Eaux printanières/Chapitre 3

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 15-20).

III

Le nez de la jeune fille était un peu grand, mais d’une belle forme aquiline ; un léger duvet ombrait imperceptiblement sa lèvre supérieure ; son teint était uni et mat — un ton d’ivoire ou d’écume blanche ; — les cheveux étaient onduleux et brillants comme ceux de la Judith d’Allori au palais Pitti, — les yeux surtout étaient remarquables, d’un gris sombre, l’iris encadré d’un liseré noir — des yeux splendides, triomphants, même à cette heure où l’effroi et la douleur en assombrissaient l’éclat.

Sanine songea involontairement au beau pays d’où il revenait.

Cependant, même en Italie, il n’avait pas rencontré une telle beauté !

La jeune fille respirait à de longs intervalles inégaux ; elle retenait son souffle et semblait attendre chaque fois pour voir si son frère ne commençait pas à respirer.

Sanine continuait à frictionner le malade, sans pouvoir s’empêcher d’observer aussi Pantaleone dont la figure originale appelait son attention.

Le vieillard était épuisé de fatigue et haletait ; à chaque coup de brosse il laissait échapper une plainte, pendant que les longues touffes de ses cheveux trempés de sueur se balançaient lourdement en tous sens, comme les tiges d’une grande plante mouillée par la pluie.

— Retirez-lui au moins ses bottes, allait dire Sanine à Pantaleone, lorsque le chien, évidemment surexcité par la nouveauté de cette scène, se dressa tout à coup sur ses pattes de derrière et se mit à aboyer.

— Tartaglia — Canaglia ! lui cria le vieillard.

Au même instant le visage de la jeune fille se transforma, ses sourcils s’arquèrent, ses yeux devinrent encore plus grands et la joie éclata dans son regard.

Sanine examina le malade et distingua sur le visage une légère coloration, les paupières remuèrent… les narines se dilatèrent. L’enfant aspira de l’air entre ses dents toujours serrées et soupira…

Emilio, cria la jeune fille… Emilio mio.

Les grands yeux noirs de l’enfant s’ouvrirent lentement. Ils regardaient encore confusément mais commençaient à sourire faiblement. Le même sourire languissant joua sur ses lèvres pâles, puis il remua son bras pendant, et d’un seul mouvement le ramena sur sa poitrine.

— Emilio, répéta la jeune fille en se levant.

Son visage exprimait un sentiment si intense, qu’il semblait à tout instant qu’elle allait fondre en larmes ou éclater d’un rire fou.

— Emilio ! Qu’est-ce qu’il a ? Emilio ! cria une voix derrière la porte.

Dans la chambre entra à pas précipités une dame proprement vêtue, au visage brun entouré de cheveux d’un blanc d’argent. Un homme d’âge mûr la suivait, et la servante avançait la tête par-dessus son épaule.

La jeune fille courut à leur rencontre.

— Il est sauvé, maman, il vit ! dit-elle en embrassant convulsivement la dame qui venait d’entrer…

— Mais qu’est-il arrivé, dit la nouvelle venue… Je rentrais… lorsque près de la maison j’ai rencontré le médecin et Louise.

Pendant que la jeune fille racontait à sa mère tout ce qui s’était passé, le médecin s’approcha du malade qui revenait à lui de plus en plus complètement, et qui souriait toujours. Il paraissait commencer à se sentir honteux de toute la peine qu’il avait donnée à tout le monde.

— Comme je vois, vous l’avez frictionné avec des brosses, dit le médecin en s’adressant à Sanine et à Pantaleone… Vous avez très bien fait… C’était une excellente idée… Maintenant nous allons voir ce que nous pouvons encore lui administrer…

Il tâta le pouls du jeune homme.

— Hum ! montrez-moi votre langue !

La mère se pencha soucieuse sur le malade ; l’enfant sourit franchement, fixa ses yeux sur elle et rougit…

Sanine jugea que sa présence était devenue superflue et voulut se retirer, mais avant qu’il eût sa main sur le bouton de la porte d’entrée, la jeune fille se trouva de nouveau devant lui et l’arrêta :

— Vous nous quittez, dit-elle, je ne vous retiens pas, mais vous viendrez nous voir ce soir, n’est-ce pas ?… Nous vous devons tant d’obligations… Vous avez probablement sauvé mon frère de la mort… Nous voulons pouvoir vous remercier… Maman tient à vous exprimer elle-même sa reconnaissance… Il faut nous dire votre nom… Vous devez venir partager notre joie…

— Mais… c’est que je pars ce soir pour Berlin, objecta Sanine.

— Vous avez tout le temps de partir, répéta vivement la jeune fille.

— Venez dans une heure prendre avec nous une tasse de chocolat, ajouta-t-elle. Vous me le promettez ?… Je dois vite retourner auprès du malade… Nous comptons sur vous !

Que pouvait faire Sanine ?

— Je viendrai ! répondit-il.

La belle jeune fille lui serra vivement la main et courut rejoindre son frère.

Sanine se retrouva dans la rue.