Eaux printanières/Chapitre 10

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 51-57).

X

Gemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et Frau Lénore le reçut très amicalement ; il était évident qu’il avait produit la veille une excellente impression sur toutes deux. Emilio courut commander le déjeuner après avoir encore une fois rappelé à Sanine qu’il avait promis de plaider sa cause auprès de sa mère.

— Je n’oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeune garçon.

Frau Lénore n’était pas tout à fait bien ; elle souffrait de la migraine, et à demi-allongée dans le fauteuil, elle s’efforçait de rester immobile.

Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuir noir ; elle semblait aussi un peu lasse ; elle était légèrement pâle, des cercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leur éclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traits classiquement sévères de la jeune Italienne.

Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains de la jeune fille. Lorsqu’elle rajustait ou soulevait ses boucles noires et brillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigts souples, longs, écartés l’un de l’autre comme ceux de la Fornarine de Raphaël.

Il faisait extrêmement chaud dehors ; après le déjeûner Sanine voulut se retirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur il valait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place ; et il resta.

Dans l’arrière-salon où il se tenait avec la famille Roselli, régnait une agréable fraîcheur : les fenêtres ouvraient sur un petit jardin planté d’acacias. Des essaims d’abeilles, des taons et des bourdons chantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbres parsemées de fleurs d’or ; à travers les volets à demi clos et les stores baissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnant l’impression de la chaleur répandue dans l’air au dehors, et la fraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d’autant plus agréable…

Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il ne parlait plus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service à son jeune ami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyé chez M. Kluber pour être initié à la tenue des livres, Sanine amena la conversation sur les avantages respectifs du commerce et de l’art. Il ne fut pas étonné de voir que Frau Lénore était pour le commerce, il s’y attendait, mais il fut surpris de voir que Gemma partageait l’opinion de sa mère.

— Pour être un artiste, et surtout un chanteur, déclara la jeune fille en faisant un geste énergique de la main, il faut occuper le premier rang ; le second ne vaut rien ; et comment savoir si l’on est capable de tenir la première place ?

Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan de l’art. Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles : il soutint qu’il faut avant tout posséder un certo estro d’espirazione — un certain élan d’inspiration !

Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dû posséder cet estro et pourtant…

— C’est que j’ai eu des ennemis, répondit lugubrement Pantaleone.

— Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoient facilement) qu’Emilio n’aura pas d’ennemis, lors même qu’il posséderait cet estro ?

— Eh bien ! faites de lui un commerçant, dit Pantaleone dépité, mais Giovan’ Battista n’aurait pas agi de la sorte, bien qu’il fût confiseur lui-même…

— Mon mari, Giovan’ Battista, était un homme raisonnable, et si dans sa jeunesse il a cédé à des entraînements…

Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de la chambre en répétant sur un ton de reproche : « Ah ! Giovan’ Battista ! »

Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, et s’il tenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance de l’Italie, on pourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenir assuré, mais pas pour le théâtre… »

À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fille de ne pas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenter d’être elle-même, une affreuse républicaine !…

Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir et se plaignit de son mal de tête ; il lui semblait que son crâne allait éclater.

Gemma s’empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta le front de Madame Roselli d’eau de Cologne et souffla lentement dessus, puis elle lui baisa doucement les joues, posa la tête de Frau Lénore sur des coussins, lui défendit de parler et de nouveau l’embrassa. Alors, se tournant vers Sanine, d’une voix à demi émue, à demi badine, elle commença à faire l’éloge de sa mère.

— Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a été belle !… Que dis-je, elle l’a été, elle l’est encore maintenant… Regardez les yeux de maman !

Gemma sortit de sa poche un mouchoir blanc, en couvrit le visage de sa mère, puis abaissant lentement le rebord de haut en bas, elle découvrit l’un après l’autre le front, les sourcils et les yeux de Frau Lénore ; alors elle pria sa mère d’ouvrir les yeux.

Frau Lénore obéit, et Gemma s’exclama d’admiration.

Les yeux de Frau Lénore étaient en effet fort beaux.

Gemma maintenant le mouchoir sur la partie inférieure du visage, qui était moins régulière, se mit de nouveau à couvrir sa mère de baisers.

Madame Roselli riait, détournait la tête et feignait de vouloir repousser sa fille ; Gemma de son côté faisait semblant de lutter avec sa mère, non pas avec des câlineries de chatte, à la manière française, mais avec cette grâce italienne qui laisse pressentir la force.

Enfin Frau Lénore se déclara fatiguée. Gemma lui conseilla de faire la sieste dans ce fauteuil, en promettant que le monsieur russe et elle-même resteraient pendant ce temps aussi tranquilles que de petites souris.

Frau Lénore répondit par un sourire, poussa quelques soupirs et s’endormit. Gemma s’assit sur un tabouret près de sa mère et resta immobile ; de temps en temps d’une main elle portait un doigt sur ses lèvres, de l’autre elle soutenait l’oreiller derrière la tête de sa mère, et chuchotait d’une voix insaisissable, regardant de travers Sanine, chaque fois qu’il s’avisait de faire un mouvement quelconque.

Bientôt Sanine resta immobile à son tour, comme hypnotisé, admirant de toutes les forces de son âme le tableau que formaient cette chambre à demi-obscure où par-ci par-là rougissaient en points éclatants des roses fraîches et somptueuses qui trempaient dans des coupes antiques de couleur verte, et cette femme endormie avec les mains chastement repliées, son bon visage encadré par la blancheur neigeuse de l’oreiller et enfin ce jeune être tout entier à sa sollicitude, aussi bon, aussi pur et d’une beauté inénarrable avec des yeux noirs, profonds, remplis d’ombre, et quand même lumineux…

Sanine se demandait où il était ? Était-ce un rêve ? Un conte ? Comment se trouvait-il là ?