Eaux printanières/Chapitre 5

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 26-30).

V

Gemma, tout en écoutant sa mère, tantôt riait, soupirait, caressait l’épaule de la vieille dame, la menaçait du doigt, puis la regardait. Enfin, elle se leva, prit sa mère dans ses bras et la baisa sur la nuque à la naissance des cheveux, ce qui fit rire beaucoup la bonne dame tout en poussant de petits cris effarouchés.

Pantaleone, à son tour, fut présenté au jeune Russe.

Pantaleone avait été autrefois un baryton d’opéra, mais il avait depuis longtemps terminé sa carrière artistique et occupait dans la famille Roselli une place intermédiaire qui tenait de l’ami de la maison et du domestique.

Bien qu’il fût depuis un grand nombre d’années en Allemagne, il n’avait appris qu’à jurer en allemand et cela en italianisant impitoyablement ses jurons.

Ferroflucto spitcheboubio ! (maudite canaille), disait-il de presque tous les Allemands.

En revanche, il parlait l’italien en perfection, car il était originaire de Sinigaglia, où l’on peut entendre la lingua toscana in bocca romana.

Émilio faisait le paresseux et s’abandonnait aux agréables sensations d’un convalescent qui vient d’échapper à un grand danger. Du reste il était facile de voir qu’il avait l’habitude d’être gâté tant et plus par tous les siens.

Il remercia Sanine, d’un air confus, mais son attention se concentrait sur les sirops ou les bonbons.

Sanine fut obligé de prendre deux grandes tasses d’excellent chocolat et d’absorber une quantité fabuleuse de biscuits ; à peine venait-il d’en grignoter un, que déjà Gemma lui en offrait un autre, — et comment aurait-il pu refuser ?

Au bout de quelques instants Sanine se sentit dans cette famille comme chez lui ; le temps s’envolait avec une rapidité incroyable.

Sanine parla beaucoup de la Russie, de son climat, de la société russe, du moujik, et surtout des cosaques, de la guerre de 1812, de Pierre-le-Grand, des chansons et des cloches russes.

Les deux femmes avaient une notion très vague du pays où Sanine était né, et Sanine fut stupéfait lorsque madame Roselli, ou, comme on l’appelait plus souvent, Frau Lénore, lui posa cette question :

— Le palais de glace qui avait été élevé à Saint-Pétersbourg au siècle dernier, et dont j’ai lu dernièrement la description dans un livre intitulé : Bellezze delle arti, existe-t-il encore ?

— Mais croyez-vous donc qu’il n’y a jamais d’été en Russie ? s’écria Sanine.

Et alors madame Roselli avoua qu’elle se représentait la Russie comme une plaine toujours couverte de neiges éternelles, et habitée par des hommes vêtus toute l’année de fourrures et qui sont tous militaires : — il est vrai, ajouta-t-elle, que c’est le pays le plus hospitalier de la terre, et le seul où les paysans sont obéissants.

Sanine s’efforça de lui donner, ainsi qu’à sa fille, des notions plus exactes sur la Russie. Lorsqu’il en vint à parler de musique, madame Roselli et sa fille le prièrent de leur chanter un air russe, et lui montrèrent un minuscule piano, dont les touches en relief étaient blanches et les touches plates noires. Sanine obéit sans faire de façons, et s’accompagnant de deux doigts de la main droite et de trois doigts de la main gauche (le pouce, le doigt du milieu et le petit doigt), il se mit à chanter, d’une voix de ténor un peu nasale, le Saraphan, puis Sur la rue, sur le pavé.

Ses auditrices louèrent fort sa voix et sa musique, mais s’extasièrent surtout sur la douceur et la sonorité de la langue russe, et le prièrent de leur traduire les paroles. Comme ces deux chansons ne pouvaient donner une très haute idée de la poésie russe, Sanine préféra déclamer la romance de Pouchkine : Je me rappelle un instant divin, qu’il traduisit et chanta. La musique était de Glinka.

L’enthousiasme de madame Roselli et de sa fille ne connut plus de bornes. Frau Lénore découvrit une ressemblance étonnante entre le russe et l’italien. Elle trouva même que les noms de Pouchkine (elle prononçait Poussekine) et de Glinka sonnaient comme de l’italien.

Sanine à son tour obligea la mère et la fille à lui chanter quelque chose : elles ne se firent pas prier. Frau Lénore se mit au piano et chanta avec Gemma quelques duettini et stornelli. La mère avait dû avoir dans le temps un bon contralto ; la voix de la jeune fille était un peu faible, mais agréable.