Eaux printanières/Chapitre 6

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 31-36).

VI

C’était Gemma et non sa voix que Sanine admirait.

Il était assis un peu en arrière et de côté, et pensait qu’un palmier ne pourrait pas rivaliser avec l’élégante sveltesse de la taille de la jeune Italienne, et lorsqu’elle levait les yeux dans les passages expressifs, il semblait au jeune homme que devant ce regard le ciel devait s’ouvrir.

Le vieux Pantaleone lui-même, qui écoutait gravement, d’un air de connaisseur, une épaule appuyée au battant de la porte, le menton et la bouche enfouis dans son ample cravate, subissait le charme de ce beau visage, bien qu’il le vît tous les jours.

Le duettino terminé, Frau Lénore dit qu’Emilio possédait une très belle voix — un timbre d’argent, mais qu’il était à l’âge où la voix change et qu’il lui était défendu de chanter. C’était à Pantaleone de se ressouvenir, en l’honneur de leur hôte, des airs qu’il chantait si bien autrefois.

Pantaleone fit la mine, se renfrogna, ébouriffa ses cheveux et déclara que depuis des années il avait abandonné le chant, bien qu’il fût un temps où il pouvait être fier de son talent. Il ajouta qu’il appartenait à cette grande époque où il y avait encore de vrais chanteurs classiques — qu’on ne saurait comparer aux glapisseurs de nos jours. Alors il y avait vraiment ce qu’on est en droit d’appeler une école de chant, et quant à lui, Pantaleone Cippatola de Varèse, ne lui avait-on pas jeté à Modène une couronne de lauriers et n’avait-on pas lâché en son honneur des pigeons blancs sur la scène ? Enfin, un certain prince Tarbousski — il principe Tarbusski — avec lequel il était intimement lié, ne le tourmentait-il pas chaque soir pour l’engager à faire une tournée en Russie, où il lui promettait des montagnes d’or, des montagnes d’or !… Mais Pantaleone était bien décidé à ne pas quitter l’Italie, le pays de Dante, il paese del Dante !

Ensuite vinrent les malheurs, il avait été imprudent…

Ici le vieillard s’interrompit, poussa deux profonds soupirs, baissa les yeux puis se remit à parler de l’époque classique du chant, et en particulier du célèbre ténor Garcia, pour lequel il nourrissait une admiration sans bornes.

— Voilà un homme ! s’écria-t-il. Jamais le grand Garcia — « il gran Garcia » — n’a condescendu à chanter comme les petits ténors — tenoracci — d’aujourd’hui, en fausset ; toujours avec la voix de poitrine, voce di petto, si !

Le vieillard de son poing frappa violemment son jabot.

— Et quel acteur ! Un volcan, Signori miei, un volcan, un Vesuvio ! J’ai eu l’honneur de jouer avec lui dans l’opéra de l’illustrissimo maestro Rossini — dans Othello. Garcia était Othello, je jouais Jago. — Et quand il prononçait cette phrase :

Pantaleone prit l’attitude d’un chanteur et d’une voix tremblotante, enrouée, mais toujours pathétique lança :

L’i-ra daver… do daver… so il fato.
Io piu no… no… no… non temero
.

— … Le théâtre tremblait, Signori miei ! Et moi je ne restais pas en arrière, et je répétais après lui :

L’i-ra daver… so daver… so il fato.
Temèr piu non dovro
 !

… Et lui, tout à coup, comme un éclair, comme un tigre : Morro !… ma vendicato.

… Ou quand il chantait… quand il chantait l’air célèbre de « Matrimonio segreto » Pria che spunti… Alors il gran Garcia, après ces mots : I cavalli di galoppo, il faisait, écoutez bien, vous verrez comme c’est merveilleux, com’è stupendo !…

Le vieillard commença une fioriture très compliquée — mais à la dixième note il s’arrêta, toussa et avec un geste de désespoir dit :

— Pourquoi me tourmentez-vous de la sorte ?

Gemma battit des mains de toutes ses forces et cria : bravo ! bravo ! puis courut vers le pauvre « Jago » et des deux mains lui donna des tapes amicales sur l’épaule.

Seul Emilio riait sans se gêner. Cet âge est sans pitié, La Fontaine l’a déjà dit.

Sanine s’efforça de consoler le vieux chanteur en lui parlant dans sa langue. Au cours de son dernier voyage il avait pris une teinture d’italien ; il se mit à parler du paese del Dante dove il si suona : cette phrase et ce vers célèbre « Lasciate ogni speranza » formaient tout le bagage poétique italien du jeune touriste.

Mais Pantaleone ne se laissa pas réconforter par ces attentions. Il enfonça encore plus profondément son menton dans sa cravate et roulant des yeux furieux ressembla plus que jamais à un oiseau hérissé, mais cette fois à un méchant oiseau, un corbeau ou un milan royal…

Alors Emilio, qui rougissait pour rien et à tout propos, comme il arrive aux enfants gâtés, dit à sa sœur que si elle voulait amuser leur hôte, elle ne pouvait mieux faire que de lui lire une des comédies de Malz, qu’elle lisait si bien.

Gemma éclata de rire, donna une petite tape sur la main de son frère et lui dit qu’il avait toujours « de drôles d’idées ! » Pourtant elle s’empressa d’aller dans sa chambre et revint tout de suite avec un petit livre à la main. Elle s’assit à la table devant la lampe, regarda autour d’elle, leva le doigt « taisez-vous messieurs » — geste très italien — et se mit à lire à haute voix.