout le monde peut en faire autant :… Mertz, Kertz, spertz, cria-t-il de sa voix enrouée en poussant le menton en avant et en écarquillant les doigts.

Tartaglia aboya contre lui, tandis qu’Emilio riait…

Le vieillard fit brusquement volte-face et rebroussa chemin.

Sanine rentra à l’Hôtel du Cygne Blanc, dans un état d’esprit passablement troublé.

Toute cette conversation italo-franco-allemande bourdonnait encore à son oreille.

— Fiancée ! se dit-il, lorsqu’il fut couché dans sa modeste chambre d’hôtel. — Quelle belle jeune fille !… Mais pourquoi ne suis-je pas parti ?

Pourtant le lendemain il expédia une lettre à son ami de Berlin.