Eaux printanières/Chapitre 11

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 58-62).

XI

La sonnette de la porte d’entrée tinta. Un jeune paysan en bonnet de fourrure, avec un gilet rouge, entra dans la confiserie. C’était le premier client de la journée.

Frau Lénore dormait toujours, et Gemma craignit de la réveiller en retirant son bras.

— Voulez-vous recevoir le client à ma place ? demanda-t-elle à voix basse au jeune Russe.

Sanine sortit aussitôt de la chambre sur la pointe des pieds et entra dans la confiserie.

Le paysan voulait un quart de pastilles de menthe.

— Combien dois-je lui demander ? dit Sanine à voix basse à travers la porte.

— Six kreutzers, répondit Gemma sur le même ton.

Sanine pesa un quart de livre, trouva du papier pour envelopper la marchandise, confectionna un cornet, versa dedans les pastilles qu’il répandit de tous côtés, réussit non sans peine à les faire entrer dans le sac, et enfin les livra et reçut la monnaie.

L’acheteur le contemplait avec stupéfaction en tournant son chapeau sur sa poitrine, tandis que dans la chambre à côté Gemma se tenait la bouche pour étouffer son rire fou.

À peine ce client fut-il sorti qu’il en vint un second, un troisième…

— J’ai de la veine, pensa Sanine.

Le second chaland demanda un verre d’orgeat, le troisième une demi-livre de bonbons.

Sanine réussit à satisfaire à tous, il tourna énergiquement les cuillers dans les verres, remua les assiettes et sortit agilement les conserves et les bonbons des bocaux et des boîtes.

Lorsqu’il fit son compte, il découvrit qu’il avait vendu trop bon marché l’orgeat, mais qu’il avait pris deux kreutzers de trop pour les bonbons.

Gemma riait toujours sans bruit, et Sanine lui-même était d’une gaieté inusitée, dans un état d’esprit extraordinairement heureux.

Il lui semblait qu’il resterait volontiers éternellement derrière ce comptoir à vendre des bonbons et de l’orgeat, pendant que cette belle jeune fille le regardait avec des yeux amicalement moqueurs, et que le soleil d’été se frayant un chemin à travers l’épais feuillage des marronniers, remplissait la chambre de l’or verdâtre des rayons du couchant, et que le cœur se mourait d’une douce langueur de paresse, d’insouciance et de jeunesse — de première jeunesse.

Le quatrième client demanda une tasse de café. Cette fois il fut nécessaire de recourir à Pantaleone, et Sanine vint reprendre sa place près de Gemma. Frau Lénore dormait toujours, à la vive satisfaction de sa fille.

— Quand maman peut dormir, sa migraine passe tout de suite ! expliqua Gemma.

Sanine, toujours à mi-voix, parla de nouveau de « son commerce » et s’informa gravement du prix des marchandises. Gemma lui répondit sur le même ton. Tous deux, pourtant, en leur for intérieur, sentaient parfaitement qu’ils jouaient la comédie.

Tout à coup un orgue de Barbarie dans la rue joua l’air du Freischütz : « À travers les monts, à travers les plaines ! »

Les sons criards se répandirent, tremblotants et vibrant dans l’air immobile.

Gemma tressaillit.

— Cette musique va réveiller maman !

Sanine courut dans la rue, mit une poignée de kreutzers dans la main du joueur d’orgue et le décida à se retirer.

Lorsqu’il rentra dans la chambre, Gemma le remercia d’un léger signe de tête, et avec un sourire pensif se mit à fredonner elle-même la belle mélodie de Weber, dans laquelle Max exprime les doutes du premier amour.

Elle demanda ensuite à Sanine s’il connaissait le Freischütz, s’il aimait Weber, et elle ajouta que, bien qu’elle fût Italienne, elle préférait cette musique à toute autre.

La conversation passa de Weber à la poésie et au romantisme, puis à Hoffmann, qui était fort à la mode à cette époque.

Pendant ce temps Frau Lénore dormait toujours, ronflant même quelque peu, et les rayons du soleil qui glissaient entre les persiennes en bandes étroites, de plus en plus obliques, se promenaient sans cesse effleurant le plancher, les meubles, la robe de Gemma, les feuilles et les pétales des fleurs.