Eaux printanières/Chapitre 4

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 21-25).

IV

Lorsque Sanine, une heure et demie plus tard, revint à la confiserie Roselli, il fut reçu comme un parent.

Emilio était assis sur le divan où il avait été frictionné le matin ; le médecin lui avait ordonné une potion et recommandait « beaucoup de prudence dans les impressions, car le sujet est nerveux avec une propension aux maladies de cœur. »

Emilio avait déjà eu des évanouissements, mais jamais la crise n’avait été si longue ni si forte. Pourtant le médecin assurait que tout danger avait disparu.

Emilio était habillé, comme il convient à un convalescent, d’une ample robe de chambre ; sa mère lui avait entouré le cou d’un fichu de laine bleue. Le malade était gai, il avait presque un air de fête ; et tout autour de lui était à la joie.

Devant le sofa, sur une table ronde, recouverte d’une nappe blanche, se dressait une énorme chocolatière de porcelaine, remplie de chocolat odorant, et tout autour des tasses, des verres de sirop, des gâteaux, des petits pains et jusqu’à des fleurs. Six bougies de cire brûlaient dans deux candélabres de vieil argent ; à côté du divan se trouvait un moelleux fauteuil voltaire, et c’est là qu’on invita Sanine à prendre place.

Toutes les personnes de la confiserie dont Sanine avait fait la connaissance dans la journée étaient réunies autour du malade, sans en excepter le chien Tartaglia ni le chat ; tous semblaient être fort heureux ; le caniche reniflait de plaisir, seul le chat continuait à minauder et à cligner des yeux.

Sanine fut obligé de décliner son nom, de dire d’où il venait, de parler de sa famille. Quand il avoua qu’il était Russe, les deux femmes furent un peu étonnées et laissèrent échapper un : « Ah ! » tout en déclarant qu’il parlait très bien l’allemand, mais elles l’invitèrent à continuer la conversation en français si cela lui était plus agréable, car toutes deux comprenaient cette langue et la parlaient.

Sanine s’empressa de profiter de cette aimable proposition.

« Sanine ! Sanine ! » La mère et la fille n’auraient jamais cru qu’un Russe pût porter un nom aussi facile à prononcer. Le petit nom de Sanine, Dmitri, leur plut de même beaucoup.

La mère de Gemma s’empressa de remarquer que dans sa jeunesse elle avait vu un opéra : « Demetrio et Polibio », mais que « Dmitri » sonnait infiniment mieux que « Demetrio ».

Sanine passa aussi une heure en conversation avec les deux Italiennes, qui, de leur côté, l’initièrent à tous les événements de leur vie.

La mère tenait généralement la parole. Sanine apprit d’elle son nom, Leonora Roselli. Elle était veuve de Giovanni Battista Roselli, qui était venu vingt-cinq ans auparavant à Francfort en qualité de confiseur. Giovanni Battista était de Vicenza ; c’était un excellent homme bien qu’un peu emporté et orgueilleux, et par-dessus tout cela, républicain !

En prononçant ces mots, madame Roselli désigna un portrait à l’huile placé au-dessus du divan.

— Il faut croire que le peintre, — « un républicain aussi ! » ajouta madame Roselli en soupirant, — n’avait pas su saisir parfaitement la ressemblance, car sur son portrait, Giovanni Battista apparaissait sous les traits d’un sinistre et féroce brigand, comme un Rinaldo Rinaldini !

Madame Roselli elle-même était née dans la belle et antique cité de Parme, où se trouve cette divine coupole peinte par l’immortel Corrège. Une partie de sa vie pourtant avait été passée en Allemagne, et elle s’était presque germanisée.

Elle ajouta, en branlant tristement la tête, qu’il ne lui restait plus que cette fille et ce fils, et du doigt elle les montrait tour à tour, puis elle dit que sa fille s’appelait Gemma et son fils Emilio, et que tous les deux étaient d’excellents enfants, obéissants, surtout Emilio…

— Et moi, je ne suis pas obéissante ? interrompit Gemma.

— Oh ! toi aussi tu es républicaine ! répondit la mère.

Madame Roselli déclara pour conclure qu’assurément elle gagnait de quoi vivre, mais que les affaires allaient beaucoup moins bien que du temps de son mari, qui était un grand artiste en fait de confiserie.

Un grand’uomo ! affirma Pantaleone d’un air grave.